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Sur De la nature de Lucrèce 

samedi 25 mai 2019, par Régis Poulet

De Lucrèce, philosophe atomiste épicurien romain du 1er siècle avant notre ère, l’on sait assez peu de choses, et l’on ne lui connaît d’œuvre que De rerum natura — mot à mot « la nature des choses ». Est-ce pour cela que sa pensée, qui est d’abord celle de son maître Épicure, est marginalisée ? Si ses homonymes la Romaine Lucrèce (VIe siècle) et l’Italienne Lucrèce Borgia (Renaissance) l’emportent en renommée, ce n’est certes pas sans une trouble raison.

Et de raison, justement, il est question avec ce poète philosophe. Son magistral poème De la nature est d’une lecture tout à fait roborative. L’épicurisme dont ce traité est la source livresque essentielle — puisque du fondateur nous n’avons reçu que peu de textes — a été réduit par ses détracteurs à une recherche du plaisir, trop heureux de pouvoir ainsi dénigrer une pensée dont la mesure est la raison et dont l’éthique repose sur l’observation. En effet, ce poète philosophe a écrit un traité de physique dont la modernité, comme on aime à dire pour reconnaître incidemment l’éminence de l’époque passée, peut étonner.

A partir de l’observation et du raisonnement, Épicure et Lucrèce, qui devient sa voix, posent la notion d’atome, de vide et de déclinaison (le clinamen). Par là il faut comprendre que rien ne sort du néant ni ne retourne au néant. Si la matière et l’univers sont périssables, les éléments constitutifs de la matière, les atomes, eux, sont éternels. Une des conséquences en est l’inutilité des dieux dans l’économie naturelle, et de fait, Lucrèce est un rationaliste tenant d’un monisme matérialiste très critique de la religion, « tant elle a pu conseiller de crimes ! » (Livre I, vers 102). De livre en livre, le poète mène pas à pas son lecteur vers la connaissance du mouvement incessant des atomes (à cause du clinamen) dans tous les domaines de l’existence et dans tous les domaines de l’exploration du monde naturel et humain. Au prix d’un anachronisme, on pourrait dire qu’il s’agit d’un livre de l’intranquillité de la matière, état dont Lucrèce tire une tranquillité de l’âme, l’ataraxie : pourquoi s’inquiéter du changement, pourquoi s’inquiéter de la mort et de la disparition puisque telle est la nature de la matière qui nous constitue ? Son monisme est matérialiste — mais attention, lecteur : le matérialisme dont il est ici question n’est pas ce consumérisme dont les tenants d’une religiosité confuse aiment à se dépouiller dans une mise en scène collective de coulpe ! Le matérialisme immanentiste de Lucrèce accomplit l’exploit de se fonder sur les faits objectifs et le raisonnement, ce qui ne peut être directement observé faisant l’objet de conjectures par inférence. Nul besoin d’un démiurge, d’un dieu, d’un monde des idées, d’un monde intelligible — bref, d’un arrière-monde, pour procéder selon Lucrèce à une saisie intellectuelle de la nature, qui est notre existence.

Il est vrai que les opposants à l’atomisme épicurien, à savoir les stoïciens et néoplatoniciens (dont la sous-catégorie des chrétiens) ont remporté la bataille de l’influence en disqualifiant puis éliminant l’épicurisme. Mais cette victoire est non seulement temporaire et illusoire, elle est aussi cruelle pour l’humanité, car c’est en se fondant sur la peur que les dualismes philosophiques et surtout religieux proposèrent ensuite leur anxiolytique aux humains. Nous voyons où cela nous a menés.

Aussi est-on heureux de constater, à tant de siècles de distance, que l’esprit humain est parfois capable de ne pas s’abandonner intellectuellement à la peur ; on est heureux de constater que des intuitions et des raisonnements anciens ont trouvé (chez Darwin, dans la physique moderne, dans l’astronomie) des confirmations.

Lire ou relire Lucrèce aujourd’hui, quand tant de peurs, souvent entretenues, montent, c’est une façon d’ouvrir les yeux :

« Ô misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles ! Dans quelles ténèbres et dans quels dangers s’écoule ce peu d’instants qu’est la vie ! Ne voyez-vous pas ce que crie la nature ? Réclame-t-elle autre chose que pour le corps l’absence de douleur, et pour l’esprit un sentiment de bien-être, dépourvu d’inquiétude et de crainte ? » (Livre II, vers 14-19)

Le chemin qui mène de Lucrèce à nous passe par Montaigne, Diderot ou encore Nietzsche, autant de penseurs intempestifs qui ont su puiser dans l’intelligence claire, lucide et affirmative du Romain. Au-delà de la seule question des idées, nous pouvons lire De la nature pour sa façon d’aborder les questions : cette première révolution de la science est aussi un des derniers exemples avant longtemps (chez Maurice Scève peut-être) d’une pensée qui ne sépare pas la connaissance et la puissance de l’expression.

Un moyen de retrouver cette force — contre ceux qui haïssent les poètes qui raisonnent et s’aventurent hors du pré carré de l’intime, du moi et des sentiments — est l’alliance de la science et de la poésie. Ainsi pourrons-nous comprendre quelle(s) « poétique(s) » suit la nature, hors de nous et en nous, et ainsi pourrons-nous la dire et la partager.

P.-S.

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