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Lilith et son amant français (1) 

jeudi 3 novembre 2011, par Mariana Naydova

Je suis Eva. Je ne suis qu’une référence banale de la Bible. Je détestais depuis toujours mon stupide prénom. Non pas que je ne le haïsse plus, mais sur le chat, et surtout sur les sites des amoureux, il travaille pour moi sur commande. Là, il est plein de malheureux qui veulent découvrir la sérénité, et ils s’accrochent à mon prénom avec l’espoir des noyés. C’est comme si j’étais leur mère, Eve. Les Arabes de cinquante ans ont été les plus accros à cette expression. Ils disent que j’ai été la première femme, celle d’avant le péché originel. Tout ça me fait mal au coeur. Ils disent aussi qu’ils auraient redécouvert des sentiments avec moi, car le monde aujourd’hui ne tendait que vers le mercantilisme.
J’ai une théorie sur Eve, j’ai même une histoire.
J’ai trouvé un îlot d’amour. Il est Français. Les hommes sont différents, même les routiers à la retraite. Le dernier qui m’avait écrit avait durant toute sa vie procédé au salage du même tronçon d’autoroute à Bruxelles, et maintenant il cherchait à trouver un réconfort. Je pense qu’il a eu l’espoir de devenir mon mari. Il était galant. Pas comme ce bel indigène bulgare, qui, quand nous nous sommes rencontrés, me regardait au-dessus de sa bière, qui perlait froide dans le verre, et m’a dit comment il voulait me niquer. Tout ça devait être une manifestation de sa compréhension du sexe, bestiale, la seule métaphore qu’il eût tirée de films pornos.
Alors, la courtoisie française n’était pas seulement un mythe, parce que le routier en retraite était poète et a écrit sur la magie de mon corps et comment il s’est exprimé sous les caresses. Notre relation a été tout à fait sérieuse, du moins en apparence, mais on n’était pas d’accord à propos de mes fringues et de qui devait les payer. Il avait affirmé qu’il aurait su me faire plaisir, et aurait partagé tout ce qu’il avait, si seulement j’avais pu l’aimer. Alors que moi, je vivais dans l’obstination d’être une femme émancipée et je voulais prendre soin de moi toute seule. Il a été surpris que je ne veuille pas de son argent. Après tout, nous aurions eu tous deux une véritable histoire d’amour, comment aurais-je pu le supplier de me donner de l’argent ?! Son cœur a été vraiment brisé. Avec mon mauvais français et mes pensées affamées, je ne serais pas allée bien loin en France, mais à un moment donné, j’ai ressenti le besoin d’être entêtée, tout simplement pour que l’on se fâche. Cela ne nous a menés nulle part. J’ai vécu cette histoire comme une rupture amoureuse. Même, je lui ai écrit une ou deux lettres minaudantes, mais ce n’était déjà plus qu’un truc éventé, et ensuite je suis tombée malade dans les bras du chagrin. Non pas que je n’avais pas déjà été malade d’amour. Ce n’était que pour cela que je m’étais enfouie dans cette mercerie de galanterie française. Pour chercher à me sauver, et à cause de mon vrai prénom. Je ne suis pas Eva. J’ai été Lilith.

Quand j’ai refusé à Adam d’être sa terre, comme le Dieu l’avait ordonné, nous étions seuls dans le Jardin. Pourquoi devais-je entendre de Dieu que j’étais la terre d’Adam ? Plus tard, Eve a tout faussé et a dit que j’avais voulu chevaucher l’homme comme une amazone. Eve a commencé à déblatérer des insanités sur la façon dont j’aurais été dominante sexuellement. Elle m’a récité toute une liste de positions du Kamasutra. Je la respectais tellement que je n’aurais jamais pu présager une telle sortie de sa part. Cela, que je voulais être au-dessus, elle le nommait la position d’Andromaque. J’en aurais crevé de rire ! Pour Eve, le sexe n’est qu’entre les jambes. Comment lui dire que je n’avais qu’un désir ardent, et qu’Adam était ce désir ? Le pire c’était que Dieu avait gobé tout ce qu’ Eve avait raconté, et qu’ensuite Il m’avait donné le nom d’une chienne en chaleur, car j’avais dû m’accoupler avec toutes les créatures du Mal, et que par ma faute toutes les Eve avaient eu des accouchements difficiles ou, pire, que j’avais provoqué chez elles des avortements. Adam avait eu peur et j’avais quitté le Jardin.
La solitude est un passe-temps sérieux, surtout si on discute avec les démons qui sont dans notre intérieur et nous déchirent. Je veux dire que tout le monde a son propre enfer. Sartre n’en a pas encore dit son mot. J’ai donc laissé Adam réfléchir, et lui, étant très jeune, a couru se plaindre devant Dieu en pleurnichant : “Lilith a fait comme ceci, ou comme cela” ! Le Dieu s’est moqué de tout ça, et enfin Il a créé Eve pour récompenser Adam. Elle, pour sa part, l’a séduit avec la pomme et l’a tenté. Je ne sais pas si Adam m’a trahie parce qu’il a goûté le Fruit, ou parce qu’il m’a vite oubliée, mais lui et Eve, ils ont perdu le Paradis. Maintenant ils partagent son péché et sa culpabilité. Adam a parfois des regrets. Il se souvient de ce qu’il était avant Eve. Comment peut-il oublier Lilith ? Il en a marre de regarder tout le temps le sol. Cette oie d’Eve est toujours couchée en-dessous de lui. Elle obéit à la volonté de Dieu. Que de la merde ! Elle est juste trop paresseuse pour bouger un peu son gros cul. Et Adam, avec son nez enfoui dans le sol, rêve du ciel.
Sinon, Adam approuve que les Eve soient dignes de respect, parce qu’avec Lilith il n’a que des céphalées. Alors que les Eve, toutes ces tricheuses timides et arnaqueuses hypocrites, lui donnent des ordres, des conseils, elles sont jalouses, mais lui font la cuisine. Elles gagnent, puis triomphent, et enfin récompensent Adam en se faisant trousser par lui. Moi, je n’ai pas fait l’amour depuis des mois, et mon coeur est plein de mépris quand j’entends Adam dire à Eve que rien ne s’est passé entre nous deux, qu’il n’y avait pas de romance entre lui et moi.

La lettre de Lilith a poussé Fernand à prendre sa voiture, et à sortir sans regarder les enfants. Le petit dormait encore dans le lit d’Anne, bien qu’il aurait dû être dans son berceau. Dehors, le jour discutait avec le brouillard matinal, et le soleil promis par la météo du jour, ne s’était jamais levé. La ville délirait ses illusions nocturnes. Un camion, arrivé avant l’heure, s’est précipité vers les magasins, abandonnés comme une ancienne amante. Fernand suivait le plan du GPS. Lilith voulait qu’il voie si son peintre Mars vivait là-bas. La rivière ressemblait à un corps de couleuvre géante, qui paresseusement relâchait ses anneaux sous la fumée fine de l’aube. Ce n’était pas possible que ce soit lui, son peintre. Hier, dans la galerie, Fernand a été ravi de le voir. Il ressemblait juste à un peintre, et paraissait tout à fait inoffensif. Mais Lilith a menacé de cesser de lui écrire, si Fernand ne trouvait pas la maison avec l’arbre, et ne lui disait pas qu’elle existait toujours. Donc, il avait pris un jour de congé soi-disant pour les enfants. Au bureau, les collègues savaient que Fernand avait des problèmes avec la douce Anne fragile et son amant. Seul le chien aimait Fernand.

La petite ville était belle avec la place de la Mairie et ses volets peints en bleu. Elle semblait désertée à l’heure du petit matin. Fernand a trouvé un petit café, des crêpes, et a demandé pour le petit déjeuner du jus d’orange et deux croissants, tout ça arrosé de beaucoup de café. Le serveur lui a apporté sa commande d’une seule main, on aurait dit un handicapé avec un petit moignon caché dans sa manche, qui aurait poussé comme une tumeur à partir de l’épaule. Il était gros et chauve. L’homme était gentil de ne pas demander ce que Fernand recherchait là-bas, et après avoir servi, il est rentré dans la cuisine derrière le bar. Le silence était apaisant, et Fernand s’est détendu dans une chaise sans pensée aucune d’Anne et des enfants. Ce qui doit arriver, arrivera.
Le place de la ville s’était réanimée, et le chien attendait Fernand patiemment dans la voiture. C’était peut-être le seul chien qui eût été appelé Chien. Lorsque Fernand l’avait ramené à la maison, les enfants ne pouvaient pas s’entendre sur son nom. Ils se sont disputés pendant des semaines, jusqu’à ce que, finalement, le chien ait choisi Chien pour nom. Pour avoir la paix, tout le monde lui parlait ainsi : “Chien, va là, Chien, viens ici”, et ainsi le nom lui a plu.
Quand Fernand a reçu la première lettre de Lilith, il lui a répondu immédiatement. Il le faisait toujours, même si le profil sur le site était celui d’une septuagénaire, car là-bas les femmes grosses semblaient être minces, les blondes étaient brunes, Lilith était Eva. Fernand n’avait jamais écrit à une Bulgare, et il ne savait rien d’elle.

Lilith, Anne n’est pas rentrée à la maison cette nuit. Je n’ai pas pu dormir. Elle a fait l’amour. Je vois cela dans ses yeux, ceux d’une tricheuse ! Fernand.
Même si c’est ainsi, laisse-là ! Tu ne vois dans tout cela que le corps que tu ne peux plus prendre. Le désir c’est ce qu’on ne possède plus. Est-ce que tu as eu tant envie d’elle lorsqu’elle dormait à tes côtés ? C’est banal, non ? Lilith.

Fernand a ouvert la porte de la voiture, et le chien a sauté sur l’asphalte. Il s’est étendu, la langue tirée, puis a suivi son maître dans la rue. L’homme et le chien n’étaient nullement pressés. A proximité, il y avait des prairies et dans la rosée certainement poussaient des champignons. Un homme de cinquante ans avec son chien allait aux champignons. Il trouvait ridicule tout ce mystère, de chercher un étranger, décrit par une femme, que Fernand avait rencontrée sur le net. Sa vie tendait vers l’absurde. Chien a couru en avant, s’est perdu quelque part, puis de nouveau est revenu, en serrant un champignon entre ses dents. – « Tu es un bon chien, bon chien » !

— Anne, est-ce que tu ne m’aimes plus ? Anne ?

Fernand, ne le demande pas ! Ne pose jamais cette question à une femme. Dis-lui : “Ne tombe pas amoureuse de moi, je vais te faire du mal” ! Je l’ai appris d’un peintre. C’est vrai. Fais-le, si tu veux, blesse Anne, et elle sera à toi ! Lilith.




La vie d’une Eve devrait être facile, du moins à cause de son prénom. Mais le mien n’était pas mon vrai prénom. Il ne me seyait guère. Les hommes, en quelque sorte, l’ont flairé, même sur les sites des amants. Ils ont mordu vite à l’appât d’avoir une femme toute faite comme Eve. Mais après environ un mois, ils comprenaient qu’au fond de moi s’était pelotonnée Lilith, très têtue, et encore méchante. Alors, mon routier ne m’a pas cherchée davantage. Avant de me mettre à la porte pour toujours, il m’a dit que j’avais été très complexe. Je savais que j’avais des complexes, mais je n’ai jamais cru que la langue française puisse me décrire avec ce seul mot ! Donc, comme je l’ai été, complexe et compliquée, je suis restée toute seule, et dans mon cœur la douleur a fait son nid, refusant de partir. De ce routier, j’ai appris qu’en France on dit : “Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué”. Je compliquais tout. J’ai toujours été pressée, surtout pour mes histoires d’amour. Juste au moment où tout se passait dans le calme et la douceur, quand je sentais qu’un avenir était possible, je commençai à paniquer et à me poser frénétiquement des questions. Je voulais savoir ce qu’il en serait de demain. Beaucoup d’hommes n’aiment pas cela. La question de l’avenir est une question philosophique, et ils ont eu leur raison pour refuser de me répondre. Alors, j’ai envisagé la possibilité de quitter le site avec ce nom d’amour, et je ne sais pas pourquoi j’ai décidé d’envoyer encore un message. Je l’ai fait vite dans mon mauvais français, à la phrase timide. Eva, femme sans défense, cherchait Adam, un sauveur. Je l’ai choisi cette fois-ci, bien éduqué. Après les histoires des autoroutes françaises, j’ai décidé qu’il devait être différent. Je lui ai écrit sans trop y penser toute l’histoire de ma vie. Elle n’a pris que cinq lignes.

C’est moi, et je ne suis pas Eva. Je suis Lilith. Je suis mariée, mais un jour je vais sauter dans l’espoir, si je trouve un homme pour me tenir afin que je ne tombe pas. J’ai changé l’annonce sur le site parce que je pensais le quitter, et puis j’ai vu votre profil. Maintenant, je vous écris. C’est bizarre la vie, ou la Fortune tout simplement joue avec nous, mais j’ai changé ma décision. Si vous ne me trouvez pas trop vieille, si vous ne cherchez pas une femme aux yeux bleus, ni une blonde, pour moi ce sera un plaisir de vous écrire. Lilith.


J’étais sûre qu’il me répondrait. Tous les hommes me répondent. C’est toujours comme cela. Au début, ils m’écrivent sept, huit lettres par jour. Là, je n’étais qu’une chair fraîche à prendre, je leur donnais des sensations émoustillantes, alors que mes mots n’étaient que des nouveau-nés mais ça leur plaisait. C’est ce que je dis : la Faim. Le site est plein de toxicomanes. Je suis accro, moi aussi. C’est pourquoi je lui ai écrit. Pour oublier mon poète de route, celui qui a pris son chemin tout débraillé, et surtout, pour que j’oublie mon Adam.

Bonjour Lilith, mais votre français n’est pas “horrifique” ! Vous écrivez très bien le français ! Merci d’avoir eu le désir de me répondre, alors que vous aviez décidé de renoncer à votre recherche. Dans la vie, les actes se décident inconsciemment souvent. C’est une force intérieure qui nous pousse à agir d’une certaine manière, alors que notre raisonnement voudrait que l’on fît le contraire. Ce n’est pas un problème que vous n’ayez pas les yeux bleus ni quarante ans. L’âge est celui du cœur et la couleur des yeux n’est pas propriété intrinsèque. Elle est due à la lumière qui nous baigne, car sans lumière nous serions tous noirs. Je suis artiste, je suis peintre, mais j’aime beaucoup la littérature, j’aime écrire des poèmes et peindre des portraits. Je serais ravi de correspondre avec vous, de partager vos émotions, de répondre peut-être à vos interrogations sur tous les sujets qui vous intéressent. Je suis divorcé et vis seul depuis longtemps. Je vous adresse une photo de moi, j’espère que vous ne la trouverez pas “horrifique” ! J’ai beaucoup aimé votre néologisme, c’est pour cela que je l’utilise maintenant. Il est plus doux que le mot français “horrible”. Amicalement, Mars.


Eva en moi était fascinée. Lilith est restée retirée et ne croyait même pas un seul mot, mais le français rituel de Mars nous a intriguées toutes deux, et son prénom nous a éblouies. Il était un véritable dieu de la guerre. Donc, l’espoir a commencé à battre ses ailes de papillon dans mon estomac.

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