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Histoire de mouches 

lundi 4 octobre 2010, par Fabrice Marzuolo

Je passe le plus clair de mon temps affalé dans le fauteuil du salon. J’en sors juste pour les besoins naturels, la bouffe, et aussi pour me dégourdir car, et je parle par expérience, on ne se transforme pas en pierre sans douleur.
En dépit de cette position, j’avais renoncé au sport national, la télévision. Par contre, j’avais poursuivi la lecture. Du moins, au tout début. Sans libraire, j’avais été dans l’obligation de commander la marchandise par correspondance puis j’avais laissé courir les souscriptions, plus par laisser-aller que par pur intérêt. Je l’avoue, cette matière à ouverture d’esprit, s’était rapidement changée en solution soporifique et, le plus souvent, les revues me tombaient des mains.
Donc, la boîte à lettres, le supermarché et le fauteuil, voilà délimité le triangle où je me suis fondu. Disparu le monsieur, tiré sa révérence à la société, tchao la jungle –hormis le minimum mortel.
La porte-fenêtre du séjour, selon la température extérieure, reste ouverte ou fermée. Elle donne sur un terrain en friche, clos de murs.
Mon regard traverse les murs, Il se perd dans le vide sans limite, glisse sur le drap jeté depuis belle lurette sur l’humanité, sur ce qu’elle avait encore d’humain, plus exactement.
Maintenant plus qu’un fantôme.
Je songe souvent que les morts sont plongés dans un état d’esprit comparable au mien, séparés de l’ex-réalité par une langueur infinie -comateuse. J’imagine que cette démarcation ne leur cause aucune tristesse. Au contraire, elle les tranquillise et leur permet d’envisager l’infini sans lassitude.
Je n’en suis pas là puisque je vis toujours un peu…Et, d’une certaine façon, plus qu’avant, lorsque la vie active m’agitait tel un muscle traversé par un courant électrique.
Cependant, encore aujourd’hui, je ne fais que limiter les dégâts, je n’évite pas les stigmates purulents de l’évolution, l’interminable sortie de la caverne, cette parodie parcourue à pied, à cheval puis -ô progrès, en voiture ! Ainsi je subis les avions qui grouillent dans le ciel et qui lui font un ventre de cadavre putréfié. Je supporte aussi les rouleaux d’autoroutes, de routes, de toutes sortes de déclinaisons de goudrons jetées souillées à travers l’inénarrable paysage ruiné.
Cependant, concernant les voitures, depuis mon récent célibat, j’ai changé mon fusil d’épaule : j’allais à pied aux courses, traînant bouteilles et pommes de terre à bout de bras. Maintenant, je possède une automobile. Comme tout le monde, j’ai troqué ma peau de bête pour la fameuse (fumeuse ?) carrosserie. Si elle ne change pas l’intérieur de la bête, au moins elle me caresse dans le sens du poil. En vérité, je me délecte surtout à lui faire cracher dans l’air de belles quantités de CO2 – vais jusqu’à mal conduire exprès car j’ai du volume à rattraper sur ces écolos sauveurs de planètes qui conduisent depuis l’âge de 18 ans…
Ma femme n’avait pas supporté cet isolement délibéré ou presque. Elle m’avait averti vouloir quitter ce trou au plus vite. Je lui avais demandé comment elle comptait payer deux domiciles avec son maigre revenu. Elle avait ri, un rire méchant, nécrosé, qui m’avait gobé l’estomac d’un trait. Et, devant ma mine déconfite, ses lèvres lézardées avaient expulsé des paroles fatales :

 Tu fais une croix sur celui-là !
Voilà, pas d’autre aventure notable jusqu’à ces derniers jours, avec cette histoire de mouches envahissantes.

Au début je n’y avais pas prêté attention. D’abord une seule mouche, grosse avec ces bourdonnements écœurants qui donnent la pénible sensation d’être en train de croquer l’insecte- verte, luisante, que je prenais pour une mouche à merde. Infatigablement, elle se posait sur la table et elle reprenait ses piqués de plus belle. Le rythme allait crescendo et les vrombissements suivaient. Manifestement j’assistais aux pérégrinations d’une mouche folle ! Mes nerfs avaient lâché, j’avais bondi du fauteuil, armé de la revue Théodore Balmoral, un pavé de plus de deux cents pages que j’avais voulu abattre sur la pauvre larve. Je n’avais pas manqué le bibelot de feu mon épouse, un coffre à bijoux assez kitch, de l’ordre de ces plâtres aux couleurs discordantes. De toute façon, dans l’univers fantomatique de mes intentions, il faisait partie de ces lentes cohortes d’objets en partance pour le local à ordures. La mouche semblait quelque peu sonnée, le terme qui m’était venu dans l’action était « indignée » -mais allez parler d’une mouche indignée ! Disons qu’elle avait zigzagué avec beaucoup moins d’audace vers le plafonnier d’où elle s’était mise à me fixer d’un air de reproche. Ce qui avait eu le don de m’exaspérer. Alors j’avais couru chercher un torchon d’un poids équivalent à celui de la gazette mais d’une texture plus appropriée à l’abattage de mouches. J’avais usé de ce chiffon comme d’un fouet, il zébrait tout l’espace du salon, faisait voler en éclats la quincaillerie poussiéreuse. Et cette fois la mouche ne s’en était pas sortie. J’avais pris le feuillet d’abonnement joint à la revue afin d’y glisser dessus l’insecte mort tombé au sol et j’avais jeté le tout à la poubelle, non sans avoir froissé vigoureusement ces opimes de fête foraine.
Mais à l’instant où je m’apprêtais à replonger dans le fauteuil, une nouvelle mouche, du même acabit que l’autre, était entrée dans le salon. Le cinéma avait repris, toutefois avec quelques variantes. L’insecte paraissait plus hésitant, mais surtout il cantonnait ses acrobaties aux alentours de la revue qui trônait sur la table. L’insecte s’était posé sur la couverture du livre et s’y déplaçait d’une façon extraordinaire, selon un ordonnancement effarant... A mesure que je fixais cette mouche, les battements de mon cœur redoublaient car ce que je découvrais dépassait l’entendement, et je doutais qu’il me restât une once de raison après cette aventure ! En effet, la mouche parcourait le titre THEODORE BALMORAL, se posant sur des lettres suivant un ordre donné, tout en évitant ostensiblement d’autres lettres !
Puis elle reprenait ses virevoltes au-dessus de l’ouvrage et recommençait sa revue à l’identique. A la quatrième et cinquième représentation, j’avais fini par noter les lettres que j’avais déjà mémorisées mais, ce qui en était ressorti aux premières constatations m’avait semblé tellement loufoque, que j’avais dû le consigner pour m’en convaincre. Et, mon incrédulité avait été balayée, le nom qui résultait de ce ballet de cantharide était bien, toute découpe faite : LA MORTE ! L’expression « pattes de mouche » m’avait alors traversé l’esprit et je m’étais dit qu’elle prenait, en la circonstance , un bon coup dans l’aile !
J’avais renversé le fauteuil, retourné la table. Je me conduisais comme ces casseurs stupides ou ces bagarreurs de seconde zone, ou tous ceux qui imaginent changer le cours des choses avec leurs poings mais qui ne font que perpétuer dans l’adulte l’impuissance du nouveau-né, rouge et hurlant, mains toutes serrées, au fond du berceau –je sais !
J’étais là, ahuri au milieu du chantier lorsque mon attention fut détournée par un bruit sourd provenant de la porte-fenêtre : une nuée de mouches scatophages entrait dans la pièce.

Pourtant ce n’avait pas été le nuage d’insectes qui avait capté mon regard mais, dans un éclair de froide lucidité, mes yeux l’avaient traversé et s’étaient plantés directement sur le local avec les murs de briques d’un rouge de boucherie, tapi au fond du jardin. Aussitôt j’avais établi une correspondance entre la remise et les mouches…Une correspondance qui n’arrivait pas à la cheville de la poétique et fortuite rencontre du parapluie et de la machine à coudre. Encore que, dans le bric-à-brac, j’aurais pu tirer, en son temps, utilité de la table de dissection.
Je m’étais précipité vers la bicoque où j’entreposais, entre deux visites, le fumier qui me servait à dissuader les éventuels acheteurs du terrain mitoyen. Il était à vendre et les consommateurs de biens bercés par le rustique vu à la télé, n’avaient, jusqu’à ce jour, pas résisté à l’épreuve.
D’un grand coup de godillot j’avais ouvert au large la porte. Aussitôt un essaim de mouches s’était soulevé d’un monticule au fond de la cabane. La toiture, en mauvais état, laissait passer quasiment toute la lumière du jour et pas une ombre n’avait pu atténuer l’horrible apparition de cette face noircie de momie avec cet affreux rictus de tête de mort (comme si dans l’ultime seconde quelqu’un pinçait férocement les futurs squelettes…). Rictus auquel le vrombissement incessant des mouches s’ingéniait à redonner l’éclat railleur que j’avais déjà trop supporté.
Un chien errant aura déterré ce trophée – j’avais séparé la tête et les mains du corps et avais disséminé tout ça aux quatre coins de la baraque.
Décidément, dans l’existence pitoyable qu’on nous oblige à mener, même les petites bêtes se mêlent d’apporter le malheur à celui qui marche vers sa liberté par le chemin le plus tranchant - une mouche , et voilà la blancheur de nos consciences mise à mal !

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