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Sur Le prolongement du point. Voyages littéraires en Russie d’Andreï Baldine 

traduit par Françoise Lesourd, Verdier, coll. « Slovo », 2015

vendredi 11 décembre 2015, par Françoise Genevray

Le prolongement du point : au titre de cet essai paru à Moscou en 2009 l’auteur accole un sous-titre, Voyages littéraires, qui semble parler de lui-même, mais sur lequel on pourrait se méprendre. Andreï Baldine n’est pas un écrivain-voyageur au sens aujourd’hui en vogue, avec collections et festivals dédiés.

Lui ne part pas en voyage pour rapporter un livre, il se déplace dans les livres pour y relever des itinéraires et composer une géographie, celle de l’imaginaire russe tel que le reflète et façonne la littérature de son pays. Ainsi ne relate-t-il pas telle quelle et pour elle-même « l’expédition de l’année 10 », qu’il mena sur les pas de Tolstoï en vue de reproduire l’ultime trajet accompli par le romancier, juste avant de mourir, entre Iasnaïa Poliana et la gare d’Astapovo : ce déplacement terrestre reste pour l’essayiste un outil et un volet de son enquête, une propédeutique au voyage principal, qui se déroule bel et bien dans l’espace littéraire, faisant de celui-ci son principal objet [1] .
La lecture de cet essai original et stimulant serait fort ardue si la traductrice n’avait eu à cœur de s’approprier et de clarifier au mieux la pensée de l’auteur au moment de la restituer dans notre langue. Saluons le rigoureux travail d’écriture de Françoise Lesourd, qui évite toute tentation d’à-peu-près dans ce texte bâti, certes, en vue d’une démonstration cohérente, mais où nombre d’obstacles risquent d’opacifier le sens : c’est le cas des retournements, aux limites de l’acrobatie intellectuelle, qui ponctuent le trajet d’une pensée soucieuse d’embrasser divers aspects d’une réalité complexe mêlant configurations historique et culturelle, projets littéraires et itinéraires d’écrivains. Tel est le cas aussi de ces vocables (« langue », « mot ») faussement limpides, trop courants pour ne pas être vagues ou polysémiques, autour desquels tourne la réflexion de Baldine. Autant donc prévenir le lecteur : doté en russe d’un usage extensif (on peut le voir dans le Journal d’un écrivain où Dostoïevski parle du « mot nouveau » qu’attendait sa génération), le terme « mot » (slovo  : mot, verbe, parole) souvent employé dans ce livre ne réfère pas à la linguistique ni à la philologie. Synonyme de langue, voire de langage (p. 209), il désigne globalement une forme de conscience et le mode d’expression associé, tels qu’ils se concrétisent, étroitement soudés, dans un écrit, un courant, une époque littéraires.

L’analyse de Baldine porte pour l’essentiel sur les rapports de l’espace et du texte au sein de la littérature russe. Rapports réciproques et bilatéraux : l’espace russe se conçoit chez lui comme un texte à déchiffrer (avec ses axes déterminant la composition de la page, ses limites conceptuelles, ses blancs), et le texte comme un espace à cartographier (texte-espace ouvert sur le monde, plutôt que vase clos selon l’approche structuraliste quand elle replie l’écrit sur lui-même). Rapports évolutifs de surcroît, car les formules précédentes doivent s’entendre au pluriel, déclinées au gré des idiosyncrasies auctoriales, fluctuant selon les vicissitudes de l’Histoire qui contribue à modeler la géographie intérieure de l’homme russe.
Dresser une carte de l’imaginaire des lettres russes consiste à se demander comment « l’espace où le mot russe a sa demeure » (p. 179) s’articule avec la géographie réelle de la Russie. En d’autres termes, comment l’espace mental, invisible (idéal, voire sacral), déployé dans les productions littéraires s’accommode-t-il de l’étendue concrète, visible (tangible, mesurable) du pays ? L’exemple d’Astapovo, « limite tolstoïenne (’livresque’) de la Russie » (p. 218) illustre parfaitement ce propos. L’illustre également l’existence de deux Arzamas, puisque la ville véritable ainsi nommée se retrouve doublée, après Pouchkine, d’un Arzamas de papier, emblème à la fois d’une illustre confrérie littéraire créée en 1815 par Joukovski et, au-delà, d’une lignée d’écrivains typiques selon Baldine de la tendance « moscovite ». Cette tendance consiste à fuir ou à escamoter l’espace national réel - immense, obscur, redouté - pour lui substituer le mot net, clair, rassurant. Elle cultive les lettres comme une « patrie qui se suffit à elle-même » (p. 200), pratiquant de ce fait une langue « moindre » que l’auteur oppose à la totalité englobante, mais encore virtuelle, d’une mémoire historico-littéraire russe qui attend d’être réunifiée (p. 430).
La cartographie méta-physique, ou supra-physique, pratiquée par Baldine contribue à renouveler un pan de l’histoire littéraire nationale, scrutant l’un de ses moments décisifs (de Karamzine à Pouchkine, au tournant entre XVIIIe et XIXe siècles) et montrant ses incidences ultérieures. L’auteur discerne en effet plusieurs « langues » et aussi plusieurs histoires (p. 275) russes superposées dans un milieu apparemment homogène qu’il s’attache à différencier : « notre grande littérature russe » est traversée de courants multiples, « des vecteurs diversement orientés la tirent à hue et à dia, les uns vers l’extérieur et les autres vers l’intérieur, qui hors de Moscou, qui vers Moscou » (p. 198). Après une éclipse au profit de Pétersbourg, l’ancienne capitale a retrouvé depuis 1812 son statut de centre spirituel, de point focal à partir duquel la Russie se pense et s’écrit. L’auteur voit cette tradition de la « langue moscovite » prévaloir jusqu’en 1917, voire jusqu’à nos jours (p. 430). « Langue moscovite », ce syntagme récurrent condense l’idée directrice de l’ouvrage, celle qui coordonne les chapitres successifs, passant de l’un à l’autre pour s’alimenter et se reformuler à l’aide d’éléments nouveaux. Lancer le mot « contre l’espace » (p. 167) jusqu’à créer « un continent de papier » (p. 207), substituer des constructions verbales aux coordonnées extérieures, fonder une « supra-réalité livresque » (p. 220) sur la base d’une rupture entre l’espace physique et le langage, tel est d’après Baldine le propre de la langue moscovite. Fruit du renouvellement opéré au temps de Pouchkine et largement de son fait, elle « trouve sa forme dans le rejet de la mer autre » (p. 214), mer fantasmatique que l’essayiste érige en métaphore d’un versant redouté de la géographie russe, à savoir sa partie provinciale, forestière, païenne.

« Le rejet de l’espace réel fut déterminant pour les fondateurs de la littérature russe moderne » (p. 185), affirme donc Baldine. Les spécialistes ne manqueront pas de discuter cette thèse d’une « moscovisation » (p. 257) durable de la Russie littéraire. Soit qu’ils questionnent son principe même : remplacer l’espace par le mot n’est-il pas le propre de toute littérature plutôt que le trait spécifique d’un moment des lettres russes ? Soit qu’ils contestent son extension, quand l’auteur généralise à l’excès : écrire que « la fameuse formule ’Moscou = Rome’ tient ensemble toutes les composantes de la réalité russe » (p. 275) constitue une exagération manifeste. Le plus gênant est que Baldine ne décrit pas la réalité figurant au centre de son propos, autrement dit cette « langue nouvelle qui se suffisait à elle-même » (p. 134) : le lecteur voudrait savoir quelles sont ses propriétés, or celles-ci sont affirmées, jamais montrées. D’où il résulte que les analyses concernant Pouchkine, si poussées et même sophistiquées soient-elles, par exemple quant aux divers calendriers (météorologique, liturgique) du poète-dramaturge, n’ont que peu de liens avec ce fil conducteur, sauf à observer qu’assigné à résidence par les autorités le créateur bâtit dès lors sa demeure dans le temps. Si les thèmes du livre trahissent à première vue l’influence sans doute indirecte de Bakhtine (celui d’Esthétique et théorie du roman), Baldine fraye son propre chemin, qui consiste à dégager la composante méta-physique de l’activité littéraire : c’est ainsi qu’il recompose chez Pouchkine un texte idéal sur Moscou qui supplante le texte réel (p. 364). On peut regretter que le commentaire des écrits évoqués disparaisse parfois derrière l’échafaudage métaphorique et conceptuel censé l’étayer. Il est vrai que l’essayiste nous a d’emblée prévenus quant au côté ludique d’une écriture qui par moments se grise de ses trouvailles, sans prétendre à la rigueur d’un savoir philologique serrant les textes de près et sur la longueur : « dans ce livre, il y aura beaucoup de jeu, de collages verbaux et sémantiques » (p. 16). Et de fait l’exposé frise plus d’une fois l’artifice verbal, ce dont l’auteur répugne à convenir (p. 246), mais qui fait aussi partie du jeu. Un jeu de piste en somme, avec des raccourcis inattendus, de longues échappées débouchant sur de surprenantes clairières, mâtiné par surcroît de digressions exploratoires où le sentier se perd de vue.
L’aventure vaut d’être suivie, même si elle génère quelques perplexités. Toutefois, plus que les reconstructions opérées en vertu de la « science optique des voyages » (p. 298) dont se revendique Baldine - « science conjecturale » (p. 269) conduisant à déchiffrer un « message supralogique » enclos dans les textes et porteur d’une « foi russe singulière » (p. 273) -, le lecteur doté d’un esprit plus positiviste retiendra ce qui complète ses connaissances ou ce qui les révise sous un nouveau jour. Ainsi l’ample volet inaugural, « Le voyage ’outre-limites’ de Nicolas Karamzine », montre-t-il comment l’auteur des Lettres d’un voyageur russe ajuste différemment son regard et son instrumentation verbale selon qu’il se trouve à Paris, à Londres ou sur le Rhin, forgeant pour chaque lieu une manière spécifique de « conjuguer le mot et l’espace » (p. 122) : il s’agit pour lui de réaménager la langue russe écrite pour la démarquer du slavon, afin qu’elle reflète le présent et le local, l’ici et maintenant du monde. Autre exemple : la divergence bien connue entre occidentalistes et slavophiles se voit partiellement reformulée quand Baldine substitue à ces options idéologiques des coordonnées géographiques tirées des points cardinaux : restent alors des occidentalistes et des sudistes, le sud désignant le tropisme slavo-grec de la culture russe incarné notamment par l’amiral et littérateur Alexandre Chichkov. L’essayiste établit fermement le rôle de l’année 1812 dans l’élaboration du « compas moscovite » (titre d’un chapitre) bientôt perfectionné par Tolstoï ; il pointe les déformations infligées à l’espace historique réel par le filtre de la « moscovisation » qui culmine dans Guerre et Paix et qui continue d’informer le regard des Russes sur eux-mêmes. Le livre fourmille d’éléments véridiques et de détails factuels traités de manière toute personnelle : les comportements d’Alexandre Ier, le projet lancé par lui de traduire la Bible en russe. Ou encore l’exil de Pouchkine en Russie méridionale, activant l’axe nord-sud, puis sud-nord quand il se retire à Mikhailovskoïe, nouvel exil où de sa quasi disparition civile surgit une progressive renaissance poétique dont Baldine retrace les étapes.
L’auteur peut se faire, on l’a vu, écrivain-voyageur au sens convenu du terme. Mais Le prolongement du point appartient à un écrivain tout court, épris d’images et de spéculations, confrontant les cartes et les territoires de l’écriture, mariant érudition et invention pour dessiner et armorier la topographie littéraire, tantôt visible et tantôt cachée, de son pays. On lit cet essai comme le récit d’une exploration donnant à réfléchir : à la nature et à la construction de l’espace russe, aux relations entre littérature et géographie, entre espace littéraire et conscience nationale, enfin aux circonstances qui permirent au culte de la littérature de prendre « tout son empire sur les esprits russes » (p. 445).

P.-S.

En médaillon, Andreï Baldine photographié par © Natalia Baldine.

Notes

[1Né en 1958, Andreï Baldine a fait des études d’architecture et fondé le groupe littéraire Путевой журнал (Journal de voyage, ou Carnet de route). « L’expédition de l’année 10 », est-il précisé en note (p. 57), se fit avec les membres de ce groupe, Roustam Rakhmatouline, Gennadi Vdovine, Vladimir Berezkine.

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