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A propos du Journal (1939-1943) de Georgui Efron (Murr) 

mercredi 19 novembre 2014, par Françoise Genevray

On connaissait, traduits en français, les mémoires d’Anastassia Tsvetaeva (Assia), sœur de Marina [1], ainsi que les lettres et souvenirs de sa fille Ariadna (Alia) [2]. Parmi les témoignages émanant des proches de la poétesse, voici à présent le journal tenu en russe et en français par son fils, Georgui Efron, surnommé Murr en mémoire de Hoffmann. Né à Prague, élevé en France, Murr a 14 ans lorsqu’il l’entreprend peu après son arrivée à Moscou avec sa mère (juin 1939). Le texte conservé se compose de dix-sept cahiers : le tout premier a disparu, confisqué en août 1939 lors de l’arrestation d’Alia, sa sœur aînée, bientôt suivie par celle de leur père, Serguei Efron ; un autre cahier fut volé à Tachkent en 1943 ; d’autres furent probablement confisqués, car d’importantes lacunes marquent l’année 1942. Le volume restant n’en est pas moins considérable, près de sept cents pages dans l’excellente édition française procurée par les Syrtes [3]. De quoi s’immerger dans la chronique d’un temps et des quelques lieux où s’achevèrent l’existence de Marina, puis de son fils.

Une première phase se déroule à Moscou et aux environs. Étranglée par le souci des siens, accablée par les tâches matérielles, Marina n’écrit plus de prose ni de poésie et ne tient plus ses Carnets. « Ma mère a reprisé des chaussettes toute la journée » (p. 242) entre deux traductions, son seul gagne-pain, de poètes polonais ou géorgiens. Murr, quant à lui, supporte tant bien que mal l’école secondaire, a soif de livres et de musique, se pend au poste de radio, dévore la presse et disserte sur la politique internationale. L’étendue de ses lectures a de quoi impressionner vu son âge : L. Carroll, Colette, Giraudoux, Montherlant, Twain, Dickens, Flaubert, Baudelaire, T. Gautier, Racine, Dos Passos, Steinbeck, Valéry et bien d’autres, Tchekhov ayant sa préférence parmi les Russes. À la veille de quitter Moscou pour le Tatarstan, Murr se démène encore pour obtenir Variété III. Il parle et écrit le français avec une parfaite aisance, passant de l’imparfait du subjonctif à l’argot des potaches : « Si je lui achète des préservos, peut-être me donnera-t-il Poèmes barbares de Leconte de Lisle » (p. 368).
L’écriture du journal met à nu un garçon aussi atypique qu’assoiffé de normalité. Conscient de ses atouts - intelligence, culture, volonté, ténacité - et non dénué de suffisance, Murr garde « l’estampille de l’Occident » (p. 268) qui le distingue de ses camarades de classe. Mais sans remettre en question, au début du moins, les idéaux communistes : il tente de s’adapter, de se soviétiser et s’énerve contre Mitia, son seul ami, venu de Paris lui aussi, qu’il juge trop nostalgique de la France. Lui se veut réaliste, pragmatique, et entend tirer son épingle du jeu où qu’il soit et quoi qu’il advienne. Car les conditions de vie sont pesantes : à l’inquiétude concernant le sort du père et de la sœur, qu’il ne reverra jamais, s’ajoutent l’incertitude du lendemain et la précarité des installations. Marina et Murr vont d’abri de fortune en domicile temporaire. Le problème du logement, des bagages à transporter et à caser, l’esprit petit-bourgeois des voisins, les querelles dans la cuisine commune à propos de casseroles déplacées, toutes ces mesquineries révulsent le garçon. Mais pas question de se laisser abattre comme sa mère par « le charivari domestique » (p. 375). Murr tolère mal l’angoisse et la nervosité de Marina, « l’ atmosphère de fin » qui l’environne, et pour garder son quant-à-soi pratique l’autopersuasion : « Ma mère pleure et parle de suicide ; la situation est terrible. Je m’en fiche, je m’en fiche, je m’en fiche » (p. 171).
Le journal ne vise pas l’exercice littéraire, bien que Marina eût formé ses enfants à cet usage. Murr en fait surtout un exutoire, le réceptable où il déverse ses humeurs, son emploi du temps et ses projets, où il exhale son impatience de vivre à sa guise sans attendre des conditions plus propices. On l’entend pester contre sa mère « vautrée à lire le Journal de J. Renard. Elle se fout absolument que je m’emmerde atrocement » (en frç, p. 111) ; s’interroger sur les femmes, le sexe, le plaisir ; ressasser tracas et contrariétés, formuler des règles de conduite et de pensée, un devoir d’optimisme et d’endurcissement. Quand il s’interroge sur le type de consolation trouvé à noter son quotidien, Murr l’attribue au « décalage » (p. 381) entre son existence extérieure et sa nature profonde. Le journal, à ce stade, suppose et entérine le dédoublement entre le faire et l’être, mobile classique de l’écriture diaristique.

À l’attaque allemande et à l’entrée en guerre de l’URSS (juin 1941) succède l’évacuation de Moscou en direction d’Elabouga. Murr reproche à sa mère ce départ précipité qui la prive de ressources et qui les exile dans un « village miteux », une bourgade qui n’est pour lui qu’un trou boueux. Quand moins d’un mois plus tard la poétesse se suicide, le garçon tait ses sentiments, se bornant à noter peu après : « Au fond, elle a bien fait, sa vie aurait été infâme » (p. 452). Mais il recopie les trois lettres qu’elle a laissées, dont l’une énonce ce dont son fils lui faisait grief : « je ne peux plus rien pour lui et je le détruis » (p. 435).
Pourquoi écrire ainsi ce journal ? se demandera souvent le lecteur frappé par sa prolixité, par la régularité et la minutie avec laquelle l’adolescent remplit ses cahiers. Se confier au papier comble la solitude dont il se plaint, résultat du concours des circonstances et d’une maturité supérieure à celle de ses condisciples. C’est aussi un ersatz de la vraie vie, d’une vie intense qui serait absorbée par l’action ; un havre de paix où se protéger des importuns : « comme c’est agréable d’écrire : tu es tranquille et personne ne te dérange » (p. 459) ; une « sorte de rite » (p. 463), dont la constance vaut pour elle-même dans cette existence bouleversée, lui ménageant un lieu fixe où consolider son moi. De l’exercice autrefois prescrit par Marina pour développer la personnalité et le style, Murr fera, à mesure que les choses empirent, une pratique de survie.
Une nouvelle césure se produit quand il est évacué de Moscou pour la deuxième fois, en octobre 1941. L’interminable trajet en train vers Tachkent est évoqué avec force détails concrets : Murr cire ses bottines, fait la queue pour trouver de l’eau aux arrêts, lit Les Beaux Quartiers d’Aragon, écoute les conversations et en tire matière à fustiger l’égoïsme social de l’intelligentsia qui forme sa compagnie. Au début 1943, il s’attend à être mobilisé, sans savoir à quel poste : au front, aux champs, à l’usine, aux travaux de défense ? Ce sera de toute façon un pas de plus « dans la brutalité et la sauvagerie » (p. 531). Les notations se focalisent désormais sur la nourriture. L’adolescent sans famille ni ressources court les distributions de vivres, les marchés citadins et le marché noir, échange ou revend ses rations, quête les invitations à déjeuner, détaille chaque menu et chaque pitance, comptabilise le moindre achat. Litanie de la faim dévorante, insatiable, et des accès boulimiques. Obsession du ravitaillement, des cartes à se procurer, des dettes à payer, de l’argent à trouver. L’écriture à présent crie le dénuement, clame le dégoût d’une vie ravalée aux besoins élémentaires, la colère contre une existence misérable, « grossière, sale, bête » qui fait voir le monde « à travers le prisme de la faim » (p. 617). Tandis que s’étire l’attente du recrutement imminent, mais retardé par les lenteurs administratives et par le chaos ambiant, le temps journalier se morcèle en allées et venues, en démarches et en marchandages. « J’en ai tellement assez de tout que je n’ai plus envie que de bouffer et de lire Tchekhov » (p. 693) : de l’ancien Murr, toujours plus déraciné, reste en effet la passion des livres. Il voudrait relire La Nausée de Sartre et découvrir Le Mur, achète les Essais de Montaigne, rêve de composer une Histoire de la littérature française contemporaine qui embrasserait l’entre deux-guerres et amorce un roman sur la famille paternelle. À celui qui « danse sur la corde » (p. 563) le journal propose un dernier recours salvateur : consigner le quotidien, si ingrat soit-il désormais, entretient le sentiment d’une relative maîtrise des choses. « Mes journaux sont mon unique bien, et j’en ai besoin » (p. 684) : unique bien non substituable, non échangeable, non monnayable, contrairement à tout le reste - vivres, livres, vêtements. La page écrite offre un ultime espace de liberté, où se ressaisir au travers des contraintes assiégeant la pensée et dictant les actes (jusqu’au vol). Mais les cahiers s’interrompent à Tachkent le 25 août 1943. On sait que Murr finit par regagner Moscou, où il trouve un travail de gardien et s’inscrit dans un institut d’études littéraires. Mobilisé en février 1944, il est blessé au front en juillet et meurt sans doute peu après.

N’attendez pas de ce texte sauvé du naufrage une délectation esthétique. D’innombrables redites incitent à lire parfois en diagonale, et l’on peut survoler ou sauter les pages traitant de politique internationale et des péripéties de la guerre. Mais l’aridité peut avoir une beauté en elle-même, notait Alain Borer au sujet des lettres envoyées par Rimbaud d’Abyssinie. Et la monotonie même de ses plaintes finit par nous attacher à ce Murr que l’on voit se débattre avec la dernière énergie contre l’adversité. Bien sûr l’intérêt documentaire est manifeste, par exemple quand il enregistre l’état d’esprit défaitiste des Moscovites bombardés, ou les espoirs des intellectuels soviétiques concernant l’après-guerre. Mais au-delà d’un témoignage sur l’époque, qui suppose toujours une extériorité chez celui qui le reçoit, c’est une expérience plus directe qui se propose ici au lecteur. Expérience de compassion dans le sens étymologique (sentir avec, partager l’épreuve) du mot. Expérience doublement vertigineuse, parce qu’un abîme nous sépare objectivement de l’auteur (comment Murr eût-il pu imaginer qu’un jour nous entrerions de plain-pied dans ses pensées intimes ?), tandis que la lecture de son journal, à ranger parmi les plus singuliers du genre, restitue sa présence physique et morale avec une force inoubliable.

Françoise Genevray

1 Anastassia Tsvetaeva, {Souvenirs}, trad. du russe par Michèle Kahn, Actes Sud-Solin, 2003.
2 Ariadna Efron, {Chronique d'un goulag ordinaire (1942-1955)}, trad. Simone Goblot, Phébus, 2005 ; {Marina Tsvetaeva, ma mère}, trad. Simone Goblot, Éditions des Syrtes, 2008.
3 Où l’on ne relève que de rares erreurs : la date donnée p. 7 (le cahier n° 2 commence le 4 mars et non le 4 août 1940) ; « adage » considéré féminin (« celles », p. 72) ; Heinrich Neuhaus, pianiste ami de Pasternak, devient ici Neigaouz (p. 164 et index), faute d’avoir été transcrit selon l’usage.

P.-S.

Georgui Efron (Murr), Journal (1939-1943), traduit du russe par Simone Goblot, préfacé et annoté par Véronique Lossky, Paris, Éditions des Syrtes, 2014

Notes

[1Anastassia Tsvetaeva, Souvenirs, trad. du russe par Michèle Kahn, Actes Sud-Solin, 2003.

[2Ariadna Efron, Chronique d’un goulag ordinaire (1942-1955), trad. Simone Goblot, Phébus, 2005 ; Marina Tsvetaeva, Ma mère, trad. Simone Goblot, Éditions des Syrtes, 2008.

[3Où l’on ne relève que de rares erreurs : la date donnée p. 7 (le cahier n° 2 commence le 4 mars et non le 4 août 1940) ; « adage » considéré féminin (« celles », p. 72) ; Heinrich Neuhaus, pianiste ami de Pasternak, devient ici Neigaouz (p. 164 et index), faute d’avoir été transcrit selon l’usage.

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