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Une étoile dans la nuit 

mercredi 19 décembre 2012, par Raymond Penblanc

Rarement le printemps se montre aussi en avance. D’habitude il faut le prendre par la main et l’aider à faire ses premiers pas. Mais depuis quelques jours il y a de la douceur dans l’air, un peu plus de vert dans les arbres, et depuis hier, merveille, on entend le coucou. Ce sont là des raisons suffisantes pour monter. L’après-midi promet d’être radieuse, et ce soir on dégustera le gâteau. Il en a déjà l’eau à la bouche. Un gâteau au chocolat, un gâteau fait par elle. Il en compte les bougies en marchant, une, deux, trois, quatre, cinq, non pour se donner du courage, il n’en a nullement besoin, mais pour s’imposer un rythme. Marcher lui oxygène l’esprit autant que le corps, et pourtant il ne monte jamais bien haut. Assez tout de même pour pouvoir distinguer le village, au loin, avec les tours rocheuses dressées au-dessus des champs comme celles d’un château féodal, pour pouvoir repérer le dessin sinueux des routes, d’où le roulement des voitures ne cesse de lui parvenir avec une force qui lui ferait douter d’être là s’il se laissait aller à fermer les yeux. Il ne s’est pas encore habitué à cette trouée lumineuse entre les arbres, à cette transparence qui permet au regard de filer sur plus d’une centaine de mètres sans rencontrer d’obstacle, alors que l’été c’est différent, le regard est stoppé par l’afflux de verdure entre les troncs, comme par l’ombre des grands feuillages, et parfois il y fait presque nuit. Autant que dans les grottes. C’est pour elles qu’il est monté, et c’est pour elles qu’il a pris soin de se munir d’une lampe de poche. Il n’a pas oublié d’emporter une petite bouteille d’eau et une poignée d’abricots secs. Un moment, il a même songé à une couverture de survie, mais comme ça, pour s’exciter un peu et jouer à se faire peur. Car à défaut d’ossements préhistoriques, les grottes ne sont peuplées que de chauves-souris, et encore, il faudrait y passer la nuit pour réussir à les surprendre. Il n’a pas voulu s’encombrer de musique non plus. Il y a des lieux et des moments pour cela, en auto, dans le bus, dans le train, ou encore aux récréations quand on a décidé de rester seul, comme lui. Lui c’est un solitaire, voilà pourquoi il aime et fréquente les bois, les sentiers pentus, les grottes. Pour monter, on doit commencer par s’alléger. D’ailleurs il a déjà ôté son blouson. Il sue un peu, et de temps en temps la raideur de la pente le fait chanceler. Il vient de repérer un merle, non loin, ainsi qu’un couple de corbeaux, là-haut, au-dessus de la falaise. Et toujours le roulement des voitures, amplifié à cause de cette configuration en entonnoir, qui lui rappelle qu’on ne s’enfonce jamais complètement dans le silence, dans l’inconnu ou dans le rêve, qu’on est toujours tenu, relié. C’est désolant. Rassurant aussi, sans doute, il ne saurait dire. Il se trouve à l’âge des incertitudes, qui est également celui des certitudes claironnées, carillonnées. Serait-il prêt à renoncer à vivre parmi les hommes pour se tourner uniquement vers Dieu et se jeter dans une quête improbable qui l’isolerait et le couperait du reste du monde ? Marcher seul dans les bois, suivre la grande pente, descendre au fond des grottes ne relève-t-il pas déjà d’une certaine forme de spiritualité active ?

On pourrait le penser. En tout cas, quand la femme lui apparaît en haut du sentier, car le petit garçon, bien que la devançant de quelques mètres, ne compte pas, il en est à évoquer l’hypothèse d’une vie d’ermite au fond de la plus obscure des deux grottes, et à la trouver plutôt séduisante ; ce que la femme ne saurait soupçonner. Si elle lui demande de les guider, elle et son fils, jusqu’à ce qu’elle considère un peu comme la caverne d’Ali Baba, c’est moins parce que la présence du garçon (dix onze ans) la presse de s’exprimer ainsi que parce qu’ils viennent de parvenir ensemble à l’étroit sentier d’accès, lui en montant, elle en descendant. Elle doit avoir une quarantaine d’années. Blonde, assez jolie, plutôt fine, aimable aussi, et souriante, elle ne l’impressionne guère, ne l’incommode pas non plus. Pourtant, quoiqu’il s’en défende, il se sent troublé. Parce que c’est une femme ? Parce que, même s’il est le plus jeune, il se sait le plus fort ? Il est ici chez lui et pourrait facilement les égarer, elle et son fils. Il pourrait se retourner brusquement et leur faire peur. Il pourrait prendre l’enfant en otage et la menacer. Qu’est-ce qui l’en empêche ? Qui ? Lui, lui seul. Et elle, que devine-t-elle réellement de ses pensées ? N’aurait-elle pas un peu peur ? Qu’a-t-il de si engageant après tout ? Ne lui trouverait-elle pas un air plutôt louche, les yeux de travers, de drôles de grandes mains ? On dit qu’en montagne les orages, les avalanches, les événements météorologiques de toute nature interviennent toujours brutalement, sans prévenir. On dit surtout qu’il ne faut pas se fier au premier venu. Que fabriquent-ils ici tous deux, et depuis quelle heure de la matinée sont-ils partis ? Arriveraient-ils de l’autre vallée ? Descendraient-ils du col ? Il ne demande rien, se contente de leur présence silencieuse, car le garçon non plus ne parle pas, de même que tous deux se contentent de le suivre sans poser aucune question, sans risquer le moindre commentaire. L’ouverture de la première grotte leur arrache cependant une exclamation joyeuse. Elle est si haute (combien ?), si large (combien ?) Il suffit de compter ses pas. Et en hauteur ? Il suffirait que la femme lui grimpe sur les épaules, puis que le garçon se hisse sur celles de sa mère, qu’il tende un bras avec un bâton au bout, un très long bâton. L’important, pour une grotte, n’est pas là. L’important, pour une grotte, c’est la profondeur, c’est le mystère, c’est l’inconnu, et c’est lui qui dit ça, avec une certaine gravité dans la voix. Le garçon aimerait descendre. Et la mère ? Elle y consent. Mais elle restera là-haut à attendre. Elle se borne à satisfaire un désir naturel de l’enfant. Seule, elle aurait rejoint directement la route, sans s’offrir ce détour. Alors, c’est promis, on ne s’encombrera pas de manières. Descendre à tout petits pas, en freinant à mort, lui devant, le garçon derrière. Déraper artistement, comme sur un pierrier. S’arrêter à la limite de l’obscurité. Y habituer quelques instants ses yeux. Ensuite plonger dans le noir. Inutile de tendre les bras, on ne rencontrera personne, aucun squelette, aucun fantôme. On ne pense à rien quand on s’enfonce dans le noir. On est trop occupé à essayer d’y voir clair, ce qui constitue un total non-sens, car il ne s’agit plus de voir, mais d’appréhender, et de flairer. On devrait apprendre à se débrouiller en aveugle, on devrait apprendre à n’avoir qu’un bras, une jambe, on devrait s’entraîner à clopiner, se contenter de n’être plus qu’un tronc, une larve. C’est ce qu’il dit au garçon, ou plutôt, c’est ce qu’il aimerait lui dire, et que peut-être le garçon souhaiterait entendre, plutôt que de banals mots d’encouragement, des mots qui poussent à avancer, qui incitent à croire qu’il pourrait y avoir un secret caché dans le noir, mais le garçon lui non plus ne dit rien. Il faudrait peut-être l’inviter à réciter ses tables de multiplication, ou une fable de La Fontaine, ou la liste des ères successives, primaire, secondaire, tertiaire, quaternaire, ou celle des nombres entiers, ou lui demander, en dehors d’être le fils chéri de sa mère, s’il sait exactement qui il est, d’où il vient et où il va, où nous allons tous, en cendres ou en poussières selon l’option choisie. Ils écoutent l’eau goutter du plafond, et se contentent surtout de communiquer par le souffle et par la peau, par toutes sortes de particules qui gravitent dans l’air. Il n’est même plus question d’allumer la lampe. Pour découvrir quoi ? Ils s’arment quand même d’une pierre qu’ils jettent loin devant eux, qu’ils écoutent rebondir, et rebondir encore, rouler un court instant avant de plonger dans l’eau comme dans un puits.

L’enfant est ravi. Il y a quelque chose quelque part qui absorbe les sons et les objets. Du coup il décide de le refaire seul, et tous deux prêtent l’oreille pour entendre les rebonds successifs et le plouf final. Puis, sans prévenir, comme si un ressort venait soudain de se briser, l’enfant interrompt son manège avant de remonter en courant. Il les regarde se concerter, lui et sa mère, sans savoir ce qu’ils se disent. Il voit leurs silhouettes légères s’agiter dans le jour blanc, à la façon d’ombres chinoises, et se demande ce qu’il fiche encore là, s’il ne devrait pas s’enfoncer plus bas, se demande surtout pourquoi il n’a pas embarqué le gamin, pourquoi il ne l’a pas poussé dans le noir. Il vient de tirer un trait sur une journée radieuse, il appelle de ses vœux que des chauves-souris le saisissent par les cheveux et l’emportent. Il lance encore une pierre, une autre, encore une autre. La lassitude le fait bientôt s’arrêter. Le voilà pris d’une soudaine envie de pisser. Il projette son urine devant lui comme un mauvais sort. L’idée du gâteau au chocolat le ferait presque vomir. Il se recroqueville, tasse son sac à dos sous ses fesses et s’assoit dessus. Il s’est mis à suer, d’une sueur froide, qui lui glace le dos. Heureusement ça ne dure pas. Il pense à sa mère, il pense à sa sœur, et se dit qu’il n’est pas le fils de cette femme-là, pas le frère de cette fille-là, qu’il ne ressemble ni à l’une ni à l’autre, et encore moins à celui qui est censé être à l’origine de sa naissance, dont il se souvient à peine, qu’on a dû le trouver au creux d’un fossé ou dans une poubelle, ou tout compte fait au fond de cette grotte, ô combien miraculeuse. Il est prêt à renoncer à tout et à rester là. La femme et son fils ne diront rien, et en l’absence de chien, bien malin qui serait capable de le retrouver. Au bout de huit jours on abandonnera les recherches. Ensuite le temps passera, et passera aussi sur lui, s’y répandra comme une épaisse couche de terre. Sa mère mourra, sa sœur deviendra vieille. Un jour quelqu’un descendra dans la grotte et marchera sur des ossements sans savoir que ça lui appartient, on pensera à un ours, ou à un renard. Son seul regret est de ne pas avoir connu de fille, il sait à peine comment elles sont faites. Il entrevoit la fourche de leurs cuisses comme celles d’un arbre où il bâtirait son nid. Il ignore la consistance et la rondeur d’un sein. A son insu peut-être, s’est glissé en lui un poison mortel, un profond dégoût de lui-même qui l’a toujours conduit se trouver laid, inapte, le condamnant à la solitude, à la dévotion des vieilles souches, des brumes, des ciels de pluie. Le printemps constitue pourtant une chance. Les premiers bourgeons, les premières fleurs le font bouillir. Il est étonnant de se croire ainsi relié à la terre par ses pieds, étonnant de sentir la sève des arbres monter en lui tel un alcool et lui mettre dans la tête tant de pensées délirantes, parfois criminelles, souvent obscènes. Des nymphes et des déesses, plus nues que ces galets lissés par les eaux bondissantes des torrents, des satyres barbus les poursuivant dans les bois, du miel en abondance, du nectar, de l’hydromel, d’où tire-t-il toutes ces sornettes ? Il est vrai qu’en certaines saisons, sous certains éclairages, il devient tentant de rêver ça. L’hiver non. L’hiver, ce sont les chevaux de la mort avec leurs grands squelettes cliquetants qui sillonnent les bois.

Son voisin de classe se moque gentiment de lui chaque fois qu’il lui fait part de ses visions. Son voisin de classe ne connaît de la montagne que le poster géant qui se découpe à travers la fenêtre de sa chambre, au sixième étage de son appartement citadin. Son voisin de classe n’a jamais franchi un torrent pieds nus, jamais cueilli un bouquet de cyclamens (un truc de fille), jamais flairé le cul d’une vache, jamais sucé une stalactite, jamais croqué la moindre racine sauvage, jamais envisagé de se laisser mourir de faim et de froid au fond d’une grotte, jamais écrit d’alexandrins rimés, jamais croisé de fée ni de nymphe en leur royaume. Jamais son voisin de classe ne s’est vidé de sa semence pour faire pousser la mandragore et autres fleurs fameuses. Jamais surtout il n’en a cueilli. Lui si. Tout ce qu’il rencontre de bizarre et de coloré il l’emporte, pour le jeter ou pour le perdre ensuite, des fleurs, des champignons, des cailloux, des plumes d’oiseau, des débris de faïence ou de verre, des morceaux de bois ouvragés. Sa sœur se moque de lui, sa mère ouvre rarement la bouche, elle ne connaît pas, ne comprend pas son fils. Est-il son fils d’ailleurs, si préoccupé, si lointain, si rêveur, si différent d’elle, des autres, de tous ? Un peu à part, un peu fêlé, un peu pas clair ? Il a fini par remonter au grand jour, non sans se dire que le grand jour n’en a plus pour très longtemps. Il s’imagine que la femme et son garçon pourraient lui avoir laissé un message gravé dans le sol, un mot ou une phrase, un signe plutôt, une étoile, un soleil. Il reste un moment à attendre, debout, le visage tourné dans la direction qu’ils ont dû prendre, qu’il prendra lui-même tout à l’heure. C’est toujours la même chose quand il a décidé de rentrer. Soudain tout devient terne, et les oiseaux se taisent. Il aimerait être un vagabond. Partir, se perdre. Trop sage, il ne se montre pas non plus assez courageux. Il ne suit que les chemins balisés, qui tous conduisent à sa maison. Il ne faudrait pas que la foudre le frappe, que le vent le plaque sauvagement au sol, que la pluie le transperce, que la neige l’ensevelisse jusqu’aux épaules. Comment réagirait-il s’il devait passer la nuit dehors, en pleine tourmente, loin du village qui l’a vu naître ? Il ne réagirait pas et resterait là, se laissant mourir de froid, sans l’avoir choisi cette fois.

Il n’est pas le Christ pour accepter de mourir bras écartés, dans un mouvement ample et majestueux qui prépare déjà son parcours ascensionnel. Ça n’est évidemment pas de ce côté qu’il doit chercher. Il n’y aura pas de miracle. D’ailleurs il ferait mieux de regarder où il met les pieds. Il n’a pas vu l’obstacle, pas vu le trou. Pas un trou d’ailleurs, mais une gouttière le long du sentier étroit et raviné. Il est tombé, et ne se relève pas. D’autant que la douleur n’a pas tardé à le saisir, fulgurante, après le craquement. Car il a entendu craquer, il en est sûr, et c’est là, sous sa main, au niveau de sa cheville, au-dessus de son pied, le droit, celui qui hésite toujours un peu, qui réagit toujours à contretemps, et qu’il entreprend de masser doucement, par instinct, comme une chatte lèche son petit qui vient de naître. Ce qui est terrible quand on tombe et qu’on ne peut plus se relever, quand on se traîne et quand on rampe, c’est qu’on se voit aussi de l’intérieur, qu’on se découvre dans son dénuement misérable, son puits de honte, avec le jaillissement des larmes, car les larmes ont vite déboulé, et pas seulement à cause de la douleur. Il va falloir se traîner sur le ventre, il va falloir ramper jusqu’à la route, et sur cette pente comment éviter de basculer, cul par-dessus tête, au risque de se faire encore plus mal et de se retrouver cette fois cloué au sol ? Qu’il cesse de gémir pour commencer. Ensuite il fixera son sac à dos sur sa poitrine, puis, prenant appui sur ses paumes, il se laissera glisser sur les fesses, la jambe droite légèrement relevée pour ne pas heurter sa cheville et son pied. Au bout de vingt mètres il se sent tellement exténué qu’il est obligé de s’arrêter. Si le soir pouvait s’arranger pour ne pas descendre plus vite que lui. Si une biche pouvait s’approcher et poser sur lui ses grands yeux compatissants, à défaut de l’emporter sur son dos. On raconte que les biches ont les yeux mouillés, que certaines femmes possèdent des yeux de biches, ce qui n’est le cas ni de sa mère, ni de sa sœur. Sa sœur possède des yeux de fouine, quand sa mère les aurait plutôt vides. Il devrait essayer de se remettre debout, il devrait renoncer au sentier pour prendre plutôt à travers bois. Outre qu’il y trouverait un raccourci utile, il pourrait s’appuyer aux arbres, sauter de l’un à l’autre à cloche-pied tout en se reposant contre leurs troncs. Il a vu ça récemment dans un film, et ça finissait très bien. Seulement le soldat se contentait d’être blessé au bras et à l’épaule, et il tenait encore sur ses deux jambes. Et puis c’était en plein jour, il y avait du soleil, alors que celui-ci vient de disparaître derrière la falaise. Dans une demi-heure il fera nuit, et pour peu qu’il atteigne la route il lui faudra trouver de quoi se faire repérer des automobilistes. Il existe bien une maison en bas du sentier, de ce côté-ci de la route, mais à cette époque elle est toujours fermée, sans la moindre possibilité d’y passer la nuit. D’ailleurs, quel côté de route choisir ? Le sien, celui qui va vers le village, ou celui d’en face, qui s’en éloigne ? Que voilà une idée absurde. N’oserait-il plus rentrer chez lui à présent, sous prétexte que la circulation pourrait se montrer plus dense dans un sens que dans l’autre, les automobilistes plus clairvoyants et donc mieux disposés à le prendre avec eux ?

Existerait-il un côté positif et un côté négatif ? A gauche le paradis, à droite l’enfer, ou l’inverse ? Absurde ? Sans doute, mais c’est son idée, dont il ne démordra pas. C’est venu comme ça, insidieusement, et à présent il en est pleinement convaincu. Et son gâteau alors ? Son gâteau attendra demain. A gauche, c’est la ville, c’est l’hôpital. De là il téléphonera, il les rassurera. Non, il n’a rien de cassé, il s’agit juste d’une entorse, bien que ça soit parfois pire, d’ailleurs il a fallu plâtrer. Le personnel est aimable, on lui a déjà apporté à manger, préparé une chambre claire. Mieux que des soins à domicile. A la moindre complication, on a tout de suite trois ou quatre blouses blanches autour du lit. Pas besoin de râler et de geindre, pas besoin de se traîner sur une fesse le long de la route pour attirer l’attention des voyageurs distraits qui ne veulent rien voir, qui se voilent la face et sont trop pressés de rentrer, trop désireux de ne pas s’encombrer d’un blessé, qu’on les accusera sûrement d’avoir renversé, on en cherchera la preuve, et quand on cherche on trouve, quand on ne trouve pas on invente, si bien que de l’hôpital il leur faudra se rendre au commissariat, puis de là chez le juge, avant de finir la nuit en prison. Regardez-les filer droit devant eux sans même lever le pied. Leurs phares dézinguent les arbres, détruisent les bords de route, pires que des exfoliants. Regardez un peu comme tout devient blanc sur leur passage (et combien, par contraste, tout sombre dans une nuit d’encre après qu’ils sont passés.) Le plus simple ne serait-il pas de se poster devant la maison inhabitée, de manière à se laisser éclairer par les phares des automobilistes venant de gauche comme de ceux arrivant de droite ? Il doit bien y avoir un banc ou un tas de pierres, un petit seuil devant l’entrée, où il se hissera. Il s’imagine déjà, cloué à la porte comme une vieille chouette, ou alors dépecé, désossé, dépossédé de toute pudeur par l’éclat de cette lumière blanche qui le radiographie sans la moindre gêne. Et au nom de quoi se gênerait-on ? On croira qu’il s’agit d’une affiche, d’une publicité pour des yeux de chat, pour des lunettes capables de voir la nuit, pour des sous-vêtements fluorescents, ou pour un gel ébouriffant, pour une crème de beauté ou un déodorant. Une affiche vivante, une installation d’artiste, dont la rencontre impressionne durablement et incite à prendre la fuite. Ça n’est qu’après que l’automobiliste, redevenu raisonnable, réalise toute l’étendue de sa méprise. Evidemment il est trop tard pour opérer une marche arrière. Reste la solution de se coucher au milieu de la route et d’attendre là. Au point où il en est, cette idée ne lui apparaît que pour ce qu’elle est, la réponse extrême à une situation de détresse absolue. Après ça il ne restera plus rien. Alors, s’il veut hâter sa rencontre avec le destin, autant suivre cette intuition jusqu’au bout. Avec ce qui circule de voitures, avec ce virage à moins de cent mètres qui incite l’automobiliste à réduire sa vitesse, il possède une chance, une chance sérieuse qu’il se passe enfin quelque chose. Il se mettra à genoux et allumera sa lampe de poche, qu’il a bien fait d’économiser, se fiant à ses yeux de lynx. Il pourrait s’agir d’un type à mobylette d’ailleurs. Le type zigzaguera sur son engin, avant de s’arrêter pile à quelques mètres. C’est la lune qui rencontre le soleil, lancera-t-il en se bidonnant. On fait aujourd’hui de telles rencontres, et dans des endroits tellement improbables qu’il y aurait en effet de quoi rire, surtout quand on revient des enfers. D’avoir allumé sa lampe de poche le rendrait presque joyeux. Il se dit qu’avant que l’automobiliste ne le découvre brutalement dans l’éclairage de ses phares, il sera alerté par la petite luciole traçant obstinément des signes dans la nuit. Il pense à une étoile tombée du ciel. Jusqu’où la naïveté ne va-t-elle pas se loger ? L’automobiliste n’est sûrement pas poète. En tout cas il a l’air furieusement pressé. Loin de le forcer à ralentir, le virage contribue à le déporter davantage sur la gauche, l’obligeant à corriger sa trajectoire pour venir se rabattre sur la droite, ce qui provoque un flottement dans sa conduite, accompagné d’un sinistre crissement de freins. Avant même d’avoir été percuté par le véhicule qui déboule à toute allure, l’aspergeant d’une lumière aveuglante, celui qui puise enfin la force de se dresser sur ses deux jambes a encore la présence d’esprit d’imaginer le titre qu’on pourra lire le lendemain dans le journal local, Fauché net en pleine nuit le jour de ses 18 ans, et ne peut s’empêcher de trouver cet alexandrin terriblement bancal.

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