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Lilith et son amant français (2) 

jeudi 10 novembre 2011, par Mariana Naydova

Chien était heureux. Les dîners désespérés, Anne dans sa chambre, les enfants sur l’ordinateur, et Fernand dans la cuisine devant sa bouteille de bière tiède, tout cela embêtait même le chien. Une femme est apparue, montée sur sur son vélo, et le chien a couru après elle. La femme s’est arrêtée.
— Excusez le chien ! Désolé, mais il est devenu un peu sauvage en ville. Vous vivez au paradis, vous savez ?
Fernand a été surpris d’entendre sa voix.
— Je me suis arrêtée parce que j’aime les chiens. J’ai une bergère allemande. Les voisins, parfois, se fâchent parce qu’elle aboie dans la nuit.
— C’est Chien, c’est son prénom, c’est un philosophe, vous savez, et donc il n’aboie pas. Pas au moins pendant un certain temps. Je pense qu’il est un peu déprimé. Nous ramassons des champignons, le chien les connaît ! Bon... il était agréable de bavarder un peu.

La femme rit pour toute réponse et son visage s’est recouvert de petites rides.


— Je vis dans la maison au numéro trente et un, vers le bas si vous descendez la route. Si vous êtes fatigué, et désirez du thé, pour moi cela sera un plaisir de vous recevoir.

Fernand a été surpris, mais a promis de passer après la promenade. Pas le temps de se poser des questions sur la raison de cette invitation. Parce que le peintre écrit des lettres à une femme qui parle un mauvais français, parce que Fernand cherche le peintre pour consoler la femme qui parle un mauvais français, parce que sa femme Anne se masturbe dans la chambre à coucher, et que Fernand la regarde, sans qu’elle le sache, et puis il vomit, bandé, dans la salle de bains.

Fernand, je veux que tu trouves Mars et qu’il soit mort ! Ce que je te dis n’est pas seulement une métaphore, je t’assure, et ensuite tu récupéreras ta femme Anne ! Lilith.


— Tu me guettes comme un rat des canaux, hein ?

Anne se réjouit de son sentiment de supériorité. Sa force, c’est qu’elle est sans vergogne. Elle lui dit que c’est naturel, que les chats ne se cachent pas quand ils s’accouplent, qu’ils miaulent même, qu’ils pleurent dans la nuit comme des petits enfants, que Chien se frotte contre l’oreiller et même sur sa jambe.
— Alors, je pense parfois à m’offrir à Chien, ouvrir mes jambes pour lui ! Je sais qu’il ne me demanderait pas pourquoi je me touche entre les jambes, et sûrement sa langue va se promener là où à toi, il te semblait un sacrilège de lécher ! Dieu ! Débarrasse-moi de ce cirque ! Donc, une autre fois, tu ne regardes pas, si cela t’écoeure !

Le plus étrange c’était que Fernand ne voulait pas voir Anne morte. Quel mal avait-il fait, ce peintre, Mars ? Lilith était fourrée dans sa tête. Fernand imaginait Anne, malade, pâle, exsangue comme après le dernier accouchement. Elle ne pouvait même pas tenir une tasse à la main. A l’époque, il avait volé à son secours, c’était elle qui l’avait permis. Fernand peut aimer seulement comme un chien. Il a eu pour la première fois la pensée que ce désir de voir Anne presque morte et nue, les jambes écartées, était pervers ; de la voir juste pour pouvoir ensuite la couvrir de la couette, et lui donner un verre de vin dans le lit.

La route a tourné à droite, la rivière est restée quelque part derrière, l’air sentait le sapin et le mycélium. Les maisons étaient belles, avec de grandes cours. Le silence pouvait faire geler le sang.

Lilith, je pense qu’en prenant l’habitude d’écrire en français, vous allez progresser très rapidement et exprimer vos pensées avec plus d’aisance. Je devine déjà que vous avez un réel talent littéraire, même si parfois, effectivement, je ne comprends pas tout. Par exemple, cet homme que vous avez effrayé (dites-vous) était-ce un correspondant comme moi ? Ou bien quelqu’un que vous avez rencontré effectivement ? Je pense que le fait d’avoir une imagination vive, c’est plutôt une bonne chose ! Et qu’il faut s’en féliciter. Je ne suis pas non plus dépourvu d’imagination, et même je connais les dangers de celle-ci, je la revendique cependant. Vous me demandez de vous raconter mon histoire. Elle est longue comme mon âge, voyez-vous, et je ne pourrais la raconter en quelques mails, mais au fur et à mesure de notre correspondance, vous parviendrez, je pense, à la reconstituer bribe par bribe, parce que je crois que notre échange va se poursuivre. Je suis divorcé à cause de l’usure du temps. Même dans les sentiments le temps joue un rôle non négligeable. Il transforme la roche en sable et l’amour le plus fort en un sentiment friable. Mais il soulage aussi des peines, et voilà, il n’y a rien d’original dans tout cela. Maintenant, je suis seul depuis longtemps et je voudrais rencontrer une femme, car vivre sans amour ce n’est pas vivre vraiment. Mais si l’on peut trouver rapidement un amour quand on a vingt ans, c’est plus difficile à mon âge. Avez-vous reçu ma photo ? Vous ne m’en parlez pas. Peut-être ne l’avez-vous pas reçue ? J’aimerais bien connaître votre visage, deviner votre regard. Je sais qu’une photo n’est que le reflet instantané de la lumière, mais cela permet de se faire une petite idée de la physionomie et peut-être même du caractère. Courage. Je vous assure que votre français n’est pas du tout basique. Mars.


Ma personnalité officielle, je parle de la bête Eva, ne semblait pas s’intéresser à lui, mais Mars n’a pas un instant hésité sur le fait que je sois Lilith, et ses paroles ont promis d’être versées à partir de la corne d’abondance. Je ne pensais plus à Adam et pourquoi il m’a brisé le cœur, au moins pas autant qu’avant.

Bonsoir, Lilith. Tu me dis que je ne peux pas t’apprécier. C’est faux, parce que je t’apprécie beaucoup, plus que tu ne le penses pas ! Crois-moi. J’aime lire tes lettres, qui sont sincères et touchent mon cœur. Je t’avoue, ma belle inconnue, mes sentiments et te donne ma confiance ! Fernand.

Quelle phrase ! Je baise votre main, Madame, et toute cette merde galante. Il aurait mieux valu qu’Adam ait appris le français au lieu de me parler de pipes, et se désoler qu’Eve ne veuille pas se faire arroser la gorge avec son lait, mais comment après aurait-elle pu embrasser les enfants avec cette même bouche ? Que je lui fasse une bonne pipe une seule fois encore, même si cela avait été vite fait, et voir à quel point ma langue lui avait manquée. Je devais garder en plus le silence devant Eve : “Tu la connais bien, elle est …” ?! Pour un peu il aurait dit “vertueuse”, mais il savait que je lui aurais ricané à la figure, et que c’en aurait été fini des pipes. Si Adam pouvait savoir comment Fernand m’aimait, comment il a reçu la foudre sur le coup.

Tu me comprends, tu m’écris toujours avec des mots justes pour que je reprenne mon espoir, et grâce à toi je me bats chaque jour de ma vie afin qu’elle soit meilleure. Tu me donnes même un peu de joie. Tu sais, sur le site, ici en France, je dialogue avec d’autres femmes, mais elles ne sont pas sincères et je ne les crois pas. Avec toi, c’est du bonheur, je me sens bien. J’aime t’écrire et te lire. C’est vrai, je voudrais te rencontrer, partager un dîner avec toi, ou prendre un verre. Quant à la distance, malgré elle, un jour on se verra. Je t’envoie un baiser, Lilith, et à bientôt, Fernand.

J’ai été bouleversée, me sentais coupable. Il n’y avait aucun moyen de lui envoyer ma photo et mon cœur. J’avais déjà gobé l’hameçon et le crochet à l’intérieur me grattait comme si Mars cherchait à aller entre mes jambes. J’envisageais même de lui être fidèle, à Mars. J’ai été comme un recueil de sottises. Fernand m’aurait consolée les nuits où Mars aurait chassé la chair de femmes inconnues. J’aurais pleuré sur l’épaule de Fernand et entendu son cœur brisé se soulager dans le mien, en oubliant Anne. J’écris à Fernand de baiser la première femme qu’il trouve sous sa main. Ensuite, qu’il fasse de même avec une autre, et encore de baiser la femme de son patron avec désespoir et de la malice dans le cœur, puis de prendre la femme de son meilleur ami avec le sentiment de l’apitoiement sur soi et la culpabilité jusqu’à ce que toutes ces femmes écartées le regardent avec les yeux d’Anne. Je lui dis que c’est seulement de cette façon qu’il sera sauvé. Mais non, comment se sauverait-il si ses enfants le regardent avec les yeux d’Anne ! Seulement moi, Lilith, j’étais attentionnée et attentive encore.

Fernand, si une femme t’écoute attentivement tu dois avoir peur, car elle fait des plans ! Je fais des plans. Je veux savoir la volonté de Celui, du Sadique dans les cieux. Maintenant, Il me donne un homme comme Fernand, parce que j’avais été mégère. Je suis punie d’avoir été une chienne, une vilaine qui tenait un cœur dans ses mains, mais qui le malaxait comme si c’était de la boue. Ce n’était pas un commerce de nippes françaises, mon cœur, et ce qui était à l’intérieur, c’était l’amour. Embrasse mon offrande, Lilith !

Lilith, je trouve que les coutumes bulgares sont très intéressantes. Je parle de celle qui consiste à marier les peintres à de jeunes femmes belles ! Peut-être que je devrais émigrer en Bulgarie ? Vous avez raison de péférer le plaisir d’écrire à la perfection de la syntaxe. Cela ne me gêne pas que vous fassiez des fautes car je vous comprends assez bien ; et quand je ne vous comprends pas, je vous demande des explications. Merci pour votre photo. Vous êtes la première femme bulgare que je vois et je vous trouve charmante. Est-ce que toutes les femmes bulgares sont charmantes ?
Oui, j’ai lu Cyrano de Bergerac. Mais quel est le rapport avec votre histoire ? Cyrano écrit de très belles lettres à Roxane, à la place d’un jeune homme, dont je ne me souviens plus du nom. Et Roxane, bien sûr, est tombée amoureuse de ce jeune homme qui écrivait si bien. Mais dans votre histoire, chacun savait qui écrivait à l’autre, si j’ai bien compris. Votre histoire est plus à rapprocher de celle d’Honoré de Balzac et de Mme Hanska, je trouve. Mais comment un homme peut-il être effrayé de recevoir des lettres enflammées (pas cupides). Peut-être pensiez-vous à Cupidon, le dieu de l’amour ? Mais cupide a un autre sens, signifie : “intéressé par l’argent de manière outrancière et même malhonnête”. Bon, je verrai si vos lettres “cupides” m’effraient ! Par contre, je ne peux pas écrire des lettres sensuelles. Je sais trop que c’est un jeu et je n’aime pas bien être pris dans le piège du jeu… pas encore en tout cas ! Mars.

On a joué à quatre mains. Mon imagination me poussait irrésistiblement à l’ordinateur. J’écrivais comme une lunatique. La vie a retrouvé du sens à nouveau. Je pensais qu’un Mars aurait bien convenu à Lilith. Je voulais faire l’amour. Je n’avais pas fait l’amour depuis l’âge des dinosaures. Je ne savais même pas si je me souvenais encore comment ça se faisait. Alors que, comme tout le monde dirait, c’était comme faire du vélo. On n’oublie jamais. Il ne me fallait qu’un vélo pour pouvoir l’enfourcher. Je me suis vue déjà en train de pédaler. Il n’était pas très sain de fantasmer, mais mon corps a ressenti le désir de s’arrêter entre mes cuisses et j’ai eu besoin de très peu pour m’endormir paisiblement après tant de nuits d’insomnie nerveuse. Non pas que je ne me suis pas caressée toute seule, mais même de cela j’avais perdu le désir. Maintenant Lilith voulait son plaisir et j’ai envisagé de le lui donner. J’ai souhaité à Mars bonne nuit, et l’ai embrassé dans mes pensées avec gratitude.

Chien a trouvé un bolet. Ils ont pénétré dans la forêt. Le chien serrait le champignon entre ses dents, et Fernand comprit qu’il ne voudrait pas le lui donner. Depuis ce matin il se sentait comme dans un rêve et entendait la voix de Lilith, telle qu’il l’avait imaginée. C’était comme la voix d’une jeune pleureuse, répétant son grief.

Mes pensées légères comme vapeurs au-dessus de source, il les a taries, égouttées. Il les a avalées sans vergogne, les a dévorées, a sucé mon sang et maintenant je suis vide, alors que toi, tu veux que je t’écrive, qu’on devienne plus que des amis ! Fernand, tu ne sais pas de quoi tu parles ! Tu veux l’amour d’une non-vivante alors que tu as Anne. Tu me racontes que tu l’as vue se masturber. Mais c’est beau ! J’imagine sa main, comme la mienne, mais la mienne est amputée ! Je suis castrée, éternellement vouée à la chasteté, parce qu’il dort comme un vampire dans son cercueil, fait de mes aveux d’amour, de mes photos de nu, de ma folie amoureuse. Mars dort quelque part près de chez toi, trouve-le et plante un pieu dans son cœur. Je veux qu’il sache que tu étais envoyé par Lilith. Lilith.


Je deviens fou, — a pensé Fernand, — mais la femme que j’ai croisée ce matin, a été gentille de m’inviter chez-elle. Je vais prendre du thé, lui parler de mes enfants, et m’en aller. Je ne connais aucune Lilith et aucun peintre ne vit là-bas. Je deviens fou ! Chien, viens ici !

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