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Les Marquises 

mardi 19 octobre 2010, par Henri Cachau

Achevée sa période « Blédine », Francis Combes découvrit que les réclames, les campagnes publicitaires ou politiques, mieux que toutes sortes de Nouvelles (fausses) ou mauvais romans, reflétaient le sens profond de la vie communautaire. Abusée qu’elle fut par d’insignifiants petits riens, insidieusement son attention se vit rattrapée par ces racoleuses sollicitations, proposées par l’intermédiaire d’encarts luxueux, de dépliants, de documents d’appel ou sophistiqués catalogues nous intimant de voyager... Qu’importent les façons dont les voyagistes nous vendent : la Thaïlande, la Sicile, le Maroc, les Seychelles ou les Marquises, dorénavant à crédit toutes ces destinations sont à notre portée… C’est ce qui ressortait de cette fallacieuse réclame dont le susnommé se méfia, songea que plutôt parcourir le globe en tous sens et à trop vive allure, l’urgence serait de circonstanciellement rendre compte d’un lieu, d’un paysage, d’une ville, d’un amour ? Si ce potentiel mental existait, pensait-il, nous commencerions par être attentifs aux réminiscences, leurs translations n’affectant que des géographies apprises, puis, hélas, oubliées… A l’époque de sa scolarité, il fallait connaître l’hexagone, dessiner ses contours, décliner ses départements, y rattacher leurs préfectures, souligner les voies ferrées, fluviales, routières, signaler les plateaux, celui des « mille vaches », le massif central, etc. Il lui arriva d’y aventurer des territoires hasardeux, d’exotiques destinations, des chemins de traverse… Folklorique ! annotait dans les marges, à l’encre rouge, son professeur d’histoire et géo… Pourtant il ne trichait pas, ne copiait pas sur son petit voisin, il extrapolait, fabulait, essayait sans trop de casse de rebondir sur le vaste fronton de ses rêves…

De la figure humaine il existe trois positions fondamentales : debout, assis, étendue ! cette dernière est l’une des plus usitée dans les beaux-arts, mais une plus récente quatrième, non moins ennuyeuse sur le plan social, dite ‘couchée’, correspondant au chômage de masse, octroie un maximum de confort pour de matutinales rêveries. Incongrues ou déplacées selon les physiologiques constitutions des prétendants, et au-delà d’étranges redditions, ces illusions nocturnes offraient à Francis Combes des velléités d’aventures au long cours. Conscient de leurs tromperies, dès leur apparition sur l’écran de ses petits matins, utilisant une idoine artillerie : fronde, carabine, fusil, mortier, lance-flamme, canon de 155, il les réduisait à rien ! … Hélas, perduraient d’autres mirages, semblables à de surréalistes parages, mal décryptés vu leur éloignement, des images floues, issues d’insignes pour ne pas dire d’indignes scolarités, qui au grand dam de sa mère, l’arraisonneraient au bas de l’échelle sociale. Balisés ces territoires à l’aide de pointillés délimitant d’incertaines topographies régionales ou coloniales, avec ces AOF et AEF en rose sur les cartes Taride, ainsi que de plus grises terres d’invasion, des zones de belligérance sur lesquelles à la ‘récré’, Francis et ses petits camarades réglaient leurs conflits. D’autres terrains se révélaient aussi tortueux, ils conduisaient de Marignan à Bouvines, franchissaient de plus récentes démarcations, celles par exemple d’Oder-Neisse, qu’en cette époque de guerre froide nul n’abordait. Alors qu’aujourd’hui pour un moindre coût, grâce à une effrénée concurrence entre voyagistes, n’importe quel quidam peut s’offrir les Bahamas, les Seychelles ou les Marquises… Durant son adolescence, ceux ayant réussi ou appartenant à quelque riche famille pouvaient prétendre aux villégiatures, autrefois Eugène Boudin faisait partie de cette caste de privilégiés, il avait sa mer à lui, en exclusivité bénéficiait de ses furieux éléments, elle ne lui ménageait, ni ses effets changeants, ni lui refusait son atmosphère marine…

« C’est maintenant – lui rabâchait sa mère – que tu regrettes de n’avoir pas étudié. Tes anciens camarades se payent le Maroc, la Tunisie, la Thaïlande, les Seychelles. Jusqu’au petit Ramondin, et ce n’était pas le plus futé, qui s’en revient des Marquises ! Heureusement, pour me consoler, avec ce chômage, ce coût de la vie qui ne cesse d’augmenter, je me rassure en considérant que tu as bien fait de choisir la sécurité de l’emploi, car dans l’administration ce n’est pas le temps à perdre qui vous manque ! Si la branche postale n’a pas l’apanage de cette distorsion, il t’en reste suffisamment pour ruminer à ton aise. La fonction publique te convient, bien que vos chiches salaires, jamais ne vous permettront de voyager... Aussi, je m’interroge, comment peuvent-ils s’offrir d’aussi lointaines destinations, alors que moi et ton pauvre père, n’avions rien de mieux à faire durant nos vacances qu’à aider nos parents dans leurs travaux saisonniers. Louent-ils sur place, résident-ils chez l’habitant ? Ces problèmes ne se résolvent que si l’épargne et l’intendance suivent ? » …

De drôles de voyageurs ces camarades, du bout du monde ils vous envoient des cartes postales à la seule fin de vous faire enrager face à l’étalage de leurs périples intercontinentaux, aussi, avez-vous jamais songé aux parcours de ces plis postaux transitant au travers du globe, à ces missives expédiées depuis Vesoul ou Montauban à quelques connaissances ou amis demeurés à leurs postes de travail ? à leur acheminement, leur manipulation résultant des séquences de ramassage, de triage, de portage ? Dès réception leurs pittoresques attraits vous convainquent, à contrecoeur, par compensation ou ressentiment envers ceux qui voyagent, à vous risquer à la cartophilie… C’est par l’intermédiaire de ces non anodines cartes postales qu‘en compagnie de ses collègues, Francis Combes, agent des PTT, par procuration rêvait ; au passage l’un d’eux se saisissait de l’un de ces paradisiaques ou érotiques clichés, puis l’exhibant, aussitôt entrebâillait dans l’imaginaire de ses voisins une ouverture sur autant de mirages, fussent-elles glamoureuses ou irréalistes les utopies envisagées… Ce pouvait être une composition savamment organisée, avec en premier plan d’accortes baigneuses se détachant sur le second, un bout de jetée, puis sur l’arrière l’horizon, la mer des Caraïbes ou l’océan Indien occupant l’espace de couleur outremer, en principe dévolu aux annotations personnelles ou à la rêverie… D’un seul regard, chacun réorganisait ces paysages, les ajustait à ses desiderata, mentalement décollait en direction de la Crète ou des îles sous le vent… Il leur suffisait de se placer face à leurs casiers de tri, alors qu’au même moment vous les retrouviez tout en bout de jetée les peintres officiels de la marine, notamment l’Eugène Boudin, en train de déplier leurs chevalets et palettes ! …

Aux versos de certaines cartes postales, parfois se révélaient des textes bizarres, des lignes sibyllines, du genre :

— « Jérôme… il y en a de toutes sortes… certains plus proéminents que d’autres, des culs… des seins ronds, oblongs, en forme de poires, beaucoup de petites tenues… je poursuis ma quête… de bronzage et d’âmes sœurs… amitiés ! » …

Commentés à voix haute ces propos soulevaient des rires, des haussements d’épaules, jusqu’à ce qu’un autre collègue s’exclame : « Visez un peu celle-là, les gars, les Marquises... ou une paire de nibards ! » Aussitôt la chaîne s’interrompait, les trieurs encerclaient l’agent, selon les paradisiaques paysages ou les anatomies représentées, se lançaient dans d’admiratifs ou salaces commentaires ; les moins imaginatifs ou foncièrement jaloux, s’interrogeaient par quels moyens, s’offrir sans s’endetter, ces fabuleux voyages et malgré l’infernale cadence, un court instant enviaient ces heureux privilégiés dont l’Eugène autrefois faisait partie…

Enfant, Francis avait bénéficié de vacances en moyenne montagne, et Dieu sait quelle était chouette, sans cesse renouvelée, d’un versant à l’autre passant des violets aux gypses les plus clairs. Hélas, pas de Marquises à l’horizon, parce que bouchées au-dessus de huit cent mètres, et il en fut d’autant plus déçu, qu’un oncle facétieux lui avait certifié que les Amériques étaient repérables du haut des premiers contreforts pyrénéens ! … Ensuite, par le biais de colonies de vacances, il avait fréquenté cette Bretagne où il pensait découvrir la mer d’Iroise, ne l’aperçut que de loin, depuis l’autobus, démontée, alors qu’ils bivouaquaient à des kilomètres en pleine terre fangeuse… En témoigne une vieille carte postale, sauvée par on ne sait quel biais du désastre familial, offrant une vue des champs du Pouldu, une reproduction couleur sépia d’une toile peinte par Gauguin. Sa relecture fut émouvante puisqu’en son verso, griffonnés, Francis y écrivait ces quelques mots chargés de fautes d’orthographe :

— Maman… Je t’écris de le Pouldu, un vilage breton où je passe mes colonies de vacance… Il pleu défois il fait beau temp… c’est très chouete la région… Il y a des vaches laitières, des maisons d’ardoise, des monsieurs qui fon des peintures de toutes les couleurs… J’aime bien la rouge avecque des bateaux bleus… La mer verte dedans… Je me sui fait des copings et je mange de tout… Je m’amuse bien… Bisous…

Alors que c’est à Lille, à proximité de la place de la République que durant son service militaire il rencontra la mer, étale sur les murs du musée municipal, en tous points correspondant à celle d’Eugène Boudin – son peintre préféré ! Qu’il fit la découverte de son atmosphère marine et changeante !... Une ignorance crasse pouvant amener certains privilégiés à le qualifier d’inculte, d’ignare, de sauvage petit paysan, à lui préciser :

— « Que depuis l’ère tertiaire il n’y a pas de mer à Lille ! Que les socialistes n’en possèdent ni l’exclusivité, ni le partage ! Qu’il suffit pour s’en convaincre de l’identifier, en bleu, sur les cartes Taride ! Qu’une visite au musée ne suffit pas pour prétendre l’apprécier, quoique les vues de Trouville ou de Camaret peintes par l’Eugène, puissent être considérées de haute qualité picturale ! Que misérable fantassin, il ne pouvait prétendre à la Royale, uniquement réservée aux privilégiés de naissance ! Que la municipalité sortante s’apprête à l’affronter houleuse aux prochaines élections ! » …

Une diatribe à laquelle Francis Combes eut pu rétorquer, que : « OK, OK ! Il les avait reçus, cinq sur cinq ! Mais pour autant pouvait-il en déduire, que seul l’homme riche et en bonne santé puisse renchérir sur l’amer ? Alors que bégueules, ils l’avaient en face celle d’Eugène, appendue dans leur salle de séjour, avec son atmosphère grise, ses plages, son exceptionnelle luminosité, ses tons vibrants et fluides reproduisant cette lumière si caractéristique des plages d’Etretat ! »... Suite à cette visite il décida d’entrer dans le service des postes, plus tard se mit à collectionner les cartes postales ; l’un de ses chefs préférait les paysages méditerranéens, riches en lumières, aux couleurs violentes, bruissants de cigales, avec des pins maritimes, des végétations persistantes ; d’autres agents plus esthètes chérissaient les Vénus et Aphrodite, plutôt des baigneuses avec cette ficelle leur rentrant dans la raie des fesses, leurs seins siliconés tressautant à l’air libre ! … Avant de reprendre leurs destinations, plusieurs jours ces clichés trônaient au-dessus des casiers, chacun des agents rêvait de villégiatures avec des bateaux en premier plan, un phare en second, puis la mer verte, grise ou bleue comme celle des Marquises, ou un ciel tourmenté, breton. Cet espace que par procuration Gauguin l’avait invité à parcourir, avec ses champs du Pouldu, ses vaches bretonnes, ses calvaires granitiques… Par beau temps, les peintres officiels de la marine, squattaient toute la jetée, ils se plaçaient face aux éléments du tableau…

Retraite aidant, Francis Combes y retourna, s’aperçut que rien n’avait véritablement changé, l’attestaient dolmens et calvaires dressés aux carrefours, vestiges d’un art brut ou baroque pour les plus récents, les toits d’ardoise, les maisons basses avec leurs enclos de pierres plates, les ricanantes mouettes. Invariables également les galettes de Pont Aven, les cinq mille six cent marins recensés, les côtes déchiquetées, les genêts, les bateaux, etc. Seules nouveautés notables, l’endémique étendue du vacancier citadin, l’étalement sensible du chômage confortant la position ‘couchée’, ainsi que l’ordonnancement familial perturbé par l’apparition de la luxure sur les plages... Cependant, ce qui en tant que collectionneur le captivait, l’incitait à revisiter cette région, c’était une folle envie d’accoler ses lambeaux de rêves aux tous derniers Gauguin trônant dans chaque librairie ou maison de presse. Mais, n’était-ce point folie, que de vouloir rebondir sur le fronton de ses illusions, aussitôt levées que décanillées avec l’idoine artillerie : fronde, carabine à plomb, fusil à pompe, mortier, canon de 155 ? De laisser en pointillés ces mirages semblables à d’anciennes circonscriptions et départements français délimiter son territoire mental ? Artificiel et insigne au même titre que ces cartes postales impuissantes à pallier cette mer en perpétuelle agitation, cette atmosphère empreinte d’humidité, de luminosité absorbant falaises et plages, d’éléments perdant leur solidité en se démultipliant en myriades de notations, d’inconstants reflets, d’effets spéculaires, d’éclatements irisés... Leurs diffractions happées, saisies par petites touches, transcrites par une extraordinaire vitesse d’exécution du maître, pignochant avec délicatesse, infinie préciosité, cette ambiance unique, palpable sur les murs du musée de Lille, si caractéristique d’Etretat… Ce jour-là, il avait acheté le catalogue de l’expo Boudin, à cette heure il doit traîner dans un amoncellement, un fatras de vieux clichés. Après des années de vaines recherches il se décida à réellement atteindre ces Marquises, remonter le temps dudit Gauguin… Avant son départ écrivit une carte destinée à ses anciens collègues, l’œuvre représentée était le célèbre : « d’où venons-nous ? que sommes-nous ? où allons-nous ? », il la jugea suffisamment explicite pour ceux, demeurés là-bas, attachés à l’acheminement du courrier…


— « Urgent ! Décidé tout plaquer ! Amour et moral en rade bretonne ! Faire suivre pension ! Poste restante, Atuana (Marquises). Envie de me laisser flotter au gré des vents, des courants ! Bon vieux service postal assurera (sauvons-le, il nous appartient ! ). Excusez mes petites ou grandes lâchetés ! » ...

Si ses anciens collègues interprétèrent son laconique message, à cet appel au secours ils n’y répondirent pas. Toutefois, quelques semaines plus tard, alors que la figure de Francis s’estompait, le réseau postal faisant preuve de sa légendaire efficacité, par le biais d’une correspondance entretenue entre des agents natifs de ces îles, ils apprendraient sa noyade… S’agissait-il d’un accident, d’un suicide ? Le parquet classa l’affaire sans suite, bon nombre de retraités disparaissent d’une façon similaire, ils s’abandonnent aux éléments : respectueux, les requins n’interviennent que pour s’assurer de la tâche la plus ingrate, celle du nettoyage. Le périple de Francis Combes s’achevait, enfin ce malheureux iconolâtre accolait ses impossibles rêves à leur horizon immédiat, il n’avait eu nul besoin d’une quelconque agence de voyage, le séjour qu’il souhaitait il l’envisageait sans retour…

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