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L’art blanc et l’art jaune (1900) 

lundi 28 mai 2007, par Joséphin Péladan (1859-1918)

L’éclectisme, vertu d’amateurs, vice d’artistes et conséquence de toutes les décadences, produit une confusion singulière. Devant la multiplicité des aspects artistiques, on perd la notion de l’art lui-même, du moins celle de la hiérarchie entre les œuvres.
Une première station obligatoire de la promenade esthétique est celle du cercle Volney. Aucune surprise, ni agréable, ni désagréable, n’attend le visiteur. Il sait chez qui il va et ce qu’il trouvera à ces cimaises plus mondaines que picturales. MM. les membres du cercle n’invitent ni un étranger, ni un inconnu : ce serait pourtant curieux de nous montrer comment on peint ailleurs, et chrétien de produire un talent ignoré. L’autre jour, je regardais un dessin de Millet acheté cinq louis par charité ; il vaut aujourd’hui six mille francs : et je pensais que les peintres sont ou les plus ignorants ou les plus méchants des hommes. Jamais ils n’ont fait acte de justice et de bonté, acte si facile, qui consiste à donner un clou à l’œuvre méritante.
Les cercles, comme leur nom l’indique, sont des lieux fermés ; MM. Bonnat, Lefebvre et Ferrier et quelques autres exposent dans leur salon comme dans un atelier collectif et il ne faut pas s’étonner si le public, certain de ne rien voir qu’il n’ait vu l’an dernier et qu’il ne verra l’an prochain, aille ailleurs, là où l’on montre quelque chose.
Le musée des arts décoratifs nous offre deux expositions curieuses : une d’estampes japonaises, une autre d’art apache. Qui résisterait à cette double attraction ?
Tandis que les Japonais lisent passionnément des traductions du citoyen de Genève, Jean-Jacques Rousseau, nous contemplons leur art, comme les poissons, les pommes.
Les Goncourt disent quelque part : " N’importe, on ne pourra pas faire que nous n’ayons découvert le dix-huitième siècle, le roman naturaliste et l’art japonais ! "
Mme Judith Gautier précéda les Goncourt, et si elle ne collectionna pas les objets, elle attira dans son salon tous les exemplaires possibles de la race jaune qu’elle aima profondément : ce qui ne permet guère d’invoquer son témoignage.
On a écrit sur les œuvres nippones des phrases malencontreuses qu’il serait inutilement perfide de citer. Quant aux opinions de collectionneurs, dont si peu pénètrent l’esprit japonais, autant vaudrait invoquer le sentiment de M. Chauchard sur la peinture romantique, qu’il a collectionnée, sans avoir jamais su pourquoi. Discuter ce que le Japon doit à la Chine serait long, incertain, ennuyeux. Oubliant donc les propos et les livres, ingénument nous plantons-nous devant ces estampes d’origine lointaine et nous efforçons d’y voir un peu clair.
A peu près au temps où Watteau peignait l’Embarquement pour Cythère, et ses Comédies italiennes ; Lancret, ses Fêtes champêtres ; Boucher, ses Bergeries ; Chardin, ses Intérieurs ; Greuze, ses Fausses ingénues ; Fragonard, ses Pimpants libertinages, et Latour ses têtes au regard fascinateur ; - Harunobu, Koriusaï et Shungho dessinaient et enluminaient, dans le même genre, des scènes galantes ou théâtrales. L’art du dix-huitième n’a qu’un motif, la femme, jolie, facile, d’une grâce qui remplace la pudeur, la plus fragile de toutes les Èves, la moins coupable, tellement elle paraît fragile. Si les vierges de ce temps semblent toutes à la veille de casser leur cruche, et les vieilles un peu trop souriantes à leur passé touffu et fleuri des myrtes les plus variés, il se dégage de cette étonnante féerie un charme délicieux ; et les mémorialistes affirment qu’ "en aucun temps, il ne fit si bon vivre ". Or ce qui prouve que cette vie était vraiment trop bonne, c’est-à-dire faite d’inconscience, d’insouciance et d’un fatalisme rieur, c’est que son lendemain a été le morne siècle égalitaire.
La femme japonaise ! Voyons-la sans préjugé. Elle n’a pas de tête, mais une boule, ou plutôt un œuf d’autruche sur les épaules, un potiron ovoïde avec trois fentes ou plutôt trois trous, deux pour les yeux auprès desquels ceux d’un porc font le tour de la tête et une petite boutonnière pour bouche. Sur l’œuf aux trois petits trous, une coiffure aux cheveux tirés à leur naissance et échafaudés de façon aussi bizarre que possible.
La femme japonaise n’a point de tête, pas même celle que certains commis voyageurs savent tailler dans un radis : ce premier point ne permet pas la contradiction. Sa robe se plisse et se contourne avec une abondance d’étoffe que les plus pudiques nonnes souhaiteraient ; et si cette robe s’ouvre, une accolade d’un simple trait indique les seins, et si elle se retrousse, des flûtes apparaissent, pauvres membres disgraciés, maladifs. Tout cela est laid, puéril et vieillot à la fois.
Je ne discute pas ici d’un goût propre à une race. Que le crapaud aime sa crapaude, cela se conçoit, mais ce poncif inexpérient et niais calomnie la Japonaise à en juger par d’authentiques photographies où elle apparaît comme un joli animal, espèce de chatte à l’expression enfantine.
Cette robe si ample, dont la ceinture forme corset et se noue en arrière, n’a rien d’absurde. L’habitude de pencher le buste en avant et de se trémousser en marchant ne contredit pas absolument à un aspect agréable. Mais il y a trois points qui restent des énigmes. Pourquoi les Japonaises ayant le visage rond, les lèvres fortes, au biseau net, et les membres dodus, l’artiste fait-il des œufs d’autruche sans lèvres et des membres plats et rectalinéaires ?
Les sauvagesses de Gauguin sont des femmes, les femelles du pavillon de Marsan ne sont pas même des marionnettes. L’artiste nippon, non seulement calomnie son modèle, il ne le voit même pas.
Ni tête, ni corps ; il reste la robe : c’est peu, d’autant que cette robe se tortille en parafe, sans rapport avec ce qu’elle couvre.
Les hommes ont des têtes souvent caractérisées, avec moustaches de chat, mais des têtes de mime, de kobols, de diables. Il reste les bêtes, admirables d’observation et de rendu caractéristique. personne n’a compris les poissons comme le Japonais : ils sont si beaux en leur vérité qu’on pourrait les copier sur un blason. Les hérissons aussi ont trouvé là-bas leur portraitiste, comme les canards et les poules. Écaille et plumes, voilà le domaine de maîtrise de ces gens-là. Et, précisément, parce qu’ils ont su observer incomparablement ces deux séries, celle de l’eau et celle de l’air, on se demande pourquoi ils n’ont jamais vu la forme humaine, et surtout la forme féminine, puisque leurs ouvrages les plus curieux sont d’ordre libertin et difficiles à exposer. Parmi ceux qu’on nous montre, beaucoup se rapportent à la vie des courtisanes. On a besoin d’être averti.
Léonard nous affirme que le dessin est une écriture universelle, que tout le monde lit, quelle que soit sa race. Or, un couple amoureux de Japonais nous offre une énigme aussi obscure qu’une ode dans l’idiome de Yeddo. Au pays des laques, la forme féminine est à peine reconnaissable, pour un Arya.
Chose curieuse, les thèmes jaunes sont les mêmes que les thèmes blancs inférieurs, femmes troussées par le vent, femmes courant sous la pluie : il y a même des œufs d’autruche qui s’embrassent, sans produire aucunement l’image d’un baiser.
Si, laissant la paroi, on se penche sur les vitrines contenant les gardes de sabre, quel étonnement ! Tout change ; on admire un art décoratif d’un style véritable, d’une invention étonnante, où le sens supérieur de la forme se marie à une souveraine justesse d’observation.
En Occident, l’art mineur n’existe que comme reflet des arts majeurs et depuis qu’il n’y a plus d’architecture, c’en est fait du meuble, du bibelot et du reste.
En Extrême-Orient, l’art majeur (qui en dehors de l’architecture a son sommet dans la forme humaine) n’a jamais existé et l’ornement d’une garde de sabre nous éblouit.
Les étoffes fabriquées pour le Kensington, je crois, d’après les Japonais, sont d’extraordinaires de fantaisie rare, d’étrange noblesse. Une reine de Saba ne souhaiterait pas de plus beaux tissus.
Au reste, la fiancée japonaise a douze robes, une par mois : bleue à tiges de jasmin et de bambou ; vert de mer à fleurs de cerisier et à carreaux ; rouge clair à branches de saule ; gris perle avec coucou peint ; jaune terne à feuilles d’iris ; orange clair avec feuilles de melon d’eau pour le sixième mois qui est celui des pluies ; blanche avec fleurs pourpres ; rouge à feuilles de prunier ; violette avec fleurs de la matricaire ; olive avec des épis ; noire avec des dessins de glaçons ; rouge pourpre avec les signes de l’hiver.
Nos contemporaines rêveront aux douze robes de leurs sœurs nippones, peintes, brodées avec un soin délicieux.
L’honnête public se trouve fort embarrassé en face de l’art jaune. Il craint de passer pour un sot et se force à comprendre ? quoi ? l’Oukyo-yé, en français, l’art populaire du Japon ! Il n’y a pas plus de raison pour cet effort que pour apprendre la langue russe ou de rimer en provençal au bord du lac Ontario.
Les Grecs devaient professer une réserve extrême à l’égard des ouvrages de barbare. Pour eux la barbarie commençait là où l’on ne parlait pas grec. Des latins de la décadence doivent recevoir ce qui concorde avec leur génie ou mieux ce qui ne le contredit pas, tels les gardes de sabre et les animaux du Japon. Quant aux représentations humaines, elles ne sont pour nous que des commentaires simplement ethnologiques. nous ne devons pas admettre des formes contradictoires à notre forme, sous peine de nous métisser l’esprit et de devenir pour l’esthétique ce que nous sommes déjà pour les mœurs, des Phéniciens, des Levantins.
Le mot de Louis XIV, englobant Téniers et l’art jaune, le mot " magot " n’a que l’air d’une boutade, il est au fond l’expression vive d’une race qui veut se conserver pure. A force de plier notre goût aux importations, nous n’en aurons plus du tout. Quoi ! on veut nous faire admirer l’estampe du dix-huitième siècle japonais, quand nous avons pour notre plaisir les Cochin, les Saint-Aubin, les Gravelot, les Eisen, admirables petits maîtres qui ont porté le joli à une puissance si haute. Franchement, quand on a la Pompadour de La Tour dans son patrimoine, peut-on accepter comme courtisanes les guenons d’Harunobu ? Encore les guenons sont-elles plus près de la femme que les Japonaises de l’estampe !

Signe des temps que cette exposition de Toulouse-Lautrec, exposition malsaine et qui fait tache dans un musée si voisin du Louvre, et tache sale.
Le prospectus parle de sa vie ardente : sans relever l’euphémisme vraiment drôlatique, sans même toucher à la vie de l’artiste, je lui reprocherai le vice de son art. Autrefois, j’ai défendu Rops, à l’époque où son nom horrifiait. Ce grand dessinateur a fait blasphémer le cuivre, il ne l’a pas souillé : ses estampes méritent le bûcher, aucune n’est vulgaire, basse, sordide. Rops fut pervers et dessina en maître. Toulouse-Lautrec fut vulgaire et grossier de conception et d’exécution.
Les apaches et les apachesses sont laids d’une double laideur physique et morale. On ne saurait les confondre avec les brigands, contrebandiers et autres hors la loi, du moins pour l’œil. Le crime, les lieux et les êtres du crime ne doivent être ni représentés, ni exposés.
Peut-être convient-il d’ouvrir une parenthèse philosophique ? Il existe une confusion déplorable dans certains esprits entre les passions et les vices. Inceste et parricide, Œdipe est cependant le saint du théâtre antique puisqu’il meurt à Colone dans des conditions surnaturelles ; Racine ose évoquer Pasiphaë, et l’antiquité déroule la bacchanale sur le Cithéron. La maison des Atrides ouvre ses portes sur d’horribles tableaux : d’un bout à l’autre de l’art, on tue et on viole les lois morales. Mais quoi ? C’est la passion qui fait ces charniers et ces fumiers : ce n’est pas le vice, c’est-à-dire l’habitude tranquille du mal, la coutume établie de l’indignité, la professionnalité de la scélératesse. Le vice comme métier, le crime comme forme de travail et ce vice à l’état contemporain et cette forme de travail avec des traits actuels, témoignent de l’inconscience d’une société qui du reste ne sait plus se défendre, et dont la justice, falote et indécise, accuse la sénilité incurable.
Le nom d’un Sigalon, d’un Janmot, n’est jamais prononcé. L’un dessinait mieux qu’Ingres, l’autre a fait un Poème de l’âme, que l’Angleterre porterait aux nues : à Paris, on connaît mieux la Goulue et Valentin le Désossé, modèles de prédilection d’un Toulouse-Lautrec.
Moulin de la Galette, Moulin Rouge, Divan japonais, Folies-Bergère, bastringues et beuglants, peuvent-ils se refléter sur des murs de musée ? La question se pose esthétiquement. Une indicible bassesse, aux lieux susnommés, caricaturise la volupté et ce que fut pour nos aïeux la fête galante.
Les sergents Lescaut ne valaient guère mieux que leurs avatars actuels sans doute ; mais les artistes d’alors ne les reproduisaient pas avec fidélité. Plus près de nous, un Constantin Ghuys, qui fréquentait aux mêmes endroits que Toulouse-Lautrec, ne nous a laissé que des croquis de style, avec ses soldats à la taille serrée et ses dictériades en crinoline.
Quelqu’un profitera de la double exposition des Arts Décoratifs, quelqu’un qui a les qualités surprenantes du pittoresque jaune en même temps que le réalisme sinistre, l’auteur des Caprichos, Goya. Une heureuse initiative de l’éditeur Sansot nous offre pour le prix d’un in-8° ordinaire les quatre-vingts compositions du maître de la Maja ; ainsi parvient aux mains de tous un célèbre album, réservé jusqu’ici aux riches amateurs.
Goya n’est pas admirable, il est extraordinaire. Il ressemble à Hogarth. Il se rattache à nous par son horreur de la guerre, il joint Daumier, le Daumier de la rue Transnonain, humanitaire, anticlérical et ultime dessinateur de diableries, incorrect et intense, capable de peindre la première femme nue qu’on puisse placer dans une tribune et aussi bizarre en ses Tauromachies que Constantin Ghuys en ses aspects vicieux : ses Caprices sont le grimoire le plus imprévu, le plus grouillant, le plus moderne qui se puisse voir. Le sentiment du moyen âge s’y mêle avec les façons de penser propres à notre temps : et les pages d’hallucination succèdent à celles du réalisme espagnol.
Pour entendre l’art romain il faut connaître l’art grec ; pour l’art japonais, la connaissance de la Chine s’impose. Grâce à M. Laurens et à sa collection des études d’art à l’étranger nous avons enfin un livre sur l’art des Célestes.
M. Bushell commence par faire remonter la civilisation chinoise aussi haut que celle de l’Égypte et de la Kaldée, à l’encontre de M. Salomon Reinach qui, dans son Apollo, volume vulgarisateur admirablement illustré, ne voit des chefs-d’œuvre en Chine que treize siècles après Jésus-Christ. Un des deux savants a tort : si ce n’est pas M. Reinach, je suis moi-même un imbécile pour avoir admis la date de Fo-Hi, inventeur des huit symboles, la sphère de 2255 et l’authenticité des tripodes de bronze bien antérieurs à Moïse. Cependant les vases de la dynastie Chang (1600 av. J.-C.) portent le décor nommé la grecque (Les Idées et les formes. Antiquité orientale. troisième partie : La Chine, p. 170 et s.).
Le dernier chapitre de M. Bushell traite de la peinture, faite de canons, de poncifs sans modelé, ni relief, sans raccourci, avec une perspective seulement linéaire. En somme, le dessin chinois se réduit à une calligraphie de la forme où la femme a pour tête un œuf d’autruche à trois trous ; les animaliers et les paysagistes seuls ont du talent.
M. Bushell nous donne les noms des maîtres célèbres. Le plus illustre s’appelle Wou-Tao-Yun, mort 755 après Jésus-Christ ; son chef-d’œuvre est Sakya Mouni entrant au nirvana.
Bronze et porcelaine, émaux et broderies, voilà le domaine du jaune, plus sculpteur que peintre, plus ornemaniste qu’artiste de composition. L’ouvrage de M. Bushell ne change rien au jugement d’un latin sur les œuvres jaunes : mais il l’éclaire, et de toutes les monographies sur l’art d’Extrême-Orient, c’est la seule à lire, pour sa clarté et sa concision.
Si après le Japon et Montmartre nous retournons au cercle Volney, nous trouverons la Vestale de M. Lefebvre avec plaisir. MM. Schommer, Serendat, Tillier ont-ils tiré de leurs modèles ce qu’ils contenaient ? S’ils n’excitent pas notre admiration, du moins ils ne nous causent pas de déplaisir.
Quelle rage de se dépayser sévit à cette heure ? L’étranger, homme et œuvre, nous envahit, nous conquiert non par ses mérites, mais par une abdication inexplicable de nos goûts, de nos traditions et même de nos gloires.
Symptôme alarmant que cette réceptivité sans critique, sans réaction : le goût de l’étranger marque toujours un affaissement du génie national. Il y a plus d’une façon d’être envahi et celle silencieuse et lente qui atteint et modifie la mentalité d’une race inquiéterait des hommes plus attentifs que nos égrégores. Nous allons vers l’internationalisme en esthétique : les impressionnistes ne sont que des Japonais et Montmartre, et fatalement l’habit d’arlequin sera le blason de la génération nouvelle.
Je n’en veux pour preuve que cette Histoire générale de l’art, entreprise par la maison Hachette sous le titre Ars una, species mille, et qui doit, en quinze volumes, donner la physionomie des divers pays à travers les siècles. Pour l’esthéticien, une telle suite de monographies est inestimable ; avec son abondante illustration elle permet des comparaisons précieuses et multiples, elle forme une encyclopédie des formes, un dictionnaire des œuvres d’art et le panorama le plus étendu du génie humain. Le volume consacré à l’Angleterre donne l’économie des autres volumes : il va des origines aux contemporains, en se divisant en architecture, arts mineurs, peinture et sculpture : c’est un nouveau et indispensable rayon à la bibliothèque de l’homme cultivé.

Mais l’artiste, l’œuvrant, au milieu de cette documentation formidable, parmi tant d’exemples, se trouvera transporté au temps de Babel et de la grande confusion. Cela s’entend des jeunes artistes, de ceux qui cherchent leur voie. Quant aux autres, qui l’ont trouvée, ils se copient eux-mêmes, comme les enlumineurs du mont Athos.
Mais que ne copient-ils leurs modèles, c’est-à-dire la race admirable dont ils font partie et qu’ils devraient étudier avec amour ?
Les chiffons japonais valent autrement que les chiffons parisiens et les gardes de sabres offrent un autre décor que nos manches d’ombrelles : sur ces deux points l’Extrême-Orient peut nous traiter de barbares ; mais par la clarté du soleil, père nourricier du monde, que la femme française, latine, occidentale est belle, belle à miracle, belle à éblouir, belle à faire ânonner la plume qui l’exalte !
Quelle noble architecture que ce visage au front large, aux sourcils précis, aux grands yeux, au nez rythmique, à la bouche vivante. Nous sommes habitués à cette splendeur et nous ne la remarquons plus. Ceci n’est pas phraséologique et je m’adresse aux peintres, aux professionnels de la vue. Ils ne voient pas. Quand on voit, on crée des lignes nettes, définitives, pour fixer sa vision ; sauf M. Maxence dont la précision continue à être louable, l’incertitude des traits se voit à chaque cadre, car pour certifier un trait, il faut réfléchir, s’interroger et faire œuvre de devin ou de philosophe.
En cette délicate matière de la critique d’art qui incombe d’ordinaire au premier venu, on éprouve une réelle difficulté à énoncer un jugement. Ne semble-t-il pas que je préconise des contours ressentis, terminés par une ligne nette et dure, ce qui serait absurde puisque la forme tourne à chaque extrémité : il s’agit ici de la construction du visage qui doit être aussi nette qu’une colonne dont la ligne tourne cependant. On objectera que l’observation ne donne pas cette netteté de construction : en effet la vie n’a pas les caractères de l’immobilité, mais l’art est immobile et par conséquent obéit à la statique visuelle. Il faut qu’un visage tourne, mais avec relief, c’est-à-dire que les extrémités ne coulent pas. remarquez les mains, elles semblent en sucre et commencer à fondre ; elles vont tacher la robe.
Pour les modelés intérieurs des orbites, des ailes du nez, du passage de la joue aux lèvres, l’éclairage de M. Flameng ne peut pas donner de bons résultats, il n’offre pas d’accidents significatifs, la surface peinte étant également lumineuse en toutes ses parties.
Peut-être les portraitistes feraient-ils bien de méditer ce conseil pratique de Léonard de Vinci :
" Si tu as une cour, propre à être couverte de toile : ou bien fais poser à l’approche du soir ton modèle appuyé à un mur. "
Léonard veut que les ombres descendent sur le visage. " Observe " ajoute-t-il, " dans la rue comme, à l’approche du soir, quand le temps est mauvais, les visages ont de grâce et de douceur. "
" Donc, peintre, tu auras une cour avec des murs noirs et une saillie de toit sur le mur, et quand il y aura le soleil, tu la couvriras avec la toile, ou tu feras le portrait à l’heure du soir, quand il y aura des nuages ou du brouillard : cet air-là est parfait. " (Les quatorze manuscrits de Léonard de Vinci, à l’institut de France. Sansot, 1910)
C’est selon de tels principes que la Joconde a été peinte.
La peinture se compose de trois éléments : de science, de procédé et de talent. Ce dernier peut manquer, s’il y a science et habileté, cela suffit pour un bon résultat : mais cette science est tellement au-dessus de l’application contemporaine qu’en publiant le Traité de peinture, personne n’oserait y joindre le Traité de l’ombre et de la lumière, incompréhensible pour des artistes qui n’ont cultivé que leur main et ne se rendent compte d’aucun effet optique.
Comme la courtoisie s’accommode mieux des critiques faites à la cantonade et qu’il devient chaque jour plus dangereux en France d’avoir un jugement personnel, l’ami de la vérité qui l’est aussi de la paix, se gardera de vitupérer une toile déterminée. Une autre raison pousse à ce parti : l’espèce d’égalité qui règne dans un Salon comme celui de l’Union. Sauf les paysages quelconques et les portraits d’hommes d’un ennui indicible, les représentations féminines manifestent, à peu près toutes, les mêmes défauts de superficialité, d’indécision des traits et d’éclairage papillotant.
L’artiste de tempérament Rubens, Hals, Rembrandt réussit toujours son tableau, même s’il manque le portrait, comme Mounet-Sully est toujours admirable, même s’il fausse le personnage. L’artiste d’application n’a pas assez de maîtrise, c’est-à-dire de métier, pour se passer de composition ; car un portrait se compose de traits comme une histoire de personnages, et le nombre des histoires pleinement réalisées l’emporte de beaucoup sur les portraits pleinement réussis. Ce qui nous trompe sur la difficulté de ce genre c’est la grâce d’époque, maintenue par l’influence de l’école qui s’appelle un air du dix-septième, du dix-huitième, du premier ou du second Empire. Aujourd’hui il n’y a plus d’air de ce genre ! L’air troisième République ne correspondrait à rien dans l’esprit de personne : faute d’un poncif élégant, il faut que le peintre traduise l’individualité.
M. Georges Clairin peut employer la lumière diffuse quand il peint une impératrice et des ambassadeurs comme M. Frantz Namur dans le Triomphe de la Dogaresse ou M. Fournier dans le portrait d’une princesse Bibesco en costume byzantin : mais le pittoresque disparu de la sphère mondaine ne se retrouve plus que dans le rustique, la Fileuse de Cornouailles de M. Vollon, par exemple.
M. Serendat de Belzim, s’il veut rendre une femme de dos, à profil détourné, ne peut compter que sur l’air de tête qu’il inventera. Comment sommes-nous à la fois tous les mêmes, et chacun différent ? L’habit, la coupe du poil nous fait semblables : l’individualisme ne se révèle qu’à l’attention. Les portraitistes sont-ils attentifs ? Si j’étais femme je demanderais à mon peintre, avant de poser, de m’écrire mon portrait psychologique en plusieurs pages. Car il faut savoir ce qu’on fait, à moins de ne rien faire qui vaille.
Un portrait véritable comporte une coloration morale, sans remonter plus haut que Ricard et Hébert. Contemplateur, je me moque que cette coloration soit vraie, pourvu qu’elle existe. Qu’on idéalise une très méchante personne ou qu’on aiguise un sourire anodin, c’est affaire de vision. Les portraits de femme sont faits pour plaire et non pour ressembler au modèle, et on les doit déclarer excellents dès qu’ils plaisent non à la vertu éclairée, comme dit la naïveté d’antan, mais à la curiosité éveillée.
La plupart des femmes ici peintes font lanterne au figuré : il n’y a rien dedans, ni bien, ni mal. Ce sont des dames et non des femmes, d’une certaine fortune au lieu d’une certaine passionnalité. On objectera que les modèles n’ont pas d’âme palpitante et la défaite sera mauvaise. On peut dire des femmes ce que Boileau écrit des monstres, il n’y en a point qui ne puissent plaire, si on s’applique à découvrir les ressorts secrets, les rêves envolés et le chapelet des déceptions qu’égrène toute vie.
M. Dagnan-Bouveret, dans ses toiles, a cherché le recueillement et a trouvé un accent intime, quoique un peu sourd. Ses fonds ne fuient pas et entre eux et la figure, des couches d’air manquent : cela vaut la peine de le dire à un consciencieux comme lui.
La Figure de Fantaisie de M. d’Amilly est jolie, celle de M. Duthoit aussi et voudrait être plus poussée de modelé. Obtenir le beau ton au mépris des ombres nécessaires est blâmable, il faut qu’un sein tourne avant que d’être plus ou moins savoureux de couleur. M. Guirand de Scévola recherche aussi la joliesse : il faut lui en savoir gré. Le réalisme se trompe, il amplifie dans un autre sens, le mauvais : tandis que flatter un modèle c’est le ramener au type, à ce qu’il serait sans la maladie, la peine, et autres accidents contradictoires à la véritable réalité.
Plusieurs ont peint le modèle chez lui : l’idée est bonne, elle serait meilleure appliquée aux femmes qui dans leur cadre habituel poseraient mieux.
M. Gabriel Ferrier reproduit avec conscience des femmes âgées d’un intérêt exclusivement familial. Il y a aussi des portraits de rhododendrons, des portraits de potiches, des portraits de meubles. Le vase bleu, le canapé orange, le paravent ou bien des perles dans un coffret. A moins d’être un Vénitien ou un Hollandais de la bonne époque, d’une virtuosité quasi divine, comment tenter une entreprise aussi insensée ? Chardin envoya une raie à l’Académie : c’était une farce, mais qu’un maître peintre seul pouvait oser.
M. Doyneau a fait une illustration pour le Blé de lune, le beau livre de Fosco Baroncelli, le marquis Gardian de Camargue qui se révèle un poète d’un beau souffle et tient la lyre avec autant de maîtrise que le trident des manades.
Ainsi, à ne parler que de trois expositions, il a fallu passer de Paris au Japon avec un crochet vers le mauvais lieu d’où Toulouse-Lautrec ne sortit jamais et qui est idéalement plus loin de nous, que le pays des laques. Barrès a peint les déracinés, ces hommes qui transportés loin de leur terroir se corrompent au souffle pestilentiel de l’arrivisme. Qui nous montrera le déracinement collectif qui s’opère en Occident et jette les esprits les plus sensibles à toutes influences néfastes des Nietzsche, des Ibsen, des Tolstoï, des d’Annunzio et enfin des Japonais ; malgré l’expérience qui dépose que jamais un Français n’imita heureusement, qu’il n’y a point pour lui de bons modèles, hors de sa propre tradition, et que chaque fois qu’il cesse de toucher sa mère Cybèle, il perd sa force comme Antée et commence à étouffer aux bras tentaculaires de l’Hercule cosmopolite.

P.-S.

Article paru dans la Revue hebdomadaire en 1900.

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