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Sur "DÉSOBÉIR" de Henry-David Thoreau 

mercredi 7 novembre 2012, par Benjamin Crémieux

Léon Bazalgette a traduit Whitman. Louis Fabulet a traduit Kipling. Avec André Gide et Valéry Larbaud, ce sont eux qui ont le plus fait depuis vingt ans pour répandre chez nous la connaissance de la littérature anglo-saxonne moderne et contemporaine.

Rien de plus justifié que la fière protestation de Fabulet, exclu des cérémonies de la Sorbonne en l’honneur de Kipling. Il a fallu la guerre et les crédits de la propagande officielle pour informer nos maîtres de l’enseignement supérieur, titulaires de chaires de langues vivantes, qu’il y avait des hommes vivants dans les pays qu’ils étaient chargés d’étudier et que leur tâche n’était pas uniquement besogne de nécrophore.
Aujourd’hui c’est l’Américain Henry Thoreau (1817-1862) dont la leçon nous est proposée. Et ce n’est point par quelque professeur spécialiste, c’est encore par Bazalgette et Fabulet. Désobéir, que publie Bazalgette dans la collection des Prosateurs Étrangers Modernes qu’il dirige, est un recueil d’essais choisis dans toute l’œuvre de Thoreau. Fabulet donnera prochainement aux éditions de la Nouvelle Revue Française une traduction de Walden, le plus important ouvrage de Thoreau.

Il est donc, avant d’avoir lu Walden, assez difficile de juger tout ce que Thoreau peut apporter de salubre et de tonifiant soit aux simples lecteurs, soit aux écrivains français. Car c’est cela que nous annonce Bazalgette dans son Introduction. Mais on peut s’en faire une idée déjà assez nette en lisant Désobéir. Il se dégage de tous ces essais une impression de santé intellectuelle, morale, physique, une impression de courage intellectuel, moral et physique qui ferait penser à ce que nous a déjà apporté Kipling, si le ressort de cette santé et de ce courage, au lieu d’être national et social, n’était purement individuel. Individualisme et idéalisme joints, plus que joints, soudés ensemble, cela représente la résolution d’une antinomie qui peut nous paraître irréductible, ou tout au moins la synthèse de deux formules fort éloignées l’une de l’autre. Si Thoreau s’affirme avec tant d’éclat anti-esclavagiste, s’il défend envers et contre tous John Brown, condamné à la pendaison pour avoir tenté de soulever les noirs de Virginie, c’est parce qu’il ressent personnellement l’offense faite à sa liberté propre par l’existence de l’esclavage. Libertaire, c’est la qualification qui lui convient le mieux, révolté contre toutes les contraintes de la société. Et non pas seulement de la société, mais encore de la civilisation.

Tout ce qui n’est pas dans Désobéir rébellion contre les injustices sociales et le pharisaïsme, est un acte d’accusation contre les aises inutiles, les complications de la vie civilisée, un hymne à la vie naturelle, à la vie dans les bois, à la façon joyeuse des oiseaux et des fleurs.

Littérairement il y a dans la façon carrée dont Thoreau attaque ses dissertations, dans son lyrisme dru et familier quelque chose d’attirant. Est-ce très différent de ce que nous enseignait Whitman ? Il ne le semble pas : mais comme Thoreau écrit en prose, et non en vers, il a des articulations dans la phrase, un rythme dans la diction qui lui sont propres et dont il n’y a pas d’exemple dans notre littérature.

Intellectuellement et moralement, il me semble difficile que Thoreau puisse exercer une grande influence. Traduit avant la guerre, il aurait pu n’en être pas de même. Mais après cinq ans de tranchées et de vie dans les bois, ce n’est pas le bonheur par la suppression de la civilisation que cherche l’homme occidental, mais par un aménagement plus rationnel et plus équitable de la civilisation. Quand on n’est pas content du régime, aujourd’hui, on ne devient pas anarchiste, mais communiste. On ne cherche pas à s’évader de la contrainte sociale, mais à en modifier les conditions, sans la relâcher, bien au contraire, en l’accentuant. Il y a en outre dans Thoreau un côté Kantien et un côté Mévah-Raymond Duncan qui le revêt d’un léger, très léger ridicule à nos yeux et compromettra peut-être sa fortune en France.
Mais attendons Walden.

BENJAMIN CRÉMIEUX

P.-S.

La Nouvelle Revue Française

NRF, 1922 (Tome XVIII, pp. 240-242).

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