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Retrouver la Terre en allée 

Sur « Un monde à part - cartes et territoires » de Kenneth White

mercredi 4 octobre 2023, par Régis Poulet (Date de rédaction antérieure : 4 octobre 2018).

Depuis un demi-siècle, Kenneth White ne cesse d’explorer des mondes à partir de ses intuitions premières et de partager avec nous le fruit de ses découvertes. Par « monde », il faut entendre à la fois des espaces physiques et des espaces mentaux. Certains situés dans un espace-temps et d’autres qui ne sont dans aucun temps ni lieu. L’importance du « monde » est d’autant plus perceptible quand on met son contraire en regard : « l’immonde ». Un monde est ainsi ce qui nous permet non seulement de survivre mais de vivre pleinement. Force est de constater qu’un tel monde n’existe pas de nos jours ; d’où la nécessité d’en faire émerger un. « Un monde à part » dont White dit en préface :

« C’est ce monde-ci, tel que l’on peut le vivre, l’esprit désencombré de constructions imaginaires (toute la ’fictionalité’ de la nature humaine), grâce à une combinaison, une coopération de connaissance et d’expérience, à quoi il faut ajouter une expression, voire un style, qui n’est pas seulement celui de ’’ l’homme même ’’, mais celui de l’homme en dehors de l’homme. »

De plus en plus de lieux sur notre belle Terre sont devenus immondes (dystopiques ou cacotopiques). Le rapport au monde est de plus en plus pauvre, distant, à tel point qu’on croit nécessaire de nous proposer une réalité « augmentée ». Nous sommes nombreux, du moins de plus en plus, à nous rendre compte qu’il faut changer cela. Hormis la préoccupation écologique ou, à tout le moins, environnementale, qui est un bon début, il ne nous est proposé que de l’utopie (notamment post-humaniste et cybernétique) ou d’amender notre monde - comme si cela était à la hauteur de l’enjeu.

Pour relever ce défi d’inventer un nouveau monde, White a formé un projet auquel il a fini par donner un nom : la géopoétique.

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Au fil du déploiement de son œuvre, White en est venu à écrire trois types de livres : des récits, des cheminements ; de la poésie ; des essais, recherches et entretiens. Les récits en question ont peu de choses à voir avec la littérature de voyage. Ce sont des livres-du-chemin, des livres-de-la-voie autrement dit des waybooks. On n’y entend pas la ballade d’un moi qui s’extasie, se lamente ou se cherche. « Le voyage, écrit-il dans l’Esprit nomade (1987), va du moi au soi, de rapports socio-personnels étroits au grand rapport avec l’univers, c’est un mouvement qui part de l’ignorance et de la confusion pour aller vers une lecture cosmopoétique du monde. Mais plus importante encore que la destination de ces livres est leur méthode. Tout au long du chemin, du déroulement du processus, ils visent à propager le sens de ce qui est ouvert et fluide, ce qui ne se laisse définir en aucune formule. » Les poèmes, quant à eux, se déploient parfois longuement ou adoptent la brièveté qui convient à la vision dans une langue toujours simple et essentielle - donc accessible. Enfin les essais de toutes sortes explorent le vaste champ du nomadisme intellectuel et de la géopoétique en passant de crête en crête, arpentant les chemins de la pensée de tous temps et de tous lieux, de préférence en suivant des chemins transdisciplinaires de traverse.

A diverses reprises et entre autres dans un entretien que nous avons eu pour la Revue des ressources, Kenneth White a expliqué que son œuvre complète était comme un système fluvial. Il est ainsi dans une logique fluviale que ces trois flux créateurs se rejoignent dans un livre d’un genre nouveau : je veux parler d’Un monde à part.

Des trois genres, la poésie en vers est certes la moins présente dans ce dernier livre. Mais à l’instar de son usage dans les waybooks ou les essais, elle n’est pas là pour illustrer mais pour interpeller et pour interpoler - et ce sont la plupart du temps des poèmes que White n’a pas écrits mais qu’il fait siens, selon le procédé mis en évidence par Muriel Détrie.

Le livre est ainsi en trois parties : 1/ « Initiations et excitations » propose une « exploration historique, scientifique, de la cartographie, entreprise d’un point de vue personnel, bio-graphique ». 2/ « Investigations et expériences » montre à l’occasion de voyages de l’auteur (dans la majorité des cas) une « progradation, d’étape en étape, vers une certaine conception de l’existence, et vers une certaine pratique de l’écriture ». 3/ « Origines et horizons » est explicitement biographique, mais avec une conception du Moi rien moins qu’ouverte au monde.

Rarement depuis les premières œuvres de White telle que Les Limbes incandescents (1976) l’errance exploratoire, la haute analyse et le chemin de vie n’auront autant croisé leurs fils.

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En guise de guide pour l’exploration du grand espace, et parce que chacun doit cheminer par soi-même, voici les parties du paysage que le lecteur rencontrera :

Une exploration érudite et amoureuse de l’art de faire les cartes de territoires - un éloge de la cartographie.

Une pratique de l’exil hors-nationalité le long de la Baltique et dans le vaste espace sculpté par les glaces scandinaves et finlandaises - voilà entre autres de quoi traite la Lettre de la côte balte.

Une plongée pont-euxinoise pour goûter, en compagnie d’Ovide et d’autres, les eaux coulant Autour de la mer Noire afin de retrouver les sources de la culture antique.

A travers la steppe est la poursuite d’une « histoire métaphysique de la Russie » en compagnie de cavaliers tels que Gorki, Tchekhov ou Tioutchev - laquelle s’achève dans un grand silence…

Et nous voilà En Asie centrale où les peuples et les cultures se sont mêlés. Un foyer de cultures à nul autre pareil, qui a la foulée grande, qui a le penser large et qui voit dans le Vide.

Cette partie s’achève Sur les rives du Gange qui, depuis Alexandre, semble constituer lui-même une ligne de partage des eaux-mères indo-européennes : « là où l’esprit grec renia ce fonds pour fonder la métaphysique, l’Inde maintient le fonds pour le développer autrement, pour le raffiner ». Occasion pour White de guider son lecteur avec art et clarté à travers l’espace mental indien.

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Si Origines et horizons présente indéniablement un aspect biographique, il s’agit avant tout pour Kenneth White de dresser « une cartographie psycho-historico-culturelle-intellectuelle de l’Écosse ». Avant tout, ou après tout - c’est idem. Cet essai singulier s’appuie sur le nomadisme intellectuel et sur la conception d’un moi ouvert, ce qui signifie, de façon pratique, que le moi est façonné par tout ce qui traverse les lieux : sa géologie, sa flore et sa faune, sa préhistoire et son histoire, sa culture faite de migrations et de transhumances, d’élans et de mélanges, de contrastes et de contradictions. Ce n’est pas pour rien que les deux noms du titre partagent leurs deux premières syllabes : on y entend tout un écho, d’oris (la bouche, l’orée) à orient en passant par ores (maintenant) et l’or - écho qui ouvre à la conscience le cercle du temps et celui de l’espace.

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Le « monde à part » dans lequel Kenneth White nous invite à entrer est un monde auquel on accède par la marge - une voie qui s’éloigne de l’encombrement des chemins tout tracés et qui offre la possibilité, avec la géopoétique, de retrouver au pays de l’être et du vide rayonnants la Terre en allée.

P.-S.

Un monde à part - cartes et territoires de Kenneth White
Éditions Héros-Limite, 2018, 189 p.

En tête d’article : photographie d’Alessandro Puccinelli.

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