La Revue des Ressources
Accueil > Masse critique > Cinémas et Arts média > Le problème de l’identité dans les films de René Clément

Le problème de l’identité dans les films de René Clément 

L’étranger, les faux-semblants, le "jeu"

vendredi 5 décembre 2008, par Denitza Bantcheva

Plusieurs constantes de l’univers de Clément convergent pour faire de ses personnages typiques des cas permettant de s’interroger sur l’identité humaine. Le thème de l’étranger, dont nous avons déjà noté l’omniprésence chez le cinéaste, constitue en quelques sortes l’aspect externe et le plus visible du problème : d’un film à l’autre, à quelques exceptions près, nous avons affaire à des protagonistes qui ne font jamais vraiment partie de l’ensemble humain environnant. Qu’il s’agisse des expatriés des Maudits, dont la plupart ne savent même pas où ils vont se retrouver si jamais ils survivent, tandis que leurs conflits les empêchent de former un groupe uni ne serait-ce que provisoirement, qu’il s’agisse de Pierre dans Au-delà des grilles, de Ripois, de Ripley, d’Ulysse, de Paulette ou de Tony, parmi d’autres exemples illustrant le même topos chacun à sa manière, nous observons toujours des êtres qui se trouvent isolés au milieu d’un pays, d’une société ou d’un microcosme auquel ils n’ont pas moyen de s’identifier, et où ils apparaissent généralement en intrus. Leur situation de corps étrangers va de pair avec des péripéties qui nourrissent l’intrigue, mais en même temps, sur un plan plus subtil et qui nous intéresse davantage, elle dirige l’attention du spectateur vers tout ce qui peut distinguer un humain d’un autre, comme vers ce qui permet aux êtres de se rapprocher.
Ainsi, dans Jeux interdits, Paulette et les paysans relèvent de deux mondes complètement exotiques l’un pour l’autre, dont les différences sont mises en avant par leur rapprochement même ; mais si la petite Parisienne reste un corps étranger pour les adultes (qui ne songeront jamais à l’adopter), elle devient plus proche que personne ne l’a jamais été de Michel, une union qui s’accomplit progressivement à travers les jeux communs, dont le code inédit sépare les deux enfants du reste du monde, à la manière des conventions d’une société par opposition à celles d’une autre. Ce qui a permis la mise en place de ce code, c’est l’élan de sympathie initial, et le fait que Michel aussi se trouvait esseulé, quoique ce fût au sein de sa famille. A travers leur complicité, les deux enfants finissent par trouver chacun une nouvelle identité ; cette idée est exprimée de façon littérale et lourde de sens dans le cas de Paulette qui s’attribue le patronyme de Dollé, mais n’en vaut pas moins pour Michel qui a vécu une expérience marquante impliquant un détachement par rapport à son univers originel.
On peut voir le même modèle d’expérience humaine dans Au-delà des grilles : Pierre et Marta sont initialement exotiques l’un pour l’autre, et chacun des deux est à sa façon une personne "déplacée", l’homme en tant que fugitif qui se retrouve dans un pays étranger, et la femme, en tant que sinistrée et épouse séparée (elle a perdu d’abord ses conditions de vie habituelles, puis son logement). Ces données font partie des choses qui les poussent à se rapprocher, d’une manière presque aussi simple et spontanée que peut l’être un début d’amitié entre enfants. Leur liaison les isolera encore davantage par rapport aux autres, tout en les révélant et en les transformant, dans la mesure où Marta se découvrira capable de passion, et Pierre, d’un amour complètement différent de celui qui lui avait fait tuer sa jeune maîtresse. Leur identité finale n’est plus celle du moment de leur rencontre, quoique le changement soit voué à rester sans lendemain puisque leur liaison restera sans suite. Ce constat nous aide à remarquer que dans Au-delà des grilles comme dans Jeux interdits, le thème de l’étranger (ou de l’intrus) fait partie des conditions narratives qui permettent aux personnages de se révéler en tant qu’individus et en tant qu’êtres humains, indépendamment de ce qu’ils ont été ou de ce qu’ils ont pu paraître dans leur milieu habituel ou dans une vie précédente.
D’autres films nous offrent des modèles d’expérience différents, mais dont le message s’inscrit dans le même ordre d’idées. Dans Quelle joie de vivre, Ulysse et Turiddu sont initialement étrangers et à Rome, et dans leur propre pays, ayant toujours vécu en quelque sorte claustrés (à l’orphelinat, puis à l’armée), coupés de la réalité normale. Démunis sur tous les plans – sans famille, sans connaissances, sans argent… -, ils doivent se trouver une situation, pour survivre, ce qu’ils essaient d’abord de faire ensemble. Mais leur unisson s’achèvera vite, au contact de la réalité et des nouvelles rencontres. Chacun des deux aura un parcours voué à l’éloigner toujours plus de l’autre, Turiddu trouvant sa place (et sa maîtresse) au sein du parti fasciste, tandis qu’Ulysse quitte celui-ci pour pour s’installer chez les Fossati qui vont lui enseigner l’anarchisme, avant de finir par trouver son identité personnelle par une voie que personne ne lui aura suggérée. En définitive, Turiddu se sera « intégré » sur le plan social et politique de la façon la plu simple, sans encombre, en adoptant le choix le plus facile pour son espace-temps ; Ulysse, en revanche, aura trouvé sa vraie identité en entrant dans une famille où il s’avère finalement inapte à se couler dans quelque moule que ce soit : il s’est lié aux Fossati, il a appris beaucoup de choses d’eux, mais plus encore malgré eux, par lui-même, ce qui fait qu’il s’est découvert (et révélé) en tant qu’individu et homme libre. (…)
En choisissant pour protagonistes des « personnes déplacées », Clément vise toujours, par le biais d’une situation initiale qui les dépouille complètement ou presque, à mettre en évidence, d’une part, la lutte de l’individu avec le monde (qu’il s’agisse de survivre, de se lier, de s’intégrer ou de trouver une place dans la société, il y a toujours lutte, dans son univers), et d’autre part, l’individu tel qu’il est, tel qu’il peut devenir ou qu’il se révèle progressivement. L’isolement initial des personnages d’étrangers permet au cinéaste de poser d’emblée la question de l’identité comme un problème décisif, aux enjeux essentiels, et dont la solution n’est jamais donnée d’avance : bonne ou mauvaise, elle ressort nécessairement d’une expérience personnelle. Remarquons, à ce propos, l’abondance très significative des orphelins chez Clément (Paulette, Ulysse, Turiddu, Thérèse, Marc, Melinda, Paul, Pepper…) ; le choix de caractériser ainsi nombre d’actants s’ajoute à leur aspect d’étrangers ou d’intrus, d’une façon quasi emblématique : on peut penser qu’au sens du cinéaste, symboliquement parlant, l’humain est toujours orphelin, à la recherche d’une « famille » et surtout de sa vraie identité, qu’il ne saurait découvrir sans se confronter aux autres ni sans épreuves.
La thématique de l’étranger – celui qui découvre et qui se découvre – va souvent de pair avec le thème des faux-semblants ou du double jeu, qui complique davantage la question de l’identité. On en observe les exemples les plus intéressants dans Plein soleil, Quelle joie de vivre et La Course du lièvre…, des films qui offrent chacun au moins un protagoniste désireux ou forcé de se faire passer pour quelqu’un d’autre ou pour ce qu’il n’est pas. Le double jeu de Ripley, à partir du moment où il tue Greenleaf, consiste à paraître tantôt en « lui-même », tantôt en « Philippe », selon les circonstances qui exigent ou qui lui permettent d’endosser telle identité. En alternant des situations où Tom change de « personnalité », l’action du film engendre une sorte de brouillage, faisant que le spectateur sait toujours moins bien qui est Ripley, sans douter pour autant qu’à tel moment, il joue son propre rôle (notamment face à Marge) ou celui de Philippe. Plus nous observons le protagoniste, moins nous sommes à même de saisir la part de vérité intime impliquée dans ses comportements ; son double jeu reste toujours lisible, mais cela ne nous aide pas à discerner dans quelle mesure Tom s’identifie à Philippe ou à quel point il est « lui-même » quand les circonstances l’autorisent à l’être. De facile à définir qu’il paraissait au début du film, Ripley finit par sembler opaque au plus haut degré, et ceci, paradoxalement, grâce à tout ce qui nous aura été révélé sur lui. C’est probablement l’exemple le plus éclatant du fait que chez Clément, l’identité personnelle ne va jamais de soi, pas plus que l’appartenance à un ensemble national ou social ; de fait, même lorsque le cinéaste n’insiste pas autant sur l’opacité de l’être, il s’arrange pour suggérer plusieurs lectures possibles des actes importants de ses héros, et pour leur conserver une part de mystère essentiel – correspondant symboliquement à leur nature de vrais individus. (…)
Ces observations nous conduisent à l’aspect sans doute le plus subtil du problème de l’identité chez Clément, qui se révèle à travers le leitmotiv du « jeu », dans les situations où les personnages se comportent comme si ce qu’ils font n’est pas à prendre au sérieux. Le cinéaste disait avoir été marqué, jeune, par un livre développant l’idée que « tout est jeu », et expliquait en termes de jeu, entre autres, la scène où Ripley dit à Greanleaf qu’il va le tuer. Sa filmographie abonde en occurrences « ludiques », qu’il s’agisse de jeux de société – les échecs qui réapparaissent régulièrement depuis Les Maudits jusqu’à La Course du lièvre, en passant par Le Château de verre  ; le jeu de portraits chinois dans Les Félins  ; le jeu de devinettes s’ajoutant au bowling, aux petites voitures et au lancer de noix dans Le Passager de la pluie… - ou d’un jeu comme celui qui régit les rapports entre Marion et Rémy dans Le Château de verre, dont la règle majeure impose de feindre que rien n’est sérieux, surtout pas les actes qui peuvent s’avérer décisifs des rapports et du sort des personnages. La constante de mise en scène qui correspond à ce type de jeu ressort le mieux, outre ce film, dans Plein soleil, Les Félins et Le Passager de la pluie. Ainsi, les rapports entre Ripley et Greanleaf sont placés sous le signe « ludique » dès le début de l’action, par le biais de leurs plaisanteries et des tours qu’ils jouent, notamment à la Belge ; par la suite, c’est Marge qui demande à Philippe « à quel jeu » il joue avec Tom ; puis le « jeu » de Tom prend le dessus, pour s’avérer mortifère et pour envahir, avec ses divers aspects, tout le reste du film. L’ensemble du dispositif du « jeu » dans Plein soleil est conçu de manière à nous rappeler régulièrement que les agissements décisifs des deux protagonistes relèvent en partie du second degré, et qu’on ne saurait délimiter la part de « sérieux » qu’ils contiennent, autrement dit, les intentions précises qui ont engendré tel acte, ou la mesure dans laquelle le « jeu » exprime la vérité d’un personnage. Restant dans l’incertitude à cet égard, le spectateur est porté à conclure que c’est la part « ludique » en elle-même, avec son ambiguïté, qui définit le mieux l’identité des protagonistes. Ce qui revient à dire que cette identité ne saurait être définie, en dernière analyse, que de façon négative, par son manque d’univocité.
Dans Les Félins, les divers signes du thème du jeu qui apparaissent très tôt, et qui se multiplient à mesure que l’action progresse, nous préparent d’abord à percevoir l’ambiguïté dangereuse de celui qui va se jouer entre Marc et Barbara. Les rapports de ces personnages relèvent, en fait, d’un mélange de stratégie qui leur fait « jouer la comédie », et d’attitudes plaisantes censées montrer qu’aucun des deux ne prend vraiment au sérieux ni leur liaison, ni les risques qu’elle implique. Ce dernier aspect ressort le mieux dans la scène où Marc cherche à obtenir des aveux de Barbara : la tension et l’aspect angoissant de la situation sont revêtus de dehors ludiques, à travers les répliques au sujet du « lapin » et du « loup », comme par le biais des gestes qui relèvent du jeu de séduction. On croit connaître les mobiles et le but de chacun des deux actants, mais cela n’aide en rien à discerner la part de sérieux ou de sincérité que leur « jeu » implique ; en outre, chacun des deux se méfie de l’autre et le redoute d’une certaine manière, ce qui peut laisser penser que tout ce qu’ils disent et font est faux (issu d’une stratégie). L’incertitude sur la nature de leurs rapports sera maintenue jusqu’à la fin de leur liaison : jusqu’au moment où le faux télégramme envoyé par Mélinda va faire basculer l’action et dans la violence, et dans le premier degré. Il s’avère alors que Barbara et Marc avaient des sentiments sincères l’un pour l’autre (sans qu’on sache à quel moment chacun des deux en est arrivé là après le jeu de séduction), et que le « jeu » initialement conçu pour contourner les dangers ou pour y échapper était, tout compte fait, fatal depuis le début. Mais ce qui s’ensuit, c’est un nouveau jeu, entre Marc et Mélinda, dont le ton plus tendu et la limpidité plus grande ne changent rien à sa nature : de façon significative, le dernier échange de ces protagonistes dans le film s’associe au cadeau plaisant et ironique (incarnation du second degré) qu’est le chaton.
Dans Le Passager de la pluie, l’ambiguïté du jeu est maintenue par des procédés encore plus nombreux et frappants, surtout par le biais de Dobbs qui dicte les conditions et qui suggère, même involontairement, à Mellie telle ou telle façon de « jouer » face à lui. Pour chacun des deux, il s’agit de cacher des choses (que le spectateur connaît, concernant Mellie) et d’exhiber l’aspect plaisant de son attitude comme des situations de fait effrayantes et violentes qu’ils traversent – l’effroi étant réservé à la femme, et la violence, à l’homme. Ce jeu du chat et de la souris conduit progressivement vers une étape où il devient presque jubilatoire, c’est-à-dire presque délectable pour Mellie aussi, malgré son angoisse. De fait, elle en arrive à se prendre au jeu, à y prendre goût et à tirer du plaisir des tours qu’elle peut jouer, comme on le voit notamment dans la séquence liée aux cartouches et au fusil, ou lorsqu’elle réussit à déjouer Dobbs pour se rendre à Paris. Parallèlement à cette évolution de l’héroïne, le héros en subit une autre, devenant moins cruel et plus sincère ; une certaine ambiguïté plane sur ce changement, mais on ne peut plus en douter à partir du moment où Dobbs fait entendre à son supérieur qu’il tient à sauver Mellie. La suite de l’action porte à penser que tout s’est passé comme si le « jeu » devait mener inévitablement vers le sérieux et vers une forme d’engagement réciproque des joueurs : ils se sont rapprochés progressivement en cherchant à se déjouer, et ils éprouvent désormais l’un pour l’autre un attachement indiscutable – qui continuera cependant à se travestir en « jeu » (y compris dans la scène finale où Dobbs jette les noix alors que Mellie ne peut plus le voir), et qui ne se concrétisera jamais par des liens érotiques ou amicaux.
A comparer le développement du thème du « jeu » dans Le Château de verre, Plein soleil, Les Félins et Le Passager de la pluie, on remarque que l’aspect « ludique » du comportement des personnages est toujours destiné à donner une façade plaisante à des choses graves, et qu’il finit toujours par conduire à d’autres choses graves ( soit à quelque événement fatal, soit à des événements positifs d’importance décisive, comme chez Mellie). En outre, la légèreté apparente des rapports « ludiques » dissimule généralement des sentiments forts, quand elle ne les engendre pas : chez Marion, elle cache sa passion pour Rémy, tandis que chez Rémy, le jeu avec les femmes débouche sur l’amour pour Evelyne ; chez Ripley et Greanleaf, les plaisanteries finissent par s’associer à la haine réciproque, avant d’aboutir au meurtre ; chez les protagonistes des Félins, les jeux de séduction couvrent l’amour ; chez Mellie et Dobbs, le jeu du chat et de la souris entraîne un vrai attachement. Si l’on songe aussi à Jeux interdits, où le jeu du cimetière était à la fois la base de l’attachement grandissant des enfants, et leur moyen de mettre à distance des choses pénibles, on peut conclure que chez Clément, on joue toujours, de telle ou telle façon particulière, à des jeux qui portent à conséquence même quand les joueurs ne s’en rendent pas compte. Leur identité s’en trouve souvent brouillée – ce qui fait douter le spectateur de savoir « qui » ils sont et / ou ce qu’ils éprouvent vraiment sous les dehors ludiques et plaisants - , mais elle finit toujours par en être transformée, généralement de façon imprévisible. De ce point de vue, le « jeu » s’avère être l’une des métaphores de la vie chez le cinéaste : un processus riche de sens,peu limpide, qui apporte inévitablement des surprises même aux plus avisés, et dont l’aboutissement n’est jamais garanti à l’avance.
Le thème de l’étranger, des faux-semblants et du jeu nous ont amenés à constater que l’identité humaine chez Clément est toujours problématique, y compris parce qu’elle est susceptible d’évoluer. Quelle que soit la façon dont elle est définie initialement, en dernière analyse, elle est strictement individuelle (les identités sociales n’ayant guère de contenu réel ou stable, et les appartenances n’étant jamais totales). Sa nature individuelle, allant de pair avec une part d’opacité, assure à l’œuvre de Clément ses meilleurs effets de vérité tout en renforçant son aspect universel : les êtres difficiles à connaître que nous voyons sur l’écran nous livrent toujours, en définitive, une image de nous-mêmes aux prises avec les problèmes essentiels de la vie.

P.-S.

Extrait de "René Clément", de Denitza Bantcheva, paru en octobre 2008 aux Editions du revif.
Avec l’aimable autorisation des Editions du Revif.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter