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Julien Gracq et la géographie romantique 

vendredi 24 octobre 2008, par Laurent Margantin

Il y a un an, le 22 décembre, disparaissait Julien Gracq. En hommage...

À la fois géographe de formation et grand lecteur de Novalis ou de Kleist, Julien Gracq s’ est placé très tôt dans la tension science-poésie qui caractérise la pensée romantique. Dans un entretien avec Jean-Louis Tissier, il a tenté de clarifier sa relation au lieu, au paysage, depuis l’enfance jusqu’aux oeuvres comme Carnets du grand chemin, qui sont pour une bonne part constitués de ce qu’ on pourrait appeler des « fragments géographiques ». Il y souligne notamment l’importance de sa formation de géographe pour sa propre activité littéraire : « Je me suis toujours intéressé aux paysages (...). Enfant, dans un wagon, je n’imaginais pas être autrement qu’à la fenêtre à regarder ce qui se passait. Je retenais bien, je notais des différences assez subtiles et je les gardais en mémoire. Mais je crois que la formation géographique aide beaucoup à retenir les paysages car elle permet de saisir la structure et donc de reconstituer les éléments que l’on aurait pu oublier. » L’écrivain s’imprègne du paysage, mais il en distingue aussi la construction, il mêle émotion esthétique et analyse. Gracq mentionne le Tableau géographique de la France de Vidal de La Blache, ouvrage qui a exercé une forte influence sur le jeune élève de l’Ecole Normale. Parmi les géographes des années 30 qui ont compté pour lui, il cite De Martonne (auteur d’un Traité de géographie physique), Demangeon, ou bien encore Blanchard, tout en faisant une distinction intéressante entre un géographe comme Vidal de La Blache, qui considère la France comme un organisme vivant, et De Martonne, qui lui aurait tendance à séparer les régions. De Martonne, écrit Gracq, « cherche des types, des types de reliefs isolés qui s’opposent les uns aux autres, mais dans Vidal de La Blache c’est l’enchaînement qui est remarquable, ce sont les transitions d’une région à l’autre, où il marque, dans un paragraphe, par petites touches climatologiques ou bien concernant la nature du sol, la végétation, un passage graduel. Le mot d’ordre du livre, c’est « graduellement », il y a une sorte de fondu enchaîné continuel. C’est remarquable parce que cela donne une impression d’unité, et la géographie régionale a tendance à compartimenter. Il y a là un sens des harmoniques, des liaisons en tout sens. Il y a aussi une maîtrise de la langue qui est étonnante. Par là c’est un très beau livre, un livre vivant. Et je dirais même que c’est une œuvre d’art, car au fond ce qui fait vivre une œuvre d’art, ce sont les relations internes, la multitude des relations dans tous les sens, comme disait Valéry » . Ces quelques lignes sont révélatrices d’un rapport profond et poétique à une « science des paysages » qui, sans négliger l’objectivité et l’observation exacte du terrain, se fonde aussi sur une certaine expérience affective unissant le marcheur au monde qui l’entoure. On retrouve également l’impératif proprement romantique d’unité qui conduit l’homme à chercher des relations multiples entre lui-même - corps, pensée, âme - et la matière la plus brute. Gracq participe visiblement de cette époque, déclinante dans sa jeunesse, des grands tableaux géographiques et historiques dont le plus grand représentant est sans aucun doute Alexander von Humboldt. Il parle lui-même de « fondu enchaîné continuel » qui caractérise l’œuvre de Vidal de La Blache, d’une langue « étonnante » rendant ce fondu, et il est difficile de ne pas penser aux œuvres romanesques de Gracq qui mettent en scène cette fusion lente et magique d’un personnage dans un paysage précis (je pense en particulier aux récits de La presqu’île). Le temps du récit est la condition d’une expérience géographique unique, à travers laquelle hommes et paysages renouent un dialogue interrompu par le chaos de l’Histoire. On remarquera aussi que Gracq parle d’un « sens des harmoniques » qui caractériserait la géographie organiciste, mêlant ainsi à l’idée d’une peinture du paysage (à travers l’image du tableau) une dimension musicale qui n’est pas sans rappeler l’atmosphère de certains récits romantiques, notamment Les Disciples à Saïs de Novalis. L’écriture littéraire se déroule dans le temps, selon une ligne mélodique unique propre à l’auteur, mais elle est aussi, à travers la « multitude des relations », espacement, mise en œuvre d’un monde se déployant. Les deux dimensions, temporelle et spatiale, se rejoignent donc à travers la musique et la peinture, l’une et l’autre n’étant pas étrangère à une géographie qui n’ignorerait pas la source poétique dont elle est issue et à laquelle elle peut retourner dans un désir d’unité.
Julien Gracq, auteur porteur de la tradition romanesque du dix-neuvième siècle, n’ignore pas la prégnance sur des romanciers comme Balzac du modèle organiciste, surtout développé par les penseurs allemands issus du romantisme. De Goethe à Schelling ou Alexander von Humboldt a primé une vision du monde caractérisée par un souci de réunion des disciplines les plus diverses, tandis que la science moderne se bâtissait dans l’éclatement du savoir. Gracq note qu’il a connu la géographie « à un moment bénéfique ». « C’était encore une science vivante qui essayait de tout souder de ses données en une vision globale, écrit-il. Je pense qu’elle a fatalement changé ; elle est en train de passer du stade de la qualité à la quantité » .

Difficile en vérité de séparer l’apparition de la géographie moderne de l’expérience poétique, surtout dans le contexte allemand, auquel ne cesse de se référer Gracq, notamment dans son essai « Novalis et Henri d’ Ofterdingen » , et pour cause : en 1800, Friedrich von Hardenberg, plus connu sous son nom de plume Novalis, participe, dans la région de la Saxe, à la réalisation de l’ une des premières cartes géologiques en terre allemande. Il s’agissait alors pour le poète romantique étudiant les arts de la mine à l’Académie des mines de Freiberg sous le direction du professeur Abraham Gottlob Werner de permettre la découverte de nouvelles ressources géologiques. Dans une lettre, Novalis se plaint justement du « manque de cartes exactes » (Mangel an richtigen Situationskarten), qui est un « grand obstacle » : « Il faudra encore beaucoup de temps pour réaliser, d’une manière aussi détaillée et complète que possible, le rapport qu’on m’a commandé sur les gisements de houille dans cette région de Saxe. (...) Le géognoste, excité par le grand esprit systématique de Werner, doit réaliser un travail pénible et immense. Il faut tant prendre en compte, et la vision de la totalité est liée à de nombreuses difficultés » . Cette absence d’une carte, qui rend impossible une vision globale du pays, fait que l’observateur qui cherche à se repérer localement échoue : « Partout l’on rencontre des domaines nouveaux, en friche, et des endroits obscurs (neues, unangebautes Feld und dunkle Stellen). L’impossibilité de déterminer véritablement une seule partie de la surface terrestre se fait particulièrement sentir. Les documents de cette histoire naturelle archaïque sont remplis d’interpolations et d’endroits illisibles ».
En contribuant à la création d’une carte géognostique, un poète - et, faut-il le dire, l’un des plus grands - inaugure donc la géologie et la cartographie modernes ! Et pose les bases d’une activité poético-scientifique qui occupera plusieurs auteurs du romantisme allemand.
En bon géographe, Julien Gracq a su reconnaître en Novalis un prédécesseur, à la fois poète et homme de science. On le sent très proche de l’ esprit romantique lorsqu’ il dit éprouver une véritable fascination pour le document cartographique, au point d’ imaginer une pièce uniquement tapissée de cartes géologiques. La carte conjugue exactitude scientifique et émotion esthétique, elle est une espèce de clé du paysage, et Gracq la qualifie d’ « objet vraiment magique », magique dans la mesure où elle permet d’ embrasser en un regard une multiplicité de lieux et de parcours .

Quelques années après Novalis, Carl Gustav Carus (1789-1869) réveille l’esprit interdisciplinaire de ce qu’il est commun d’appeler le « premier romantisme » (Frühromantik). Après des études de médecine, il s’intéresse, à côté de son activité d’enseignement, aux arts de son temps tout en se consacrant à une œuvre picturale dont l’importance est reconnue par ses contemporains. Parmi eux, il y a Caspar David Friedrich, qui comme lui devient célèbre grâce à ses peintures de paysage et une activité théorique conséquente. Cependant, à la différence de Friedrich, Carus se soucie de la réalité scientifique des paysages peints, désireux de fonder une alliance de l’art et de la science : « L’œil de l’esprit, écrit-il dans ses Lettres sur la peinture de paysage, [doit rassembler] tous les rayons séparés du phénomène et refléter, dans une apothéose artistique, leur foyer commun » . Carus, fortement marqué par la pensée de Goethe, glisse en effet d’une conception de la peinture de paysage proche de celle de Friedrich - pour lequel le paysage peint est avant tout l’expression du divin - à une théorie plus complexe et à plusieurs égards très novatrice, selon laquelle le tableau représentant la nature reflète aussi la « vie de la terre » ou Erdleben. Carus passe en quelques années du paysage religieux au paysage géognostique, pour reprendre un terme courant à l’époque et qui englobe à peu près notre géologie actuelle, et surtout il substitue à la notion de Landschaft celle d’Erdleben, beaucoup plus suggestive. La terre ne sert plus le peintre, lui fournissant des symboles correspondant à sa pensée ou à son « sentiment », elle est bien plutôt le terrain de découverte de l’homme, terrain sans lequel l’artiste ne peut prétendre à une connaissance globale de la vie. Tandis que Friedrich déclare voir dans l’alliance de l’art et de la science « la menace d’un anéantissement de la peinture de paysage » , son compagnon de route peint en 1820 un Paysage géognostique qui se base sur une connaissance exacte et approfondie de la réalité géographique et géologique du territoire représenté. Sans elle, le tableau ne pourrait aucunement être ce que Carus appelle une « représentation de la vie de terre » (Erdlebenbild).
Dans ses Douze lettres sur la vie de la terre parues en 1841, Carus traite de ce qu’il appelle la « physiognomonie des montagnes ». Celle-ci doit permettre à l’artiste de déchiffrer les formes du paysage, et surtout les forces qui y sont à l’œuvre. Peintre-géographe, il s’agit pour lui de reconnaître la vie intérieure d’une montagne à l’aide des signes extérieurs que représentent les plis, les failles, la couleur des roches, etc. Dans la septième lettre, on peut lire ces lignes : « À l’aide d’une attention seulement un peu plus soutenue de la part de l’observateur, et d’un sens des formes suffisamment développé, on ne peut en effet absolument pas ignorer que les différentes grandes espèces de masses montagneuses se caractérisent par divers contours et dessins, que les montagnes originelles par exemple se distinguent par des formes abruptes et pointues, les plus basses de ces montagnes, qui ont subi l’érosion, par des croupes grandioses et onduleuses, les formations trachytiques , apparues plus tard, par des parois rocheuses et des aiguilles abruptes surgies violemment, les volcans par des sommets et des coupoles levés comme des bulles, les montagnes de transition ou sédimentaires par des crêtes s’étendant sur une grande distance et clairement transformées par les courants violents des eaux originelles. Si l’on faisait plus attention à ces caractéristiques que jusqu’à maintenant, et si l’on poussait cette physiognomonie à un certain point de perfection, on n’augmenterait pas seulement l’intérêt des voyages en montagne d’une manière significative, on ferait aussi progresser l’art de la peinture de paysage. »
Carus compare le paysage à un visage dont la physionomie doit permettre de découvrir la structure intérieure de la personne, la montagne étant assimilée à un individu : « [...] de la même manière qu’une personne qui connaît les hommes saura reconnaître les passions tumultueuses et les secousses violentes qui ont traversé l’âme d’un individu à partir de traits sombres, sauvages et sillonnant son visage, de ses yeux agités et inquiets, ou bien, à l’inverse, saura déduire un style de vie plus tranquille et une tournure d’esprit plus douce de l’étude d’un visage régulier, simple, peu tourmenté et clair d’un autre individu, les formes des montagnes ont des significations du même ordre qu’on ne peut ignorer » . Comme pour le physionomiste, le géognoste saura reconnaître l’architecture d’un paysage à partir de ses formes qui seront autant de signes. Jean-Marc Besse remarque que cette idée d’une « physionomie du paysage » joue un grand rôle dans la géographie du début du vingtième siècle, et notamment chez Paul Vidal de La Blache, nommé par Julien Gracq. C’est à partir d’inscriptions, d’empreintes ou de caractéristiques qu’a lieu l’analyse géographique : « Il existe entre les phénomènes naturels un étroit enchaînement. Bien que relevant de causes différentes, qu’il convient d’étudier chacune à part, ils réagissent sans cesse les uns sur les autres. [...] De ces rapports naissent des aspects caractéristiques. Il revient au géographe de mettre en lumière les ensembles originaux qui sont produits sur la surface du globe par les combinaisons pleines de variétés que réalisent ces phénomènes. C’est en ce sens qu’il peut exister des régions naturelles [...]. Elles résultent de l’ensemble des phénomènes physiques qui se combinent dans la physionomie d’une contrée ».
L’enquête géographique est à la fois analyse locale et élargissement de la perspective, dans le but d’ atteindre une connaissance globale de tous les différents paysages de la Terre. Cette conception était aussi celle d’Alexander von Humboldt qui n’évoque la peinture de paysage que comme une description d’une réalité qu’il s’agit d’explorer en voyageant et en observant. Un tableau de la nature qui ne serait que pure représentation imaginaire ne l’intéresse pas, et dans Cosmos il écrit l’histoire de la découverte à la fois physique et artistique d’une peinture qui s’attache à reproduire la réalité objective des plantes, des animaux, des reliefs et de tout ce qui constitue le paysage. Il s’agit, pour reprendre l’expression de Jean-Marc Besse, de voir la terre, c’est-à-dire d’embrasser des formes au-delà d’une image. Il y a d’ailleurs une idée troublante chez Besse lorsqu’il ouvre la question du visible et de l’invisible, car si « le réaliste met [...] l’accent sur l’idée qu’il y a quelque chose au-delà de la représentation » et que par conséquent « il veut apercevoir dans le visible la trace d’autre chose que le simple visible » , il faut se demander - sur le mode romantique - en quoi consiste cette réalité autre « invisible », sinon en une nouvelle représentation. La question étant : le paysage peut-il échapper à la représentation, qu’elle soit géographique ou picturale, question qui, on le sait, fut résolue par les romantiques à travers l’affirmation du primat du poétique dans l’acte de connaissance, car il y a toujours de l’invisible, même dans le visible (et ce même pour des « réalistes » !), donc du représentable à faire surgir. L’objectivité géographique n’est donc pas en soi la garantie qu’on échappe à l’infinité de la représentation, ce qui justifie en somme le passage à une écriture poétique voire onirique du paysage, comme c’ est le cas chez Julien Gracq.
Pour Humboldt, la question du rapport à la réalité brute prime avant tout, et l’art doit, dans toute représentation, exprimer une fidélité à l’égard des formes naturelles. Mais une ambivalence est bien là, et nous nous éloignons de la croyance de Carus en une apogée de la science dans l’art . Une scission s’opère, qui ne paraît pas volontaire chez Humboldt : celle entre le géographe ou savant, désireux de décrire le plus exactement possible formes et objets, et l’artiste, qui n’a pas en vérité pour tâche de copier absolument la réalité. D’où, finalement, une certain mise à distance de l’œuvre d’art par Humboldt.
Cette mise à distance s’opère en trois temps. D’abord, il reconnaît du mérite au peintre « plongé au sein même de la nature », Rubens : « Peintre d’histoire avant tout, il représente avec une vérité inimitable, dans ses grandes chasses, la nature sauvage des animaux de la forêt, en même temps qu’il se fait paysagiste et peint avec un rare bonheur la conformation de la terre, sur le plateau aride et absolument désert où l’Escurial se détache au milieu des rochers » . C’est grâce à l’agrandissement du « cercle des connaissances géographiques » que le peintre de paysage atteint une plus grande précision. Puis, dans un second temps, Humboldt reconnaît l’importance de la composition dans l’activité artistique : « La peinture de paysage n’est pas non plus purement imitative, mais elle a un fondement plus matériel, il y a en elle quelque chose de plus terrestre. Elle exige de la part des sens une variété infinie d’observations immédiates, observations que l’esprit doit s’assimiler, pour les féconder par sa puissance et les rendre aux sens, sous la forme d’une œuvre d’art. Le grand style de la peinture de paysage est le fruit d’une contemplation profonde de la nature et de la transformation qui s’opère dans l’intérieur de la pensée » . Mais que cherche Humboldt, sinon une description physique la plus exacte possible de l’univers ? La science surplombe l’art, et certaines techniques nouvelles sont plus à même de « reproduire » la réalité brute, parfois éloignée. Ainsi, Humboldt évoque les daguerréotypes ou bien les panoramas qui ont fait leur apparition dans le second tiers du dix-neuvième siècle : « Tous ces moyens, dont nous ne pouvions manquer de faire l’énumération dans un livre tel que le Cosmos, sont très propres à propager l’étude de la nature ; et sans doute la grandeur sublime de la création serait mieux connue et mieux sentie, si dans les grandes villes, auprès des musées, on ouvrait librement à la population des panoramas où des tableaux circulaires représenteraient, en se succédant, des paysages empruntés à des degrés différents de longitude et de latitude ».
Humboldt, en bon homme de science, préfère toujours l’original à la copie. Cette formule résume sa pensée : « Rien ne peut remplacer à la vérité l’azur profond du ciel ni l’éclat d’une lumière plus intense ... » . Publié en 1845, Cosmos semble marquer une rupture avec le romantisme, pour lequel une union de l’art et de la science était possible. Géographes et artistes voient ici leur chemin se séparer, au nom d’une objectivité qui hantera la modernité.

Est-ce la raison pour laquelle Gracq, dans ses œuvres critiques, s’ est particulièrement intéressé à plusieurs auteurs marqués par le romantisme, qui accordaient de l’ importance au cadre géographique de leurs romans, tentant peut-être par ce biais de concilier science et poésie ? Fortement imprégnés il est vrai de la pensée historique de leur temps, les écrivains du dix-neuvième siècle ne furent toutefois pas indifférents à la sensibilité géographique du romantisme, qui ne s’exprima pas seulement dans l’exotisme. Si le voyage en Orient, motivé chez certains auteurs par le désir de s’ouvrir à des espaces nouveaux, pouvait représenter une fuite hors d’une époque trop chargée en événements politiques et historiques, le regard porté sur les contrées familières changea, influencé par l’affirmation de la géographie comme science. On considère à juste titre le dix-neuvième siècle comme le siècle du roman historique, en oubliant toutefois que c’est aussi celui de la découverte du paysage et de la géographie. Et d’ailleurs, c’est une évidence : aucun moment de l’Histoire, qu’il s’agisse des grandes batailles napoléoniennes ou bien des luttes révolutionnaires, n’échappe à un espace particulier. Raconter l’Histoire, c’est forcément la situer sur la scène géographique où elle a eu lieu. Et même si le récit est linéaire et respecte une chronologie, il ne peut que s’ouvrir à un espace au fur et à mesure qu’il place certains personnages dans une action précise dont le « support » est justement l’univers spatial.
Deux exemples de roman historique permettent d’illustrer notre propos. Paru en 1834, Les Chouans contiennent plusieurs descriptions de lieux qui n’ont rien à envier à certaines études géographiques. Qu’on pense à l’évocation très précise de la ville de Fougères : « ... assise en partie sur un rocher de schiste que l’on dirait tombé en avant des montagnes qui ferment au couchant la grande vallée du Couesnon, et prennent différents noms suivant les localités. A cette exposition, la ville est séparée de ces montagnes par une gorge au fond de laquelle coule une petite rivière appelée le Nançon. La portion du rocher qui regarde l’est a pour point de vue le paysage dont on jouit au sommet de La Pellerine, et celle qui regarde vers l’ouest a pour toute vue la tortueuse vallée du Nançon (...) » . Si des lieux imaginaires sont insérés dans la réalité, il n’en demeure pas moins que Balzac connaissait parfaitement Fougères et ses environs, et qu’il maîtrisait à la perfection l’art d’inscrire les personnages romanesques dans une topologie précise. On peut même dire qu’avec lui le paysage devient un des acteurs à part entière du récit. Il n’est plus décor, mais décide en grande partie du sort de l’héroïne Marie de Verneuil. À propos des Chouans, Julien Gracq déclare être « sensible à la qualité panoramique tout à fait singulière qui distingue le livre » : « Plus d’une fois, en le lisant, écrit-il, on a l’impression qu’on observe à la verticale un district entier, avec ses bourgades et son réseau de chemins, du haut d’un de ces hélicoptères qui surveillent le dimanche les courants de la circulation (...). Les paysages contemplés d’un lieu élevé sont, on le sait, une des obsessions de Stendhal, mais il ne s’agit chez lui que d’observatoires fixes : le travelling aéropanoramique, c’est Balzac qui a eu le mérite de l’inventer, dans les Chouans » .
Le deuxième exemple de roman historique et géographique, c’est Quatrevingt-treize, roman de Victor Hugo paru en 1874. Le premier chapitre de la troisième partie, intitulé « En Vendée », est une caractérisation du paysage vendéen incluant l’homme dans la réalité géographique. Le paysage est façonné par l’homme, et réciproquement l’homme est formé par la terre qu’il habite. Un chapitre s’intitule « Connivence des hommes et des forêts », un autre : « L’âme de la terre passe dans l’homme ». La réalité historique, celle des luttes vendéennes et de la chouannerie, est conditionnée par le paysage profond et insaisissable. Chaque forêt est un abri impénétrable pour l’homme : « Ce qu’étaient les forêts bretonnes, on se le figurerait difficilement ; c’étaient des villes. Rien de plus sourd, de plus muet et de plus sauvage que ces inextricables enchevêtrements d’épines et de branchages ; ces vastes broussailles étaient des gîtes d’immobilité et de silence ; pas de solitude d’apparence plus morte et plus sépulcrale ; si l’on eût pu, subitement et d’un seul coup pareil à l’éclair, couper les arbres, on eût brusquement vu dans cette ombre un fourmillement d’hommes » . La nature contient l’homme, le cache, l’abrite. Il n’y pas la société humaine d’un côté et de l’autre la terre sauvage, les deux se confondent. Les anciennes bagaudes ressurgissent et les armées modernes ne peuvent rien contre elles.
Que ce soit chez Balzac ou Hugo, la géographie joue donc un grand rôle, et elle n’est pas simplement subjective et imaginaire, l’écriture romanesque se nourrissant d’observations exactes et d’une connaissance approfondie de la géographie naissante. Certes, le paysage ne sera pas ignoré par les romanciers des générations suivantes, Flaubert ou Zola, mais les personnages seront toujours au premier plan, et jamais comme dans Les Chouans ou Quatrevingt treize il semblera que la nature engloutit littéralement les acteurs du drame. Chez Zola surtout, la psychologie qui commande l’ordre et la vérité du récit fera des lieux un décor utile à la démonstration, et si la documentation géographique, l’enquête sur la terrain seront essentielles dans son entreprise romanesque, l’évocation des lieux tournera souvent à l’inventaire ennuyeux, à l’objectivité froide, incapable d’animer la réalité du monde et surtout l’action elle-même. C’est l’homme qui restera au premier plan.

Si le paysage n’est pas simplement une représentation d’ordre esthétique mais avant tout le fruit d’une expérience qui doit beaucoup à l’enquête sur le terrain, au regard scientifique, alors certains textes géographiques eux-mêmes peuvent parfois faire œuvre poétique, et influencer l’écriture littéraire, comme cela semble avoir été le cas au dix-neuvième siècle. Ainsi, les écrits d’Elisée Reclus conjuguent souvent lyrisme et exactitude scientifique, et rejoignent les grands romans historiques à travers leur inscription dans l’époque moderne et dans sa problématique sociale. Echo involontaire des romans cités plus haut, ce passage situe avec force l’homme dans le paysage : « Ainsi que le répètent diversement toutes les philosophies, l’homme lui-même est pour l’homme le principal objet d’étude ; mais il ne se connaîtra jamais, s’il ne connaît aussi la terre qui le porte. Il faut qu’il sache quel a été le milieu où les races humaines se sont développées ; il faut qu’il se rende compte de toutes les conditions d’atmosphère, de température, de végétation, de sol, de relief terrestre qui distinguent les diverses parties où les peuples ont créé leurs civilisations respectives » . Le géographe n’est pas seulement un « scientifique », il est aussi, à travers son écriture, un poète qui, comme Hugo, tendra vers un nouvel âge de l’humanité. Ici la géographie est la base d’un messianisme politique et poétique s’affirmant comme une nouvelle conception du rôle de l’homme sur la Terre.

« Géographie poétique » : l’expression, inventée par Novalis, est en soi paradoxale, non seulement à cause de la rencontre de deux disciplines opposées - l’une scientifique, l’autre littéraire -, mais aussi en raison de l’écriture que représente chacun de ces deux pôles. Tandis que la géographie est surtout description la plus exacte possible, le « poétique » tendrait vers une écriture suggestive et allusive. C’est en cela certainement que cette géographie romantique nous entraîne inévitablement sur le terrain du roman : forme en prose qui associe exactitude descriptive et onirisme poétique, du moins pour ce qui est du romantisme. Pas de roman romantique donc sans l’alliance d’une attention extrême au sol terrestre et une plongée simultanée dans le monde intérieur.
C’est cette alliance singulière de la subjectivité et de l’objectivité qui caractérise le romantisme géographique à l’œuvre dans la littérature occidentale depuis deux siècles. Dans ses Etudes en art plastique, Novalis écrit que « tout le paysage doit former Un individu », et il ajoute : « On doit sentir un paysage comme un corps » . Son maître en géologie, Werner, lui avait enseigné à se méfier des instruments d’observation et à savoir faire usage de ses sens, toucher, goût, odorat, dans l’analyse des minéraux. Habitué à l’expérience du terrain et à l’enquête scientifique, Novalis n’oublia pas l’enseignement du professeur de Freiberg, et chercha à libérer le paysage de son statut d’objet pour l’aborder comme un corps, comme un individu avec lequel il faudrait engager un dialogue voire un rapport amoureux.
Pour Michelet (mais aussi pour Vidal de La Blache) rapporte Gracq, « la France est une personne » . A travers un paysage ou un ensemble de paysages, il y va d’ un rapport émotionnel avec un complexe de données, rapport qui ressemble à celui qu’ on peut avoir avec un être humain. Dans un roman, le paysage ne doit pas être un décor, il a un rôle actif dans la mesure où il agit sur les personnages. « Les paysages, écrit Gracq, sont « dans le roman » comme les personnages, et au même titre » . Le romantisme se caractérise par sa philosophie organiciste, qui trouve son achèvement esthétique dans la forme romanesque, constituée de multiples symétries et relations internes. Chez Gracq, le récit se réalise comme organisme complet dans la mesure où les personnages habitent en profondeur, « poétiquement », la terre qui les entoure, tandis que les paysages pénètrent, imprègnent la vie intérieure des protagonistes. Un échange se fait, d’ ordre quasiment amoureux. C’ est cet échange qui fait des proses de Liberté grande des poèmes où la connaissance géographique des lieux évoqués - connaissance précise et subtile - se confond avec une sensation toute personnelle recourant, pour s’ exprimer, à des images proches de celles du surréalisme. Ainsi peut-on lire dans Aubrac : « Nous monterons plus haut. Là où plus haut que tous les arbres, la terre nappée de basalte hausse et déplisse dans l’ air bleu une paume immensément vide, à l’ heure plus froide où tes pieds nus s’ enfonceront dans la fourrure respirante, où tes cheveux secoueront dans le vent criblé d’ étoiles l’ odeur du foin sauvage, pendant que nous marcherons ainsi que sur la mer vers le phare de lave noire par la terre nue comme une jument » . Explorant la géologie des Causses, Julien Gracq accède à une connaissance toute érotique des lieux, où la nudité du paysage et celle de la femme aimée sont une seule et même réalité. Si André Breton avait emprunté le concept d’ art magique à Novalis, il pourrait tout aussi bien être question, s’ agissant de Gracq, de science magique.

P.-S.

Ce texte a été publié dans le numéro 6 (été-automne 2008) de la revue Fario, dans un ensemble intitulé "Saluer Julien Gracq"

Illustration de l’article : une vue de Saint-Florent le Vieil par Turner en 1826 (merci à François Bon de l’avoir détectée)

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