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Fragment d’un journal du dehors — 4/7 

jeudi 7 septembre 2023, par Yann Leblanc

Fragment d’un journal du dehors — 4/7

Durant ces quelques jours et nuits au dehors, le cours du temps s’est modifié. Plus d’heures, de minutes, de secondes mais de l’espace, aussi vaste que la Vie. L’univers palpitait, sans mesure ni limite. Le vent s’est calmé au fil des jours, jusqu’à n’être plus ce matin qu’un souffle discret. Les herbes et les feuillages remuent à peine, la terre est au repos.
Durant ces quelques jours et nuits au dehors, j’ai arpenté tous les reliefs, par tous les temps. J’ai vu la lumière surgir de mille manières, se poser, décliner puis se retirer à l’infini. Si tout se répète ici, ce n’est jamais à l’identique. Incessantes variations des sons, formes, couleurs, odeurs, textures, rythmes et goûts qui apparaissent, disparaissent, ne reviennent jamais, depuis toujours se réitèrent.

Je ne me trouve pas à un endroit précis du monde. Je me perds dans le monde. A chaque pas dépassé, saisi, surpris, accaparé tout à fait. Il y a d’énormes cétacés échoués dans les collines, troncs de châtaigniers creux aux veinures mouvantes. On éprouve le grand fracas des roches et l’on perçoit aussi, dans le murmure souterrain du ruisseau, la pesanteur tranquille de leur silence. On est ébloui par le soudain éclat de dentelle d’une fougère, emporté sur les versants par des flots de genêts. On rend grâce aux anciens pour l’intelligence des tracés et la disposition des lauzes. On voyage dans des constellations de cailloux.

Je n’aurai presque jamais croisé personne sur ces sentiers muletiers. Mais le travail conjoint de la matière par la main humaine et les éléments y fait merveille. Pacte plutôt que lutte, humble ténacité. Tant de murets, de toits ou de marches, par exemple, m’auront ému. Leur agencement est un mystère impossible à percer, un mouvement d’équilibre entre le plein et le vide.

Le premier jour, lorsque j’ai finalement atteint le plateau il était transi de tempête. J’ai fait quelques pas dans les bruyères jusqu’à un amas de grosses roches arrondies. Les rafales emportaient la bruine à l’horizontale, elle fouettait le visage et s’immisçait sous les vêtements. Ses ondulations formaient aussi un voile blanchâtre sur l’étendue et l’horizon. Je demeurais là un moment, comme un naufragé sur un îlot fragile menacé d’engloutissement. Puis il y eût une percée de soleil et je m’étonnais de nouveau des contours du monde. Sur le plateau je n’étais jamais plus que l’un d’eux. Pas même une présence : une silhouette.

Aujourd’hui me voilà perché sur une crête, à écrire paisiblement. Journée radieuse. Stridulations, bourdonnements impulsifs d’abeilles et de mouches, cris lointains d’un choucas, montagnes fourmis vallées lichens, araignée et rivière en chemin.

Je n’instaure plus de distances, ne tiens plus à l’écart, ouvert

à

l’ouvert

Yann Leblanc —

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P.-S.

Toutes les images : Yann Leblanc - 2023

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