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Les miches 

vendredi 12 octobre 2012, par Henri Cachau

De cette promotion j’en avais été fier, un certain temps elle m’avait permis d’accompagner notre phénoménal boulanger lors de ses tournées de campagne ; notre artisan avait sollicité la présence d’un gamin pouvant le soulager, vu que l’arthrose et un embonpoint considérable ne lui facilitaient pas les manœuvres inhérentes à la distribution... Rapidement, puisque de visu je découvris les frasques du bonhomme, je me permis de penser que sur le plan sexuel ces divers handicaps rendaient improbables ses éprouvantes et vaines tentatives de coït pratiquées lors de brefs intermèdes... Vaillamment je m’étais impliqué dans l’exécution de ma nouvelle tâche, à la fois subjugué par la faconde et l’énormité du personnage, avant de m’en détacher tant sa position dominante sur le marché du grain local, l’incitaient à abuser de telles prérogatives… De nos jours, lui serait-elle reprochée cette propension au harcèlement sexuel, à la corruption de la gent féminine ? Etait-il aussi immoral, corrompu notre boulanger, prompt à déposer quelques boules de pain sur le pas de porte des familles nécessiteuses, lorsqu’elles ne faisaient plus appel à ses services pour cause de misère noire ? Ou alors sont-ce mes souvenirs, qui gonflés par un levain douteux l’affichent sous son plus mauvais jour ?...

Depuis ce temps-là je n’ai pas réussi à retrouver les odeurs et saveurs, l’aspect croustillant des anciennes miches produites par notre artisan qui, grâce à son savoir faire avait acquis renommée et richesse dans notre canton. Il est vrai que ce jovial compère se plaisait à les malaxer, les pétrir, parfois les violenter les farineuses – pharamineuses, pour le garçonnet que j’étais – miches de ses surendettées clientes... d’abord roulées dans la farine des sentiments avant d’être abandonnées dans le pétrin de leur conscience féminine ? … Il se peut que ce demi-siècle écoulé depuis ces authentiques faits trahisse mon inconstante mémoire, et a posteriori bien malvenu suis-je de me plaindre de ce congé brutalement signifié malgré ce cœur que je mettais à l’ouvrage, la célérité avec laquelle je m’assurais de mon emploi de petit livreur en cette époque où vivre à la campagne avait encore un sens. N’ayant rien à voir nos récoltes avec les productions beauceronnes et leurs quatre-vingt quintaux l’hectare, nos emblavures conservaient un pourcentage d’ivraie, ainsi que coquelicots et bleuets. Une ambiance faussement bucolique n’empêchant pas le petit peuple de subir ce droit de cuissage que s’octroyait notre seigneur et maître boulanger, puisque à l’égal d’anciens pairs plus bellicistes et moyenâgeux qu’intendants avisés de leurs immenses domaines, grâce à sa mainmise sur les récoltes céréalières environnantes, il détenait ce droit de vie ou de mort sur l’ensemble de sa fidèle clientèle. Ce dont je m’étonnai, c’est qu’à première vue ses victimes paraissaient – suffisamment diffuse m’était la vision de la chose pour devenir aussi affirmative – consentantes, dans leur majorité s’offraient telles de vulgaires bûches ou planches à pains, alors que d’autres se démontraient plus allègres dans leur gratitude libidineuse ! Également me surprenait sa vision strictement comptable des choses du sexe, lorsque une fois regagnée sa fourgonnette se saisissant de son livre de comptes rageusement biffait des listes de chiffres attribués à la cliente dont il venait de maltraiter les miches et fondement ! Cependant, avant mon renvoi pour faute professionnelle j’eus le temps de constater que ses débitrices les plus accortes, celles à la fesse ferme et aux fiers tétons, occupaient une place de choix dans l’énorme livre... Avec le recul je m’interrogerai sur ce cruel dilemme devant préoccuper les mères de familles nombreuses, sur leur acceptation ou non du chantage sexuel, hésitantes entre la survie de leur progéniture ou l’assouvissement de pulsions demeurées jusqu’alors interdites...

Des regrets m’assaillirent, car j’aurai pu poursuivre dans le métier, passer du stade de livreur à celui de mitron, puis une fois apprenti devenir boulanger avec en prime l’octroi de ce droit de malaxage, de pétrissage de miches !... Hélas, la présomption puis la bêtise vinrent mettre un terme à mes velléités de futur maître chanteur, alors qu’engagé à l’essai pour la période estivale, si je faisais son affaire, il me promettait un avenir sauf de toute disette alimentaire ou sexuelle... Dès les premières tournées de repérage j’avais été séduit par l’excellence de cette proposition, confirmée par notre traversée des hameaux et lieudits du canton où nous y rencontrions une exclusive clientèle féminine. Nullement surprises par ma présence ces mégères, dans leur majorité compatissantes envers leur boulanger, en aparté invoquaient son arthrose, sa prostate, son embonpoint de poussah chinois ! Malgré les années et notre désaccord, j’en conserve l’image d’un Louis-Philippe enfariné, vautré tel un grand seigneur dans une chaise à porteurs : sa Juvaquatre !... De plus secrètes affections l’empêchaient d’exécuter cette épuisante gymnastique qu’ingambe j’effectuai à sa place, un manège éreintant pour sa vieille carcasse ; c’est ce qu’il fit comprendre à mes parents, lorsqu’il leur dit : « Avec d’aussi bonnes jambes, j’espère qu’il fera l’affaire votre petit ! La récompense sera à l’aune des services rendus ! Et puis, sait-on jamais, dans le métier si l’on ne s’y ennuie guère, surtout l’on n’y meurt pas de faim ! »... Au delà de ma position de passager (voltigeur), j’étais captivé par sa conduite de sa Juvaquatre à moteur Cléon, subjugué par les manœuvres me paraissant habiles du pachydermique conducteur ; enivré par les effluves de farine, de brûlé, d’huile, de tabac et de sperme ayant envahi l’habitacle je m’amusais des cahots redevables à l’état précaire des chemins blancs, autant de nids de poules pris à grande vitesse, le compteur parfois atteignant les soixante kilomètres heures ? … Rubicond, gargantuesque, le boulanger conduisait avec maestria, ses volumineuses mains ainsi qu’une partie de sa proéminente bedaine posées sur le volant, circulait fenêtres grandes ouvertes tout en maintenant sa portière entrebâillée à l’aide de son coude gauche, afin de lui faciliter sa prochaine descente effective dans les hectomètres suivants. J’ai voulu l’imiter, grand mal m’en prit, puisque dans un virage un peu sec je me retrouvai boulant sur le bas-côté, où peu après il me récupéra, tremblant de peur et couvert d’ecchymoses… M’abreuva-t-il d’injures, lui, soi-disant vachard avec ses mitrons, vindicatif lors de leur ouvrage nocturne ? Notre commune frayeur passée, il en rit aux éclats, puis à sa clientèle médusée relata mon extravagant roulé-boulé sous les roues de sa fourgonnette ! Cependant, avant cet autre accident qui mit un terme à notre coopération, j’avais eu le temps de déceler ses manigances et manèges, lorsqu’en rase campagne, momentanément il m’abandonnait, sous prétexte d’aller vérifier un sien rucher localisé dans une carrière où je finis par le suivre, découvrir ses débordements génésiques… L’offre étant abondante et servile, malgré son obésité, l’artisan s’efforçait à diversifier l’ordonnancement de ses plaisirs, infligeait à ses plus ou moins rétives clientes une rustique gesticulation dont elles ressortaient pantelantes, défaites ou rassérénées. Je dois reconnaître que de ces joutes faussement percutantes, et ce en dépit des efforts consentis par ces femmes s’activant autour de son sexe, sa bandaison demeurait molle, si pitoyable, qu’elle expliquait ses furibonds retours vers sa camionnette, sa rageuse façon de sur son grand livre rayer certains noms ; une véritable mine qu’en catimini j’avais feuilletée, y relevant les patronymes correspondant aux clientes sexuellement compromises, ceci bien entendu sans aucune intention malsaine de ma part ! …

Malgré de réels risques d’apoplexie, il s’excitait, s’essoufflait en essayant d’obtenir une érection à peine honorable devant concrétiser pour ces malheureuses la somme d’efforts consentis à l’ouvrage (l’outrage ?). Dès lors il maltraitait leurs seins, leurs flancs et miches, leur infligeait cette rude correction dont il avait le secret ; humilié par son impuissance brocardait ses victimes, les insultait, les mortifiait, cynique leur rappelait le poids de leurs arriérés, les incitait à une meilleure coopération, les menaçait de dorénavant leur couper les vivres, si et si… elles n’exécutaient pas ses caprices ; ainsi appris-je avant l’heure l’existence de perversions. Ensuite les abandonnait en pleine nature, rabaissées, salies, sachant leurs consciences perturbées par ce cruel dilemme : écarter leurs jambes et fesses ou voir leur famille mourir d’inanition !... C’est durant l’une de ses escapades – que je n’oserai qualifier d’amoureuses – que je pris le risque de conduire sa Juvaquatre ; mais était-elle au point mort cette camionnette, lorsque j’en actionnai son démarreur, ou alors une première vitesse était-elle enclenchée ? Avais-je sans le vouloir desserré son frein à main, puisque sans que je le veuille elle prit de la vitesse ? Avec ma vision limitée des choses de la vie et de mon avenir immédiat dépassant à peine le capot, je n’eus que le temps de me saisir du volant, de le braquer afin de contenir la fuyante course en diagonale de la fourgonnette ; malgré cette désespérée manœuvre, la dernière image que je conservai du choc, ce fut celle d’une énorme vague verte : colza, maïs ou luzerne, m’ensevelissant en son sein ? … Compromis par cet écart de conduite, je me suis vaillamment défendu, arguant de la déclivité de la chaussée, de son probable oubli de serrage du frein à main, etc., et à mon grand étonnement le volumineux et capricieux personnage n’en prit pas ombrage, avalisa mon improbable version des faits, régla les frais de carrosserie, me permit, comme si rien ne s’était passé, d’assurer mon emploi jusqu’à la fin des vacances scolaires. Evidemment, il subodorait ma connaissance de ses chantages sexuels, peut-être craignait-il un éventuel colportage, ma possibilité de divulguer des noms, des horaires, des lieux, puisque je possédais, outre un grand nombre d’images salaces une véritable bombe vaudevillesque pouvant les faire sauter : lui et sa boulangerie…

Début octobre, le cours de la vie scolaire reprit, et je ne fus pas bien long – incité par un juste dépit se rapportant à cette inélégante façon dont j’avais été démis de ma fonction de livreur – avant de divulguer mes sulfureux secrets. Il est entendu que je fis durer ce divertissement, surenchéris l’offre en faisant baver mes aînés, ces grands frères ou cousins, fins prêts à effectuer de précieux échanges : cigarettes, alcools, revues licencieuses, avant d’à leur tour, plus crédibles face aux adultes, colporter l’affaire !... Par le biais de ces marchandages m’assurai une conséquente pelote, mais gratifié de deniers mal acquis, bientôt me vis débordé par un tourbillon dont je ne fus plus le maître ; n’étais-je pas en train de semer une monumentale zizanie dans le canton et bien au-delà ?… Des noms de lieux, des horaires, des patronymes, des prix de transactions se propagèrent, mis au courant des maris en prirent ombrage, s’ensuivirent d’orageuses explications, des couples se scindèrent ; une tension, une suspicion, un ressentiment général s’établirent, l’imaginaire commun s’enflamma, rougeoya, alimenté par ces détonants ingrédients ! Cette bombe finit-elle par exploser ? Celle que je détenais était munie d’une énorme puissance de feu, finit par inquiéter les autorités qui craignirent des représailles, des crimes de sang, une levée de troubles pouvant se terminer en place publique par une exécution en règle : écartèlement ou pendaison du corrupteur... Ce dernier, prétextant une recrudescence de ses maladies, l’arthrose, la prostate, auxquelles s’ajoutait une récente cardiopathie, se fit rare, laissa le soin à ses mitrons d’assurer ses fournées, ses tournées quotidiennes… Peu après il quitta le pays pour le sud afin d’y bénéficier d’une retraite amplement méritée... En connaissance des faits, vous vous demanderez combien il y eut de divorces, mes révélations ayant du en déclencher un grand nombre ? Pas un seul vous répondrai-je, et pour votre gouverne ajouterai que concernant la tendresse dans le monde paysan, ce n’est pas la denrée la mieux partagée, seuls les comptes et les coups faisant loi dans l’échange conjugal…

Bien des années plus tard, le pavé parisien m’accueillit, mais en dépit de la luxueuse apparence des boutiques, je n’ai jamais retrouvé les odeurs et saveurs, l’aspect croustillant des anciennes miches produites et distribuées par le géant suborneur. Ces mollassonnes baguettes, si justement gratifiées du nom de Fluettes, bien que produites à base de céréales beauceronnes ne supportent pas la comparaison ; vendues à des citadins apparemment sans mémoire, sa récupération imposant un pas lent, réfléchi, à peine satisfont-elles, mal cuites, enfarinées, leurs fâcheuses tendances à la mastication (rumination !)... En me la réactivant – n’oublions pas que ce sont les souvenirs de l’enfance qui préservent le mieux la mémoire des hommes – j’y relève un défilé de séquences où j’apparais aux aguets, reluquant se vautrer tel un verrat dans sa bauge notre fesse-mathieu, certaines clientes, pas toujours les plus bandantes à mon tardif avis, semblant relever le gant !...

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