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Lithosphère d’Emmanuel Holterbach — entretien et notes du pavillon  

jeudi 14 janvier 2021, par Régis Poulet

Régis Poulet : À ma connaissance, la référence à la géologie n’est pas très fréquente dans la musique concrète, surtout avec des référents aussi précis que les titres de Lithosphère. J’ai bien en tête les Pierres réfléchies de Pierre Henry. Henry s’est inspiré des textes de Roger Caillois sur les pierres, mais à part « Sel gemme » et « Cristal noir », ses titres ne sont pas dans le champ lexical de la géologie.

J’en viens donc à l’œuvre.

Pour quelle(s) raison(s) avoir choisi de composer ces titres avec la géologie comme horizon ? Est-ce en rapport avec un centre d’intérêt ? Le fruit du hasard en cherchant dans les disques durs d’Étienne Coussirat — dont le contenu pouvait peut-être faire penser à divers phénomènes géologiques dont, notamment, la sédimentation ?

Ce que j’aime dans les titres, déjà, c’est la précision du vocabulaire, les variations d’échelle (du cristal de pyrite à la lithosphère), la diversité des roches (du lœss au gneiss en passant par la labradorite) et des phénomènes plus ou moins explicitement évoqués (la sédimentation, le métamorphisme — le volcanisme est absent sauf si on considère la roche plutonique d’origine du gneiss), sans oublier la présence de la klippe qui tout à la fois évoque la tectonique des plaques et l’érosion, sans parler de la présence en creux de Nietzsche sur le plateau d’Engadine, ‘fenêtre’ sur les couches sous-jacentes.

La seule lecture des titres de Lithosphère est déjà un début d’apprentissage de la géologie, de ses éléments et de ses phénomènes.

Comment tout cela est-il venu ?

Emmanuel Holterbach : Le minéral est un objet de fascination depuis mon enfance. J’ai collectionné quelques minerais et cristaux à l’adolescence. D’aussi loin que je me souvienne, je suis de nature contemplative. Observer un caillou me permettait de dériver par l’esprit à l’infini. Le temps, cet autre temps, dans lequel vit le minéral est entêtant. Il définit une échelle vertigineuse pour nos métabolismes.

Je ne compose pas avec une idée à priori. C’est souvent le son qui décide de ses morphologies. Si j’agence, combine certains sons entre eux, c’est parce qu’il semble « appeler » ce type de combinaisons. Je crois qu’il existe un dialogue entre le caractère, l’expressivité des sons et ma propre sensibilité. Et ce dialogue construit les perspectives dans lesquelles sont construites mes pièces.

Étienne Coussirat avait donné des noms à ses explorations synthétiques, pour les reconnaître — vents solaires, glassworld, papillons, tabouret de l’espace. Cependant, cette désignation « cosmique » est si souvent employée dans ce type de musique ! Et je ne suis pas forcément d’accord.

C’est comme le terme « art abstrait ». J’étais un jour sur un lac, par petit vent. Dans le léger clapot se dessinait une foule de motifs riches et sinueux, mêlant le noir, le bleu, le brun. J’ai pensé à une foule de toiles « abstraites ». Pourquoi « abstrait » quand précisément ces motifs semblent relever d’une poétique permanente du quotidien le plus ordinaire, et que l’on retrouve à la surface de l’eau, dans le mouvement des nuages, les surfaces végétales et, en se rapprochant, sur la moindre surface végétale, et bien évidement le minéral ? Au contraire, « l’art abstrait » me semble très précisément concret.

C’est finalement la définition qu’a utilisée Pierre Schaeffer. « Musique abstraite », musique d’abord composée dans l’esprit du compositeur, relevant de l’idée, de l’émotion, du sentiment, écrite avec les outils de la tradition, puis jouée. « Musique concrète », utiliser le matériau sonore, « l’objet sonore », pour composer. Le matériau est le propos et ouvre l’écoute vers l’émotion, le sentiment (je schématise bien sûr).

Plutôt que cosmiques ou abstraits, les sons riches, denses, stratifiés d’Étienne Coussirat me semblaient bien plus associés à des processus de sédimentation, de plissement, de cristallisation, de fractures, de fusion... Des processus minéraux. Cette idée a été le terreau fertile, et les compositions, leurs structures ont germé de cette sensation initiale. J’aimais aussi dans ses sonorités l’abandon à un temps autre, et j’ai encore amplifié cette sensation dans les structures, les articulations de compositions. Les jeux de reflets cristallins de « Pyrite », l’inlassable travail du vent sur la roche, l’érosion évoqués par « Lœss », les vastes mouvements tectoniques et ses brisures de « Lithosphère », l’intériorité translucide de « Labradorite », les géométries complexes et anguleuses de « Klippe »… Je pourrais continuer sur chaque morceau.

Bien sûr que la lecture de Roger Caillois a été déterminante. « Pierres » est un recueil de textes sublimes. Je n’avais jamais rien lu auparavant qui traitait avec une telle poétique, une telle sensualité, du minéral. Je me suis un peu penché sur le vocabulaire géologique et c’est là que j’ai croisé ces termes splendides : klippe, gneiss, lœss, feldspath, accrétion, synclinal… J’adorai déjà le nom des pierres et cristaux, je me régalais de ces termes qui tous portent en eux une force, un récit.

Ainsi, c’est un hommage à la fois naïf et très volontaire à ce règne que le commun tend à ne considérer que d’une manière bien frivole… Le minéral est pourtant le socle sur lequel nous évoluons, le minéral charpente par l’os le moindre de nos mouvements. Pourtant, dès qu’on s’abandonne à la contemplation minérale, que de perspectives, que d’histoires, que de temporalités. Nous savons bâtir avec la pierre, c’est intéressant, nous avons sculpté la pierre (et c’est un des usages les plus exaltants, j’ai une autre fascination pour la sculpture, la statue). Il est plus rare de considérer le minéral pour ce qu’il est : une existence indépendante de la nôtre. Ceux qui le font, le font avec passion, ce n’est pas si mal.

Alors voilà, Lithosphère était une façon d’arpenter le minéral et ses lignes poétiques par la force expressive de ces termes utilisés en titre. C’était surtout une manière de composer avec la structure des sons de grands tableaux d’épaisseurs et de reflets, quelque chose qui s’abandonnerait à la roche, à cette autre temporalité. Et apprendre, un tout petit peu, quelque chose de l’immense dehors et de ses échos dans l’intime dedans.

Lithosphère d’Emmanuel Holterbach (œuvre acousmatique, 2017)

1. Pyrite

La pyrite est étymologiquement la « pierre à feu » (pyrites lithos) dont l’usage par les humains est extrêmement ancien. Commencer l’œuvre par la pierre à feu dont l’origine peut être sédimentaire, magmatique ou métamorphique, voire hydrothermale, c’est de façon discrète poser la lithosphère sur le feu profond.

Cristallisant dans le système cubique, la pyrite a cette régularité simple à identifier que le son donne à imaginer. Les faces striées du cristal se retrouvent dans un son saturé, comme griffé, qui accompagne les sons plus purs.

On entend des gouttes : peut-être l’eau des dépôts hydrothermaux où elle peut cristalliser.

La pyrite a été utilisée dans ce qu’on a appelé les postes à galène, c’est-à-dire des récepteurs radio à modulation d’amplitude. Clin d’œil aux débuts de la musique concrète ?

2. Lœss

Dans cette composition, il y a un début et une fin du lœss.
Emmanuel Holterbach rend compte avec une puissance discrète du phénomène des vents catabatiques qui descendent à 2 ou 300 km/h des montagnes glacées vers les plaines en arrachant aux sols des poussières de limon, de sable et d’argile (dans le Nord-Ouest de l’Europe par exemple, ces poussières ont été arrachées au lit exondé du Rhin).

L’on affronte la présence entêtante et inquiétante du vent réduit à un entrelacs de bruit blanc, de drone (bourdon) et d’une note fondamentale sous-jacente. La sensation d’espace du début, lorsqu’une note claire se diffuse dans l’air, est rapidement confisquée par la douce brutalité du vent cinglant dont on se sait d’où il vient. Trois couches sonores semblent superposées : basse, médium et aiguë — sous lesquelles notre conscience du monde est lentement ensevelie. Progressivement, l’écoute devient intérieure : l’espace du dedans devient poreux à celui du dehors — saturé d’une présence éparse et totale.

Petit à petit cependant, l’accumulation de matériaux détritiques éoliens qui fait le lœss emmagasine l’énergie du vent dans la terre et la soustrait à l’atmosphère. Soit l’on s’éloigne de la zone des vents, soit les temps glaciaires s’achèvent... Kenneth White évoque le blanc lumineux des glaciers qui a pu inspirer aux Paléolithiques l’idée d’une déesse blanche, mais le bruit constant en ces zones du vent du Pléistocène dans leur tête, quel effet a-t-il pu avoir ?

Ici, à l’écoute de « Lœss », l’on se sent d’abord empli, puis désencombré.

3. Lithosphère

Voici une pièce musicale complexe consacrée à une structure géologique rien moins que simple… La lithosphère est cette partie de la Terre qui comprend la croûte et une partie du manteau supérieur. Elle constitue le sol et le sous-sol des continents et du fond des océans jusqu’au manteau inférieur. La limite entre la croûte et le manteau supérieur est la discontinuité de Mohorovicic, caractérisée par un net changement dans la vitesse de propagation des ondes sismiques, qui connaissent un fort ralentissement.

On semble l’oublier, mais la musique, l’art des sons, est un ébranlement de l’air qui se propage jusqu’à nos oreilles — les ondes les plus basses peuvent, pour leur part, être senties par le toucher sur tout le corps. Le point commun avec les phénomènes sismiques est évident. L’on peut ainsi imaginer que l’œuvre d’Emmanuel Holterbach constitue une métaphore géologique pour la perception acoustique de la réalité du monde.

Du point de vue de la composition des roches, disons, pour être utiles, que la présence de quartz (‘le verre’) caractérise les roches de la partie continentale supérieure, lequel quartz (en fait, de la silice) devient de plus en plus rare à mesure qu’on atteint la base de la croûte et le manteau.

On peut s’attendre ainsi à ce que le compositeur qui explore la lithosphère fasse varier la présence du verre et la hauteur du son pour évoquer le passage de la lithosphère à l’asthénosphère.

Vers le début de ce morceau qui évoque la lithosphère, Holterbach réfère à la partie du globe où elle est la plus épaisse, l’Himalaya, par l’intermédiaire de sons de facture tibétaine, puis on a l’impression d’entendre un raga sur lequel sonnent des verres enharmoniques. Ici les sons pervibrent, c’est-à-dire que les vibrations traversent les roches de part en part jusqu’à épuisement de leur dynamique. Mais l’espace lithosphérique n’est pas homogène (la composition des roches varie selon un gradient vertical et horizontal), ce milieu n’est pas isotrope, il n’a pas les mêmes propriétés dans toutes les directions. Cela a pour conséquence musicale des changements de vitesse, de hauteur, des quasi silences qui laissent imaginer ce que peut être un espace rocheux qui s’étend sur des dizaines voire des centaines de kilomètres.

Ainsi le compositeur s’attarde-t-il parfois sur des zones, par exemple celle qu’évoque un raga teinté de silice, dont la nature retient son attention : peut-être une zone d’accrétion au niveau d’une dorsale océanique — compte non tenu de la teneur en silice — voire la subduction d’une plaque océanique sous une autre plaque. La circularité de la composition (mêmes sons au début et à la fin de Lithosphère) laisse penser qu’on a pu traverser, le temps de l’écoute, toute une plaque tectonique.

Explorée par les ondes sismiques de compression et de cisaillement, la lithosphère est un objet qui attendait qu’on l’explore musicalement. Emmanuel Holterbach lui confère, après une sorte de descente, une majesté faite d’une ondulation longue associée à des miroitements cristallins, à des crissements discrets, à des évolutions au sein d’espaces anisotropes ou les forces qui agissent la matière ne sont jamais en repos.

4. Labradorite

Tout commence par des glissements vers des aigus qui nous échappent. La sensation d’un espace dense qui se laisse difficilement traverser. Presque un enfermement où chaque son paraît devoir se réverbérer en une variation de lui-même, sans fin, sans autre raison que la dissipation de l’énergie incluse dans la structure cristalline... L’association de ces boucles suraiguës et des voiles des verres enharmoniques évoque avec douceur les miroitements caractéristiques des labradorites polies, leurs moires et leurs marbrures sombres, entre le bleu nuit et le gris vert.

5. Klippe

Ce qui frappe d’emblée dans cette pièce par rapport aux précédentes est la diversité immédiate des matériaux sonores, leur entrelacs et, au fil du temps, la perception de lignes mélodiques interrompues — à l’instar de la klippe qui est le reste d’une nappe de charriage que l’érosion a isolée. Emmanuel Holterbach fait entendre cette structure dont la stratigraphie a été bouleversée. En arrière-plan, l’on entend comme un ‘tapis roulant’ qui rappelle les mouvements de convection dans le manteau. Ces mouvements déplacent les plaques lithosphériques et sont responsables du chevauchement de la plaque africaine sur la plaque européenne dans les Alpes, et donc de la nappe de charriage puis de la klippe — dont le Mont Cervin est un célèbre exemple.

Ainsi le compositeur réussit-il à évoquer la structure stratigraphique et la dynamique régionale, par quoi il transpose à la fois le temps et l’espace, sous la forme de bribes de motifs et de notes apparaissant de-ci, de-là, comme les indices de lieux et de temps mêlés. Au-delà du géologique, la klippe holterbachienne peut aussi nous interroger sur le fonctionnement de la mémoire humaine.

6. Sédiments

Cette pièce, comme « Lœss », évoque le résultat d’un processus. L’érosion éolienne est élargie à la sédimentation lato sensu. Ici, pas de réelle tension mais une sorte de suspension presque isotrope où s’individualisent à peine des sons comme des cristaux ou de minuscules fossiles, peut-être...

Un bourdon perdure au long de la pièce musicale, avec de légères ondulations, comme une mer calme et mélancolique. De toutes les compositions de Lithosphère, « Sédiments » est celle qui évoque le moins l’espace et le plus le temps.

7. Gneiss

Cette roche est la roche métamorphique par excellence. Les cristaux des roches plutoniques, tels les granites, ont été obligés de recristalliser sous une forme différente en raison des changements des conditions de température et de pression, ce qui a provoqué un litage, autrement dit une structure en feuillets plus ou moins réguliers. Dans cette pièce, on entend les contraintes subies par les cristaux, de même que l’on discerne une régularité dans la disposition des sons, mais une régularité obtenue de haute lutte (de haute pression). En effet, le bel habitus des cristaux de la pyrite ou de la labradorite s’est en allé. Les sons expriment à la fois l’origine cristalline et l’effort, qui a laissé des traces crachotantes, vers le devenir autre qu’est le chemin métamorphique. Une fois encore, processus et résultante sont conjoints dans ce matériau sonore que nous offre à écouter E. Holterbach.

La réussite de cet ensemble de pièces musicales concrètes tient notamment à ce que le compositeur, Emmanuel Holterbach, a procédé à partir de matériaux préexistants qui n’étaient pas les siens. De la sorte, il a répété les processus géologiques qui mobilisent, détruisent et transforment du déjà-là en autre chose. L’impression persistante qui se dégage de Lithosphère est celle d’une étrangeté qui étonne sans jamais menacer ni inquiéter. Même si le minéral nous porte à travers notre squelette et s’il fait vivre nos tissus, celui que nous entendons ici nous paraît relever d’un autre ordre que la temporalité humaine et d’échelles tout autres. Et pourtant, notre esprit sait le continuum qui existe entre ce qu’on nommait jadis les Ordres minéral, végétal et animal. Ce n’est pas le moindre intérêt de cette composition que de nous faire songer aux liens profonds entre le minéral et nous…

P.-S.

Écoute de l’œuvre possible sur ce site https://emmanuelholterbach.bandcamp.com/album/lithosph-re

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