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Ou les pères et les mères 

lundi 20 septembre 2010, par Kaoutar Harchi

Je déambule, attends mon tour et finis par vomir devant la porte. Qu’inventer d’autre pour sortir d’ici ?
Les infirmières jettent une serpillière à mes pieds, essuient ma bouche et repartent indifférentes à mes suppliques. Aspirées par le couloir bleu, les infirmières disparaissent au premier tournant, pressées d’emporter leurs ombres loin de mes yeux. Déracinés… Nulle part où plonger, plus de peau à creuser de mes ongles poussés alors à nouveau je rode près du jardin d’où, entre les rosiers, perce la voix du médecin qui, depuis plusieurs semaines, refuse de me recevoir tant mon cas désormais l’ennuie.

— Monsieur, nous en avons discuté des centaines de fois…

— Je vous ai tout raconté ! Mes cauchemars ! Timimoun, Si Larbi, notre mère, l’inceste… Vous aviez promis de me laisser repartir mais rien ! Je passe mes journées à errer de chambre en chambre, je fréquente des hommes et des femmes condamnés, inconscients de l’être, qui s’arrachent les cheveux et se piquent entre chaque repas.

— Vous leur ressemblez pourtant !

— C’est faux !

Dans cette ville, mon nom ne signifie rien. Un sifflement évacué. Parmi les grandes tours, ma vie entière ainsi, à la poursuite de visions dans la confusion des usines, sans père ni mère. A tuer. Errance grisée d’un trop plein de violence latente. Contre les murs, sous forme de coulées ou de vastes trous, mes éclats hargneux burinés à même la brique, filiation obsédante et maladive, j’ai frappé tant que j’ai pu… Riverains alertés. Des chiens lâchés en pleine nuit. Pareillement toujours... Puis une fille est morte dans mes bras, raide. Elle a saigné et j’ai bu. Au pied du lampadaire, claire de grâce, étoile décrochée plus jamais haute, Céline elle s’appelait et moi Arezki.

***
Depuis, je suis là, dit irresponsable, prêt pour le franchissement sauvage de la grande enceinte en métal, l’évasion obligée, direction la baie bleue enchantée, l’Algérie, centre imaginaire parcouru à pieds. Longues routes pierreuses penchées vers le Sud, semblables à mes lignées inconnues inclinées côté drame, que je parcours encore et encore. Dans ma tête tapissée, ratissée, parsemée d’images parentales effacées… Bientôt, il me faudra véritablement partir, adieu mes thérapeutes, mes assassins, je vous quitte, et cette chatte que m’a léguée la mer un après-midi où les vagues flirtaient près des trottoirs, cette chatte plaintive, léchée par la solitude, m’accompagne et ne vous griffera plus.
Fuite rude
Mur haut
Me ramasse lentement
Et prends la première route sans me soucier de la direction
Course freinée
Une mère ne peut parler sans se déchirer le visage
Elle qui n’existe pas
***
Dans les tavernes, la chatte et moi buvons le lait des femmes. Création de souvenirs jamais eus comme si dans ces bras épais, je perdais mon âge et redescendais vers le plus bas, de là d’où je n’aurais jamais dû monter, les marécages agréables au regard de l’angoisse des terres actuelles. Né un jour, laissé le lendemain, des oncles obscurs m’ont élevé, j’ai grandi sur un escalier de bronze, la petite maison jamais entièrement bâtie… Jeune, j’y pensais déjà : les pères et les mères, morts ou non, ne peuvent que trahir et les fils malheureux s’acharnent sur des tombeaux vides puis finissent par les habiter. Je suis ce fils aux cheveux mi-longs maquillé noirs, adopté par la révolution de devenir son propre parent.

L’Algérie rêvée ne m’a pas recueilli. Au sortir des bars, la patrouille m’attendait, jalouse de ma liberté, harassée par l’odeur d’urine et de bière, prête à égorger mon souffle et à me retirer les yeux. Les amoureux des camisoles décorées sont ainsi, ils me refusent le dehors pour cause de meurtre… Je ne l’ai pas tuée… Les jardins en flamme, la nuque boursouflée, son corps qui m’attendait, pris si fortement que les brûlures propagées ne m’ont semblé être que le prolongement fugace d’un amour amalgamé aux fanges du désir.
Alors nous rentrons. Eux devant, nous derrière. La chatte et moi ne sommes pas tristes. Les nuits pour sortir ne manquent pas. La soif les multiplie et le délire les rend réelles, oui, je rentre, je m’éloigne en trombe des poitrines rajeunissantes, et garde à l’esprit que vivre sans mère, à l’adolescence, m’a protégé d’une folie que le temps adulte désormais génère par effet de vengeance. La vengeance volée aux fils. Aux filles, je crois surtout. L’errance a remplacé les jours et dans les journaux, je lis que le long des fleuves, on jette des frères dont je n’ai pas idée.
***
Je tourne en rond, passe mon tour…

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