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L’arbitre (à mort !) 

mercredi 9 octobre 2013, par Henri Cachau

L’arbitre (à mort !)

Ce ne sont ni les bruits familiers de son domicile, ni les cris de ses enfants, ni les aboiements de son chien, ni les récriminations de son épouse, ni l’orageux tumulte provenant des tribunes dont il surveillait les incontrôlés mouvements des spectateurs qui éveillèrent l’attention de ce quadragénaire, mais ce faux silence le maintenant à l’extérieur du monde, troublé par les bip-bip des appareils, le chuintement de l’oxygène dans les tubulures, les gargouillis des sondes, ainsi que ce discret affairement de fantomatiques silhouettes circulant à son chevet... Des bruits assourdis mais caractéristiques qui alertèrent son ouïe avant qu’il s’efforce, afin de localiser leur provenance, de mouvoir ses seuls yeux, sa tête et ses membres lui paraissant comme détachés de son corps, depuis un temps indéfini maintenu en un état d’inertie lui ayant provoqué cette sensation de bien-être proche de la lévitation, l’abandonnant à cet instant ou peu à peu reprend-il conscience, essaye de se soustraire des pénombres l’environnant, de rechercher vers un hypothétique extérieur des éléments pouvant lui assurer l’identification des lieux où il se trouve... L’effort consenti pour ce repérage auditif et visuel, le tactile lui étant encore impossible, provoqua ce signal d’alarme n’échappant pas à la surveillante, puisque aussitôt elle s’enquit de l’état du patient – entré en coma depuis de nombreux mois – qui au-delà de la rassurante vision d’un ange blond penché sur lui, comprit qu’il se trouvait en salle de réanimation, emprisonné par un complexe réseau de tuyaux et de liens...

Faut dire que de semblables interruptions, plutôt des interludes disait-il en riant, de ses sens et esprit, en tant que licencié de ce sport de sauvages pratiqué par de soi-disant gentleman’s, l’homme en avait subi son lot. Une fois levée toute inhibition suite à l’absorption de Pastis secs, reconnaissait avoir été violent durant sa carrière rugbystique, n’avoir jamais effectué un voyage à vide, que ses interventions étaient musclées pour ne pas dire agressives. Un comportement lui ayant octroyé cette renommée de démolisseur qui le précéda et le garantit d’une surveillance accrue de la part du corps arbitral. Après une énième tournée s’accordait avoir été mauvais joueur, plus prompt à donner qu’à recevoir, ainsi que rebelle et vindicatif face à l’autorité représentée par ces pauvres et souvent désemparés pitres ne possédant que leur sifflet comme arme de poing et une tenue de deuil comme signe distinctif. En réponse à leurs admonestations, suite à une bordée de jurons (choisis !) lâchée en leur direction, d’un air narquois il les déstabilisait en les apostrophant ainsi : « La déontologie de l’arbitrage commandant à chaque directeur de jeu de ne siffler que ce qu’il a vu ! En l’occurrence, avez-vous bien vu ce que vous n’avez pu voir ou à la rigueur avez mal interprété ? »... Des années plus tard lorsque à son tour il officia, avec des gaillards prêts à lui faire sa peau car contestant ses décisions, il comprit combien il avait été odieux, non seulement avec ses adversaires dont certains conservaient les stigmates de ses plaquages ravageurs, mais aussi avec ses collègues du corps arbitral, tant il semble évident que lorsque joueurs, dirigeants et entraîneurs, jusqu’à leurs inconditionnels fomentent la révolte et jouent aux procureurs, tous outrepassent leurs rôles, puisque un jeu basé sur l’affrontement direct ne peut s’exercer qu’à condition d’en accepter ses tacites règles... Mais à l’époque où il pratiquait ces rugueux exercices, si quelques gnons pimentaient les après-midi sportifs, suite aux arrosées troisièmes mi-temps c’est sans rancune qu’entre adversaires ils se quittaient, fins prêts d’en découdre à coups de baffes et crampons dès la rencontre suivante...

Lors de sa progressive récupération il se souvint que ç’avait été un match difficile à arbitrer, que dès le coup d’envoi (l’enjeu tuant le jeu !) les échauffourées s’étaient multipliés aux quatre coins du terrain, où des litanies d’injures, des chapelets de coups s’y distribuaient allègrement.... Cette finale régionale octroyait à l’équipe victorieuse une montée directe en poule supérieure, aussi, conscient que de part et d’autre les esprits seraient échauffés par cette éventuelle promotion, avait-il avisé dirigeants et capitaines de son intransigeance à l’égard de toute action litigieuse ou geste déplacé. Cependant, lors de ce briefing d’avant match les responsables des deux camps lui étaient apparus goguenards, n’ayant qu’un seul souhait, celui de le garantir de leur soutien à la condition expresse qu’il fasse gagner leurs poulains ! Une implicite compromission prenant parfois la forme d’une enveloppe glissée en catimini, ou moins compromettante mais plus efficace l’énoncé de menaces à peines voilées ; il ne comptait plus les pneus crevés, les pare-brises éclatés, les carrosseries rayées... Dès la première explication entre les gros bras, dès la première mêlée relevée – allez donc savoir qui dans ce cas a tiré le premier ? – ces matois dirigeants se montrèrent incapables de maîtriser les plus fougueux de leurs éléments, de leur tirer les oreilles où ce qu’il en reste de ces cartilagineux accessoires entamés par les morsures et autres virils frottements ; de sermonner ces énergumènes s’échauffant leurs râbles et côtes, leurs tronches et mufles à coups de sonnantes et percutantes mornifles, leur pugilistique et discordant ballet faisant graduellement monter en température les esprits de leurs fidèles supporters ou supportrices, dangereuses par l’utilisation de leurs becs et ongles ou celui de leurs parapluies...

Il se souvint qu’il pleuvait, que le terrain détrempé ne privilégierait pas les envolées, comprit que les protagonistes s’affronteraient dans un rugby de tranchée ; que surexcités par les inévitables rituels guerriers n’ajoutant qu’une dérisoire dramatisation à ce qui devrait demeurer un ludique affrontement, la tension des joueurs ne s’apaiserait pas malgré l’intercession céleste ; qu’il lui faudrait redoubler d’attention tant ces gaillards étaient prêts d’en découdre, les plus vindicatifs lui ayant été signalés par ses auxiliaires de touche... Il se souvint d’une ambiance délétère régnant sur et alentour du terrain, que pour se rassurer il se remémora le règlement en vigueur, en dénonça sa complexité rendant illusoire toute judicieuse application. Puis à l’instar de ces hommes en noir autrefois copieusement injuriés, à son tour conçut que même prises à bon escient ses décisions seraient contestées ; que bonnes ou mauvaises au regard des équipes pénalisées, joueurs et dirigeants se défausseraient, les jugeraient arbitraires, puis d’un seul chœur l’accableraient de toutes leurs contradictions ainsi que des échecs de leurs respectives formations. Il se souvint être intervenu dès la première altercation, les deux lignes d’avants se jaugeant, se défiant avant d’en venir aux mains, ensuite, après avoir essayé de les calmer en sortant un carton rouge immédiatement suivi d’un second, à la mêlée suivante, alors qu’il intervenait afin de faire cesser ces empoignades, il allait être piétiné, laminé jusqu’à sa perte de connaissance...

Par un splendide après-midi de juillet, paraplégique l’ex-arbitre abandonna cet hôpital où sans s’en rendre compte il avait séjourné un bon semestre. Durant son transfert constata que si à l’extérieur l’été semblait à son zénith, en témoignaient l’exubérance de la nature ainsi que le raccourcissement des tenues féminines, en son for intérieur la frustration était à son comble, inversement proportionnelle à ce justifié délire des sens. Bien que sachant que le courage et la volonté délibérée d’agir ou de penser sont essentiels pour ne pas se sentir en porte à faux avec soi-même, malgré une préparation adéquate il ne put retenir de lourds sanglots correspondant à l’amère constatation d’un gâchis dont il se savait pour partie responsable... Néanmoins il se rassura en reconnaissant s’être tiré d’impasses empruntées durant sa turbulente jeunesse, notamment par l’intermédiaire de ce rétablissement l’ayant conduit à une presque parfaite adéquation entre sa masse musculaire et son mental, sa fonction d’arbitre ayant assuré l’harmonisation de sa personne... Au-delà d’un accueil attentionné de la part de ses familiers, dans leur appartement situé en rez-de-chaussée donnant sur une aire de jeu située en contrebas – dotée de toboggans, de balançoires, ainsi que d’un quadrilatère sablonneux ; autrefois pratiquée par les siens ayant aujourd’hui dépassé l’âge de ces amusements –, afin qu’il y bénéficie de séances de physiothérapie, y avait été aménagé un espace médicalisé ouvrant sur cette aire, où singeant les coureurs du Tour de France les enfants du quartier en investissaient la majeure partie. Ils y avaient recréé une topologie tourmentée, avec des montées, des descentes, des virages serrés, des cols tout en lacets, des ponts, des tunnels, un espace ponctué de difficultés dignes des étapes reines du Tour... Le paraplégique y trouva un palliatif à sa détresse, en parallèle s’intéressa aux avatars des deux courses cyclistes : celle suivie d’un œil distrait sur l’écran de télévision, l’autre menée en contrebas, plus vivante grâce à la passion exacerbée des galopins se concurrençant par l’intermédiaire de figurines bariolées représentant leurs respectifs leaders. Leurs constantes chamailleries émaillaient de soubresauts leur mini compétition n’ayant rien à envier à celle des fringants coursiers soulevant l’enthousiasme de millions de spectateurs massés sur leur chuintant passage... Sachant par expérience que toute victoire demeure le but de toute compétition, il se souvint de ses anciennes et partiales immixtions en faveur de ses rejetons en mauvaise posture, les autres géniteurs en faisant autant afin de préserver la position de leurs mouflets au classement général ; des polémiques s’ensuivaient, des inimitiés naissaient... Angoissé quant à son avenir l’handicapé privilégia cet échappatoire, consacra ses après-midi à surveiller cette course miniature, où calquant leurs mimiques et dialogues sur ceux des géants de la route les garçons palabraient, échangeaient leurs impressions sur l’étape de la veille puis sur celle du jour ou du lendemain, impressionnante avec à son programme trois cols de première catégorie ! Des propos contrefaits n’empêchant pas, aux plus adroits ou motivés de se concentrer sur les difficultés à venir, avec un redoublement d’attention et un surcroît d’adresse pousser leurs billes : ce jeu consistant à les faire circuler à l’aide de précis coups de pouce ou d’index, toute sortie de route étant pénalisée par une suspension d’un ou de plusieurs tours ; identifiées par leurs différentes couleurs, une fois leurs zigzagantes erres immobilisées, sur leur ultime emplacement ces billes étaient remplacées par un coureur en matière plastique...

Si l’ancien arbitre s’amusait de leurs dialogues il n’appréciait pas leurs chicanes, rapidement s’aperçut que les plus âgés abusaient les plus faibles, par le biais de tricheries s’assuraient du leadership de l’épreuve. Il y eut des coups, des pleurs, des renoncements, des alliances, le peloton se réduisit à rien et à plusieurs reprises la compétition faillit se suspendre faute de concurrents... Décidé à rétablir un brin de discipline il se fit transporter aux abords du circuit où il reçut un accueil chaleureux de la part des gosses, autant troublés par son état d’infirme que celui d’ancien arbitre de rugby ; leurs parents, cyniques ou apitoyés, les ayant informés des malheurs de leur sportif voisin... Vite les convainquit d’un minimum de règlement, leur fit comprendre qu’une fois accepté de tous, garantie par son intervention la course serait rendue plus attrayante grâce à un véritable suspense, moins sujette à des compromissions ou collusions ! Evidemment les forts en gueule se sentirent frustrés, dorénavant incapables de faire régner l’ordre de leurs biceps, leurs maladresses apparaissaient plus flagrantes, plus démonstratives leurs façons d’emberlificoter les plus jeunes. Depuis son fauteuil mécanisé, il les surveillait, les gourmandait, par de brefs coups de sifflet leur rappelait le règlement, leur imposait d’en respecter les tacites règles. Au début s’il sourit de leur mauvaise foi, de leurs tentatives de duperie avec à son insu ces billes déplacées, ces positions falsifiées, ces effondrements volontaires d’ouvrages de sable, etc., vite il s’aperçut que s’ils connaissaient les aléas de la haute compétition, en concevaient les risques, à contrecœur acceptaient-ils leurs mauvais classements, provoqués non par malchance ou adversité mais par leur seule gaucherie. Pour des broutilles ces enfants se chicanaient, rancuniers menaçaient d’abandonner le circuit, néanmoins, foncièrement attachés tant au jeu qu’à l’enjeu, en maugréant ils réintégraient le peloton... Ayant retrouvé ses réflexes de ‘referee’ le paraplégique protégeait les plus faibles, refusait les diktats, se voulait pédagogue, les reprenait, les convoquait à de meilleurs sentiments, leur expliquait : « Qu’agissant selon leur seul gré ils s’interdisaient les plaisirs d’une sincère rivalité ! »...

Si à quelques individus près les enfants acceptèrent ses conciliants propos, sollicitèrent sa quotidienne présence les garantissant du bon déroulement de la compétition, bientôt des adultes se mêlèrent aux disputes de leurs progénitures, prirent ombrage d’interventions jugées désavantageuses à leur égard, verbalement fustigèrent l’intervenant malgré l’interposition de plus sensés prenant sa défense ; agressifs le menacèrent, lui firent comprendre : « Que si la correction reçue ne lui suffisait pas, ils étaient décidés à lui en accorder une seconde dont il se souviendrait ! »... S’ensuivirent des propos haineux, des détériorations du circuit avec des traces de pas ne correspondant pas à d’enfantines pointures, et plus alarmant le sabotage de son fauteuil mécanique... Le Tour de France, le vrai, vivait sa dernière semaine de course, la bataille faisait rage dans les Alpes et le corps à corps des champions aux prises avec la nature était parfaitement simulé sur le mini parcours où hélas, l’hypocrite prise à partie des adultes finit par jeter le trouble parmi les garnements. Malgré la présence de l’ex arbitre incitant ce petit monde au calme, les chicanes gagnèrent en virulence, les invectives et de nouveaux horions tombèrent. Comme souvent il le tenta durant sa période d’activité entre des belligérants autrement aguerris mais tout autant indisciplinés, faisant fi de la récente correction et de son prix exorbitant l’ayant mené à comprendre « Que la nécessité n’ayant rien d’éthique, l’espoir de traverser sa vie sans commettre une mauvaise action n’est qu’un leurre ! » vainement essaya de s’interposer...

Afin de mettre un terme à ces houleux débats, l’invalide avança son fauteuil roulant jusqu’au centre de l’aire de jeu, où sur son pourtour, alléchées par le spectacle d’un prochain pugilat de furibondes matrones prenaient part à la dispute ; l’exemple des jeux du cirque le confirme, elles apprécient les affrontements virils et la vue du sang les ragaillardit ! Malgré ses efforts ne put éviter de s’y ensabler, et c’est impuissant, sans le secours d’adultes en pleine bagarre qu’il reçut de cette poignée d’enfants, il y a peu jouant sous sa direction, comme mus par une rébellion envers son autorité, ces insultes et jets de sable dont il ne put se protéger, l’empêchèrent d’appeler les siens à l’aide... Ensuite, semblables à un pack d’avants réunis dans une même poussée, dans une même fureur punitive, rejetons et adultes basculèrent son fauteuil dans l’aire sablonneuse, l’y abandonnèrent avant de lâchement s’enfuir, dans ce même moment où des balcons situés à l’aplomb et surnageant au milieu de rires moqueurs s’élevèrent de retentissants : « A mort l’arbitre ! »....

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