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Contrastes simultanés 

samedi 20 janvier 2018, par Anne Hubert

Suite à son invite, je veux bien m’asseoir et commencer l’attente. Par la seule fenêtre je vois les feuilles jaunies des arbres. Leurs reflets dorés adoucissent la mélancolie des murs gris de l’arrière cour. L’ambiance de l’automne est là. Un silence de plomb règne dans cette antichambre de la vérité. Les seules manifestations du temps qui s’écoule sont le cliquetis des touches enfoncées par les petits gestes saccadés que fait la secrétaire.

De temps à autre une sonnerie de téléphone ou le carillon d’une sonnette rompent le silence. Entre une voix que je n’entends pas ou une âme sœur qui vient chercher un verdict, j’attends. La blouse blanche se lève, immobilise un carré de papier sur le panneau en liège suspendu derrière elle. Chaque représentant de l’ordre médical a sa couleur. L’ordonnancement géométrique me fait penser à un tableau de Sonia Delaunay. Les teintes variées de ces feuilles me rappellent cette petite boutique que je fréquentais, lorsque adolescente je cherchais un job d’été. Trente cinq ans me séparent de moi. Je fixe ce tableau, et c’est la chevauchée de mes souvenirs. Je revois mon annonce, lettres noires sur fond vert d’eau.

« Jeune fille cherche à garder enfant pendant le mois de juillet. Tél. 36.11.11 ». Annonce incolore noyée dans une mer de petits papiers de couleurs différentes. Dans cette échoppe planquée dans le Passage de la Pomme de Pin, je m’affiche. Les murs sont inondés de recherches. Entre 25 mobylettes, 10 fonds de commerce, des « Nous deux » des années 58 à 62, ou encore des perruques noires et des pantalons bariolés, ma petite annonce « Jeune fille cherche à garder enfant pendant le mois de juillet. Tél. 36.11.11 »

1968, j’ai seize ans, le cheval est ma passion. Je rêve d’avoir pour mode d’expression l’effronterie juvénile de l’héroïne de « Zazie dans le métro ». Les jeux de camouflage que sont le maquillage enfouissent mon jardin secret. Je rougis devant eux.

Je veux grandir. Mes jeunes seins veulent découvrir la vie, ils ont été effleurés pour la première fois cette année-là. Mon corps m’appelle au jeu. Ma jupe d’uniforme de collégienne me conserve dans le carcan de l’éducation ; je ne veux plus être l’élève de Notre-Dame-de-Sion. Je veux vieillir.

C’est mon tour. J’ai gagné, avec ma soixantaine, le droit de passer une mammographie. L’indiscret m’interpelle. Avant que son regard ne s’immisce dans mes organes il me pose les questions d’usage. Avez-vous des cancers du sein dans votre famille, êtes-vous réglée... ? Autant d’intimité qu’il me faut dévoiler. Je découvre que j’ai le nombre d’années requises pour me faire écraser les seins par un appareil, certainement inventé par des hommes. Mes seins, je les ai vus naître, grandir, grossir de façon démesurée pour contenir mon lait nourricier. Aujourd’hui, je les découvre aplatis. Ce demi-cercle coincé entre deux plaques, dont celle du dessus est transparente, ne ressemble en rien à ce que je connais de ma féminité. Aplati. Les clichés partent au développement, je m’assois, couvre mes épaules. Pendant l’attente des résultats, je songe et retourne à Strasbourg, dans ce passage obscur, dans cette minuscule boutique, dans mes poussées de croissance.

Encore enfant, je ne veux plus en être une…Jeune fille... Je me prends en charge et me débrouille par moi-même ...cherche... ; je veux être responsable ...à garder... ; contrairement à mes camarades bourgeoises, je n’ai pas droit aux vacances éternelles à Djerba. La douce illusion, je dois être comme. Mais je ne suis pas comme, et c’est avec le sourire que je dois afficher ma tristesse. Tristesse du paraître. Je me vieillis ...enfant... ; j’occupe mes rêves de soleil, d’abandon insouciant, sableux, soyeux, joyeux ...pendant... ; je suis confinée à Strasbourg alors que mes copains et copines en tee-shirt jaune de chez untel, et en velours côtelé bleu ciel de chez un-autre-tel, se tortillent sur la piste de danse réservée aux très selects G.M du Clubmois de juillet... Je veux garder des enfants, affirmer que je suis une grande. C’est la deuxième année que je travaille pendant les vacances scolaires. Je ne suis pas encore assez grande pour travailler toute l’année ; je vais encore à l’école et habite chez Papa et Maman …Tél. 36.11.11… Annonce/réponse.

Parti du câble téléphonique, l’heure de mon rendez-vous arrive. Je vais garder un bébé. La petite Isabelle m’attend au 44 rue des Orphelins.

Le témoin de mes évolutions internes réapparaît, il souhaite faire deux clichés de complément. Cette fois-ci je dois m’accrocher à l’appareil. Mes seins, souples, s’adaptent aux impératifs de la procédure. Le technicien me manipule. J’ai l’impression d’être une marionnette. L’homme qui est en face de moi dispose de mon corps. Il est payé pour le faire, je serai remboursée de m’être laissée faire. Le paparazzi diplômé se retire encore. Il va développer ses dernières prises de vues. Je suis spoliée de ma substance ; où sont mes souvenirs ? Sur ces feuilles de plastique n’apparaissent que des formes. Sortes de fantômes venant s’affronter aux spectres de mes séquences du passé. L’homme s’empare des clichés ; je deviens sa chose. Mes souvenirs quant à eux, s’incrustent subrepticement. Alors que je me dédouble, images, sensations et immersions dans les sentiments d’antan, remontent à l’instant présent ; à mon insu.

Je me rassois, et m’esquive dans mon attente rêveuse. La tête rejetée vers l’arrière, je fixe les moulures de ce ciel de stuc. Ce sont les mêmes que celles qui garnissaient celui du hall d’entrée de l’immeuble de mon premier emploi. Fondu de visions.

A gauche du hall d’entrée, j’emprunte un escalier de bois, et gravis les marches jusqu’au cinquième étage. Il me reste encore un escalier de service à franchir. Je ne m’attends pas à ce que je vais découvrir. Une dame « de », une noble. Je suis intimidée. C’est inattendu pour des « de » d’avoir des nuages pour voisins. J’imagine les particules demeurer au Quartier des Quinze et user leurs semelles de chaussures sur des tapis persans. Vierge de tout esprit critique, je gravis les marches de la découverte. Le cœur palpitant, j’entre dans le monde des adultes. Une voix masculine m’expulse dans la réalité.

« Si vous voulez bien me suivre, je souhaiterais vous faire une échographie. Rien de bien méchant, il y a un petit nodule qui apparaît sur le cliché de votre sein droit ». Je boutonne mon gilet, empoigne mon sac et me dirige avec mon hôte dans une autre pièce. Il me prie de m’allonger, torse nu. J’obtempère. Une mélodie accompagne ma solitude. J’attends. Dans une chaleur étouffante, la magie de la ballade orchestrale exhalée par le plafond diffuseur opère. Je me souviens de cet été là.

Elevée au son de la musique académique, je m’évapore presque tous les soirs avec « Les oiseaux dans la charmille ». Envoûtée par les mouvements vocaux des Contes, incrustés dans mon corps à force d’écouter la divine Gabrielle Ritter-Ciampi, leurs ondulations me libèrent du carcan éducatif…Les oiseaux dans la charmille Dans les cieux l’astre du jour Tout parle à la jeune fille d’amour… Les cris d’une jouissance annoncée m’ouvrent la voie des rêves insondés des jeunes filles. Avant que l’astre ne s’assoupisse, je chaparde quelques minutes pour retrouver mon amoureux de dix-sept ans. Assis près du lac de l’Orangerie, nos bouches jouent ensemble, nos lèvres et langues apprennent à s’harmoniser, elles se cherchent, se perdent, se retrouvent et s’échappent à nouveau...Émeut son cœur qui frissonne Qui frissonne d’amour… Emoustillées, nos mains timides partent à la découverte d’un territoire inconnu. Il caresse mes seins. Les balises de la morale nous cernent. Nos badineries amoureuses se déroulent sous les regards indifférents des canards. Leurs cris accompagnent les cadences anarchiques de mon cœur. Ma respiration haletante et mes soupirs ont poussé mes paroles dans l’oubli. Une verve inconnue les a remplacées …Voilà la chanson mignonne… Les mots en sont supprimés, laissant leur place à un autre langage. Plus rien n’existe. Je quitte la matière pour n’être que volupté. Petit à petit, les jeux de séduction unissent les colverts, et moi, je commence à me délester de l’uniforme.

Toujours allongée, une sorte de souris se promène sur mon buste et me sort de ma torpeur. La manette procède à mon introspective. Les mouvements lents de la fouineuse me gênent. L’image qui est sur l’écran est confuse, contrairement à mes bébés, tout y est flou. Visage figé, mon inspecteur procède méthodiquement à l’exploration de chaque parcelle. Les caresses lentes et mécaniques de la sonde sur ma peau gélifiée me font un effet bizarre. J’inspire lentement, baisse mes paupières, et habille mes yeux de leurs voiles.

J’aperçois deux silhouettes floues dans un décor indécis. Je nous revois. Nos mains se cramponnent. Tour à tour nous nous retenons, ensemble, séparément en freinant l’élan de l’autre, et conjointement nous dévalons la pente. Nous arrivons essoufflés au pied de ce ravissant sentier qui dépose les promeneurs à la cascade du Nideck. Nous nous laissons tomber, riant à gorges déployées. Les seuls compagnons qui nous entourent sont cette immense paroi porphyrique, la forêt, les oiseaux, les hannetons bleus et le chant de la cascade. Sa fraîcheur contamine la pesanteur de cet été alsacien. Le désir de mon compagnon me gagne.

J’ai chaud, je brûle, je fonds sous sa canicule. Je boue et explose alors que mon corps se meut avec lenteur. De temps en temps une sensation nouvelle, une vibration trop forte l’étire, le replie, contracte mes muscles, crispe mes doigts. Ma bouche ouverte mange l’air, déguste sa peau. Il me submerge, m’envahit, se retire. Ses mains caressent mon univers, je m’y perds. Nos langues jouent, sa bouche me fait frémir de plaisir. Allongée à même la terre je sens en moi les vibrations du désir. Je me délecte de cette nouveauté suave. Je déguste cette ode à l’éveil.

En l’an de Madame de... je me suis révélée aux caresses de la vie. Dans le monde du il faut, j’ai dérangé les barricades du il est pour me frayer un passage secret dans le il sera une fois une jeune fille de seize ans qui... J’ai eu droit à une éducation canonique, j’ai découvert l’apocryphe. J’ai été éduquée. Je suis devenue vivante.

Ces effleurements synthétiques et gluants m’agacent. J’en ai assez et pose la question de rigueur. C’est la fin. Je peux me rhabiller. L’homme me raccompagne et m’informe que j’aurai les résultats sous 48 heures.

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