La Revue des Ressources

Ademir Kenovic  

Le cinéma de la résistance

2001, par La rédaction de La RdR (Date de rédaction antérieure : 1993).

Ademir Kenovic, professeur à l’école de cinéma de Sarajevo, et chef de file des jeunes réalisateurs bosniaques, préparait en 1993 un film de fiction, "Le Cercle parfait", qui allait mettre plus de 4 ans pour se réaliser. Nous l’avions rencontré un soir de trêve de février 1993 dans son appartement du centre ville, à Sarajevo.

A.K. : Je prépare actuellement un long métrage qui parlera de la vie quotidienne ces derniers mois à Sarajevo à travers la vie d’Abdulah Sidran, grand poète bosniaque, qui jouera son propre rôle.

C’est assez dur de parler des films en général, et de dire quel film cela sera. Si on pouvait dire quel genre de films on voudrait faire, on ne ferait pas de film, on se contenterait d’en parler. De plus, je suis superstitieux. Je pense que quelque chose va mal tourner si j’en parle trop. J’espère simplement qu’il rendra l’atmosphère et la vie des habitants ces derniers mois. Je ne veux pas faire un film politique, idéologique ou un pamphlet. Je veux juste parler de la folie du fascisme et de son impact sur les gens normaux. J’ai le sentiment que l’esprit qui nous entourait durant toute cette année doit être mis dans le film. Je ne veux le comparer à rien.

Depuis que j’ai compris qu’il était impossible de montrer et d’expliquer la réalité de la situation en suivant les filières normales, j’ai pensé que le poète avec sa poésie hors du commun, juxtaposé avec sa façon fascinante de vivre, dans une Sarajevo en train de mourir tous les jours un peu plus, pouvait témoigner de cette situation anormale ; car pour les gens qui vivent ici, la ville est une prison.

Les visions angoissées de Sidran transmettront les idées et les émotions si particulières à Sarajevo aujourd’hui.

On a une façon complètement différente de voir les choses maintenant. Notre regard sur la vie, la mort, la biologie, l’esthétique, la politique, les relations entre les gens, les nations, a changé. Nous avons un nouveau regard sur la vie et c’est cela que je veux dire dans le film.

Je ne veux pas faire un film nickel. Non, cela ne sera pas un film facile et amusant à regarder. Ce sera beaucoup plus compliqué que cela.

C’est probablement dommage mais c’est aussi dommage que l’on soit dans cette situation.

C’est déjà très dur de faire un film en temps de paix, cela l’est juste un tout petit peu plus pendant la guerre. On s’est habitué à vivre dans cette situation. Je pense que la guerre a juste amplifié mon désir de communiquer à d’autres ce qui se passe ici. D’une certaine manière cela a renforcé mon envie de vivre, et c’est mon antidote contre la mort.

Tout le monde m’a proposé de partir faire des films ailleurs. Mais je vis à Sarajevo. J’aime cette ville. C’est tous ces monstres autour de la ville qui rendent la vie impossible. Puis, si on part, personne ne restera.

Etre réfugié c’est la pire chose du monde. Une personne normale ne peut pas vivre comme un réfugié. J’étais à Zagreb et à Prague en août et en septembre et j’ai découvert que je ne pouvais pas être ailleurs qu’ici. C’est là que je veux vivre.

Depuis le début de la guerre j’ai fait des vidéos clips musicaux, illustrés par des scènes de guerre dans la ville. J’ai aussi fait des documentaires avec mes amis. Parmi eux mon ami boulanger qui nous nourrissait, quand il n’y avait rien à manger.

Le problème est dans le système serbe et nous voulons lutter contre cela. Et beaucoup de gens luttent en vivant juste ici, à Sarajevo. Et si en dehors de Sarajevo on ne comprend pas cela, bien que maintenant il semble que l’on commence à comprendre, et bien cela va se répandre, cela va être une flamme qui va brûler en dehors de l’ex-Yougoslavie, à travers toute l’Europe.

J’ai rencontré beaucoup de journalistes. Je suis très content de voir des gens venant de France car la politique étrangère française n’a pas été d’une grande réussite.

C’est important d’expliquer ce qui se passe, afin d’aider les politiciens français à prendre des décisions plus justes et plus vraies. Nous n’espérons pas forcément quelque chose de la France mais on voudrait que les gens voient ce qui se passe dans la réalité en Bosnie.

Je veux dire toute la vérité sur ce qui se passe.

J’aimerais juste que les hommes politiques comprennent que ce n’est pas une guerre ethnique, ni trois parties dans un conflit, ni un endroit où l’on a besoin de cantonisation.

C’est tout. Je ne m’avancerai pas à dire pourquoi les politiciens sont dans l’erreur, mais je voudrais qu’ils fassent plus attention aux décisions qu’ils prennent.

La situation est très claire. Si la guerre finit, on connaît le gagnant. Le gagnant est de ce côté, du côté normal. Le problème est juste de savoir combien de temps le monde entier va laisser les gens souffrir, les meurtres et la faim continuer. Je pense malheureusement que le futur ne sera pas facile si on n’a pas plus d’aide du point de vue économique et politique.

Ils ont tout détruit et cela prendra au moins dix ans pour tout réparer, pour que la vie redevienne normale. C’est vraiment terrible tout ce que les gens ont pu détruire en un an. Vous l’avez probablement vu aujourd’hui. Je ne sais pas comment les entreprises vont recommencer à travailler. Toute l’économie est détruite, il faut refaire de la monnaie. Mais d’abord tout cela doit cesser.

Je n’ai pas pris les armes, je me contente de faire mon travail.

L’art est pour moi, une manière de résister. Ce n’est peut-être pas la meilleure ni la plus efficace mais c’est une bonne façon. Puis Sarajevo et son esprit multi-culturel, multi-national et multi-religieux est le symbole de la lutte contre le fascisme.

Si on tue l’art, si on tue cet esprit, alors on tue la ville. C’est pourquoi je fais ce film. Pour résister...

P.-S.

Propos recueillis à Sarajevo en 1993 par Olivier Bombarda, Robin Hunzinger et Sarah Petit. Traduction de l’anglais par Chani Tan.
"Le cercle parfait" est sorti en 1997.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter