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Réflexions destinées à la cérémonie commémorative pour Aaron Swartz 

samedi 11 janvier 2014, par Ron Wyden, Régis Poulet (traduction) (Date de rédaction antérieure : 26 février 2013).


[ Rediffusion dédiée à la célébration du premier anniversaire de la disparition de Aaron Swartz le 11 janvier 2013. (11 janvier 2014) ]

« Il y a longtemps, Henry David Thoreau a demandé si un « citoyen [devrait] jamais un instant, ou le moins du monde, abdiquer sa conscience au législateur ? »

C’est une question qui devrait être posée en permanence. Je le dis en tant que législateur, et en tant que père.

Désormais je pense à Aaron quand je lis le livre Henry gravit une montagne à mes jumeaux de cinq ans. Le livre a été inspiré par la nuit que Thoreau passa en prison. »



Washington, DC, le 4 février 2013

Il y a longtemps, Henry David Thoreau a demandé si un « citoyen [devrait] jamais un instant, ou le moins du monde, abdiquer sa conscience au législateur ? »

C’est une question qui devrait être posée en permanence. Je le dis en tant que législateur, et en tant que père.

Désormais je pense à Aaron quand je lis le livre Henry gravit une montagne à mes jumeaux de cinq ans. Le livre a été inspiré par la nuit que Thoreau passa en prison.

Dans cet ouvrage, un ours confus nommé Henry veut gravir une montagne. Mais il n’a qu’une seule chaussure. En route pour la boutique du cordonnier, le percepteur l’arrêta. Henry refusait de payer l’impôt parce qu’il s’opposait à une injustice tolérée par l’État. Il préférait aller en prison que de payer l’impôt. Il ne voulait pas abdiquer sa conscience.

Dans sa blanche cellule de prison, il aurait bien aimé avoir encore son autre chaussure. Alors il tira des crayons de sa poche et dessina une chaussure sur un mur blanc. Puis il dessina un colibri posé sur une fleur. Puis il dessina des arbres et s’imagina gravissant une montagne. Il escalada des cascades. Il marcha à travers les nuages.

Arrivé au sommet de la montagne, Henry imagina qu’il rencontrait un voyageur venant de l’autre côté. Le voyageur cherchait à être libéré de l’injustice de son côté de la montagne. Henry et lui s’assirent, et parlèrent, rirent et chantèrent des chansons. Henry remarqua que le voyageur n’avait pas de chaussures et lui demanda où il allait. « Jusqu’à l’étoile Polaire », répondit le voyageur.

« C’est un long chemin », déclara Henry. « Prends mes chaussures ! » Le voyageur enfila les chaussures de Henry. Il se leva et fit un signe de la main. « Merci, mon ami, » cria-t-il.

Puis Henry descendit du sommet la nuit durant. Il trébucha. Se prit le pied dans un terrier de lapin. Il marcha toute la nuit et entra dans une petite pièce à l’aube. A ce moment, la porte s’ouvrit pour le réveiller. Il était de retour à ce que nous appelons « la réalité ». A la porte se tenait le percepteur disant à Henry qu’il était libre parce que quelqu’un avait payé ses impôts. Lorsqu’on lui demanda ce que ça faisait d’être libre, Henry dit : « On se sent comme au sommet d’une très haute montagne ! » Puis il se rendit chez le cordonnier pour acheter une nouvelle paire de chaussures.

Pour moi, l’histoire d’Aaron est un peu comme celle de Henry. Henry a entaillé sa cellule de prison. Il a entaillé pour aider les gens – pour donner des chaussures à un voyageur. Pour dénoncer l’injustice par la désobéissance civile.

Aaron a travaillé en étroite collaboration avec mon bureau sur un certain nombre de questions de libertés civiles.

Nous avons marché côte à côte vers la même étoile et ce qu’elle représentait pour nous et pour les autres. Je lui suis reconnaissant pour cette expérience.

Aaron restera à jamais une source d’inspiration. Pendant son court séjour sur Terre, il a fait une différence éternelle. Pour cela, nous remercions Aaron et nous réaffirmons notre engagement à poursuivre sa marche pour la liberté et pour un monde plus juste.

Aaron était un hackeur [1]. Il a « taillé » pour promouvoir l’innovation grâce à l’ouverture. Lorsque Aaron voyait l’injustice, il a « entaillé » [2] pour y remédier. Aaron Swartz a « entaillé » Washington. Une loi mal écrite l’a désigné comme un criminel. Le bon sens et la conscience sont meilleurs juges.

Pour moi, Aaron, comme Henry, est maintenant au sommet d’une très haute montagne.

Merci.
Ron Ryden,

Sénateur de l’Oregon (États-Unis d’Amérique).

P.-S.

Ce texte est la traduction du
discours suivant :


En logo, une œuvre de l’artiste finlandais Santtu Mustonen.

Notes

[1NDT : Nous choisissons de ne pas traduire ‘hackeur’ par ‘pirate’, dont la connotation reste par trop négative, mais de nous appuyer sur le rappel des traducteurs (Emmanuel Fleury & Sébastien Blondeel) de Eric Steven Raymond, A la conquête de la Noosphère => HACK : n. m. - de l’angl. hack. Une invention astucieuse, une solution élégante à un problème. Aujourd’hui j’ai fait un bon hack pour résoudre mon problème de disque dur. =>HACKER : v. tr. - de l’angl. hack. Inventer, bidouiller, bricoler, la plupart du temps dans le domaine de l’informatique. Pas de problème je vais te hacker une solution vite fait. =>HACKEUR : n. m. - de l’angl. hacker. Inventeur, bidouilleur, bricoleur, la plupart du temps dans le domaine de l’informatique. Ce type est un vrai hackeur !

[2hacked - même cas de traduction que hacker ; au sens strict du verbe to hack (historique — les bûcherons spécialisés dans le dégrossissement du bois — et informatique) : entailler (coder ou décoder, crypter ou décrypter = tailler) notamment en jargon d’informaticien pour les spécialistes du code dans les laboratoires universitaires américains des logiciels libres (MIT, Harvard, Princeton). Ici il s’agit explicitement pour les américains de l’impact de Swartz au Congrès, parmi la Chambre des représentants et au Sénat, à propos de la loi SOPA qu’il réussit à empêcher, après des mois de patience et d’explications dans des commissions officielles. En fait il est entré tout à fait légalement dans une commission (puis a animé la création d’une autre commission spécialisée qui se confronta aux autres représentants et aux sénateurs), présenté par le juriste Lawrence Lessig (à l’origine de la commission sur la corruption politique, mais plus connu en France comme le fondateur de Creative Commons) et la sénatrice démocrate Elizabeth Warren, mandaté par plus de 250 000 signatures sur une pétition qu’il avait lancée (le minimum du nombre de signatures requis pour être entendu par le gouvernement américain et les représentants est de 25 000, autant dire qu’il en tenait dix fois plus). Swartz a résumé l’événement dans son exposé aux rencontres de Freedom To Connect en mai 2012 (retranscrit dans Democracy Now ! et traduit en français dans criticalsecret). Donc il a entaillé Washington où SOPA allait être quasiment voté à l’unanimité (et le fut, malgré les réserves, qui suivirent les explications de Aaron Swartz, de la plupart de ceux qui, en dépit de leur nouvelle conviction sur l’inadaptation de cette loi, votèrent pour) : il a créé une faille dans le Congrès où finalement SOPA fut prescrit. Car un sénateur démocrate, précisément Ron Wyden lui-même, auteur de l’éloge traduit dans nos pages, se leva finalement contre toute attente, pour empêcher radicalement cette loi qu’il qualifia de « bombe de pénétration nucléaire contre l’Internet » (un seul sénateur suffit pour contrarier le cours d’une loi qui vient d’être votée en première instance). L’ordre du jour de SOPA fut finalement déclaré forclos au début du printemps 2012. Il l’a fait avec des arguments à la fois logiques et humains et un travail farouche, de notoriété publique, c’est donc ce qu’est supposé vouloir dire le sénateur Ryden qui bien sûr a vu Swartz à l’acte même, dans ces circonstances. Et par conséquent, Swartz a aussi entaillé le cœur des sénateurs et des représentants qu’il avait touchés (et il y en a eu plusieurs dans chacun des deux partis), et qui se retrouvent endeuillés par son suicide (d’où cette conclusion à triple sens).

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