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Sur Place forte de Sébastien Brebel 

jeudi 6 octobre 2005, par Jean-Patrice Dupin

Tout commence avec un notaire, qui se qualifie lui-même de "notaire déchu", et qui, inlassablement, sillonne seul au volant de sa voiture les départementales du Maine-et-Loire, à la recherche de la première phrase de ce qui devrait être ce qu’il appelle son "anti-testament". De cette première phrase devraient découler toutes les autres, pour aboutir à un document incompréhensible par quiconque. Lorsqu’il lui semble tenir enfin cette phrase, le notaire s’arrête dans le premier hôtel venu pour la noter, mais c’est toujours trop tard ; la phrase n’est pas la bonne, ou alors les termes exacts lui ont échappé ; il faut conduire encore.

En marge de cet "anti-testament", le notaire pense, il pense énormément. Déchéance, donc, vie comme comédie, comme art de l’échec et de la déception, passage du temps comme survenue systématique de la ruine, du pire, voire celle possible à tout instant, d’un accident. Et justement, cet accident advient : au détour d’une route, le "notaire déchu" heurte un chien. Que faire ? S’arrêter, et c’est comme condamner l’anti-testament. Continuer, mais le remords attendu condamne tout autant l’anti-testament. Le notaire s’arrête, recueille le chien, l’emmène au premier village à la recherche d’un vétérinaire. Il tombe sur la femme de celui-ci, qui lui indique les coordonnées d’une ferme isolée où il trouvera certainement son mari.

Nous en sommes là lorsque survient une seconde partie apparemment bien différente de la première, tant au niveau du récit que du point de vue du style. Un homme y est interné dans ce qui semble être un hôpital psychiatrique. Il effectue des dessins de gros mammifères, ou du moins de leurs squelettes, vaches, aurochs, il ne sait trop lui-même. Pourtant, des thèmes communs émergent : la perte, la ruine, la solitude, la tentative sans cesse recommencée d’aboutir à quelque chose. Le personnage principal de cette seconde partie regarde de sa fenêtre d’hôpital passer les voitures sur la route, pensant à leurs conducteurs solitaires, alors que quelques pages auparavant, le "notaire déchu" apercevait au loin une bâtisse qui lui semblait être un hôpital... Solitude enfermée et solitude libre, échec commun, emprisonnement dans des pensées certes différentes mais tout aussi paralysantes ; il semble que nous ayons là comme l’envers et l’avers d’une même entité, l’intérieur et l’extérieur d’une condition commune par laquelle, en tant qu’êtres humains, nous serions condamnés à n’aboutir à rien.

Et c’est bien là où semble vouloir en venir l’auteur, suggérant à plusieurs reprises que ce qui n’est pas en nous pure animalité est proprement insupportable. La pensée est un poison que nous humains secrétons sans cesse, et qui lentement mais sûrement nous détruit sans appel. La troisième partie du livre va nous éclairer sur ce point.

Nous retrouvons donc le "notaire déchu", parvenu à la ferme isolée indiquée par la femme du vétérinaire. Il entre et se trouve confronté à un spectacle difficile : une femme (la fermière), un homme (le vétérinaire), et un cadavre, celui du fermier, qui s’est pendu. Parler du chien au vétérinaire, difficile à présent, d’autant plus que la femme du fermier pendu s’est mis en tête de lui raconter leur vie dans cette ferme. Commence alors un long monologue durant lequel le notaire n’aura pas même le loisir d’articuler un mot. Le fermier pendu, dès qu’il a vu cette ferme, et sans prendre le moins du monde en compte sa taille et son état de total délabrement, s’est mis en tête de l’acheter et de faire tous les travaux de réfection nécessaires tout seul. Une ferme immense avec d’innombrables dépendances, dont il ne semble pas possible de faire jamais le tour ; au bout d’un moment le fermier a tout abandonné.

Avec le récit de la fermière, nous sortons de l’intériorité qui caractérisait les personnages des deux premières parties, pour accéder à une sorte d’altérité : le récit par quelqu’un d’autre de sa propre vie, et surtout de celle de son mari fraîchement pendu. Et même constat d’échec : une idée fixe poussée jusqu’au bout, et qui se transforme, comme irrémédiablement, en catastrophe. Et comme à chaque fois, c’est la force de la pensée qui a conduit au désastre.

Une fois de plus, donc, c’est tout ce qui en nous n’est pas animalité qui est en cause, qui nous détruit sans recours. Constatant son échec à propos des travaux de réfection, le fermier s’est enfermé dans une autre idée fixe : la lecture des auteurs allemands, qui expriment selon lui le plus haut degré de l’ennui, et donc (toujours selon lui), le plus haut sentiment d’être. Et le tout dans un fauteuil à oreilles ! L’irruption dans le récit d’un objet aussi insolite ne peut que confirmer ce qui se perçoit dès la première page du livre : une ressemblance assez extraordinaire de thèmes, mais surtout de style, avec Thomas Bernhard.

Quiconque en effet a lu Des arbres à abattre (Gallimard éd., 1987, pour la traduction française), sait quelle importance a ce "fauteuil à oreilles" dans le cours du récit. Mais encore, l’écriture de Sébastien Brebel ressemble à un démarquage pur et simple de celle de l’écrivain autrichien. De longues phrases, des parenthèses à n’en plus finir, un art consommé de la répétition (pas moins de treize fois le mot "accident" en une demi-page (p. 56), et ce n’est qu’un exemple), le thème de l’irritation abordé dès la première phrase du livre (le sous-titre de Des arbres à abattre n’est-il pas, justement, Une irritation ?), tout cela oblige à voir le spectre de Thomas Bernhard rôder au détour de presque chaque phrase, non sans art, ceci dit. En ajoutant la communauté des thèmes abordés par l’écrivain autrichien (l’œuvre impossible, l’échec, le délabrement...), nous avons là un bel exemple d’"imitation" littéraire, mais qui vaut aussi par ses qualités propres, à développer peut-être dans de futurs romans.

Humanité et animalité : nous ne connaîtrons jamais le sort du chien.

P.-S.

Sébastien Brebel, Place forte, P.O.L., 2002.

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