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Kahloucha 

vendredi 13 mai 2011, par Abdelwahab Boumaza

Le taxi s’arrêta, je payai le chauffeur et descendis. Je revenais d’un long voyage, et la fatigue me terrassait, je ne pensais qu’à dormir, à sombrer dans le plus profond sommeil. Il était dix heures, et le groupe d’hommes debout devant l’entrée de l’immeuble m’intrigua. J’ai horreur des salamalecs, surtout quand il y a beaucoup de gens. J’évitais le plus souvent possible de m’y adonner, quitte à changer de direction ou de trottoir. Non pas que je ne veuille pas les pratiquer, — j’aime les gens polis, et je me dois de l’être, s’il le faut, un peu plus —, mais, généralement, sinon toujours, après les salutations, l’on en vient aux familiarités et puis inexorablement aux disputes. Mais là j’étais coincé, je ne pouvais pas les éviter.

« Ah, Salah, bonjour, nous t’avons cherché partout… fit Hamid, mon voisin de palier, tout guindé dans son costume empesé, qui me connaissait un peu plus que les autres, suite logique de justement beaucoup de salamalecs.
— Pourquoi ? Tout va bien, j’espère ?
Non, non… Tout va bien, dit l’autre, hésitant un moment. Tu sais…Voilà…Heu, comment te dire…Kahloucha, notre voisine du 5è, tu la connais, bien entendu…
Kahloucha ? Qu’a-t-elle, Kahloucha ? Il lui est arrivé quelque chose ?... »
Les autres voisins ne laissaient rien échapper de cette discussion, le regard braqué sur moi.
« Non, elle n’a rien, t’inquiète pas… Nous avons écrit une pétition, et il ne manque que quelques signatures, par exemple la tienne, celle de Rachid le journaliste…
— Ah, la pétition au sujet de la conduite d’égoût dont tu m’as parlé l’autre fois…
Non, celle-là, on la fera plus tard, celle dont je te parle concerne Kahloucha elle-même. Tu sais, qu’elle jette l’opprobre sur notre immeuble…
— Quoi ? Que veux-tu dire ?
Mais tu le sais très bien, allons, c’est une femme de mœurs légères… Elle ouvre une maison de rendez-vous dans notre immeuble… »

Hamid, pour parler, avance son front comme pour donner un coup de tête, vous regarde en dessous, et avec ses moustaches noires et drues, vous avez l’impression de voir des flots de mots jaillir des poils mêmes. Il se retourna, lançant un regard vers les autres locataires comme pour les inviter à l’aider, à en rajouter.

« C’est vrai, moi, quand je vais à la mosquée pour la prière du fejr, je vois à chaque fois, je surprends un homme qui descend de chez elle, dit El Hadj, tout en jouant des prunelles, en leur faisant faire des cercles derrière ou tout autour de ceux de ses lunettes. De la main droite, il retenait sa gandoura, qui flottait au vent…

— Peut-être s’agit-il d’un locataire ou d’un proche parent, un hôte… Peut-être lui aussi va s’acquitter de sa prière ? Il y a 24 locataires, il ne faut pas l’oublier.
— Ne te moque
pas de nous, Salah…dit Hamid, donnant un coup de tête dans le vide.
— Je suis sérieux, écoute, ce n’est pas mes oignons, je ne veux pas être mêlé à ce genre de choses. Ce qu’elle fait chez elle, ne m’intéresse pas. D’ailleurs, si l’on s’occupe de ses affaires, on n’a pas le temps de le faire pour celles des autres, fussent-elles de terribles frasques. Pour moi, c’est une pauvre veuve, qui élève durement, difficilement ses deux enfants… Je ne signe rien contre elle !
Toute la ville parle d’elle et de notre immeuble, tu le sais peut-être pas, mais c’est un grand scandale, il faut qu’elle déménage… »
Mourad, les cheveux hérissés d’un gel malodorant de deux sous, lissant sa barbichette de sa main gauche, dit :
« Il faut qu’elle déguerpisse, qu’elle aille ailleurs, enfin n’importe où, pourvu qu’elle quitte notre immeuble… Vers minuit, si tu restes dehors ou si tu regardes du balcon, tu verras un homme monter chez elle… On parle même d’un policier, un officier…
Jamais je ne ferai ça. Si je commence à jouer à ce jeu-là, je fous ma vie en l’air. Déjà la profession d’enseignant bouffe ma vie privée, et je vais m’amuser à surveiller Kahloucha !
Elle est la copine de la femme du journaliste, elle va souvent chez eux.
Et puis après ? Et pourquoi pas ? Je te fais savoir, Si Mourad, qu’elle est aussi la copine de la mienne, et je l’estime bien. Elle donne beaucoup de conseils à ma femme, et, grâce à elle, mes enfants ont pu être guéris de la coqueluche, sans qu’on ait eu à voir les toubibs et autres médicastres, qui pullulent alentour. Elle nous est d’un grand secours, d’une grande aide… Allez, salut, je suis très fatigué ».

En montant l’escalier, je ne pus m’empêcher de sourire, car il me vint à l’esprit une image terriblement comique. Il s’agissait de Mourad, enfin de sa femme. Elle porte le voile intégral ; mais, souvent, quand ses enfants sont à l’école, et que le mari oublie d’acheter le lait, elle se met au balcon, et, tête nue, cheveux au vent, sa robe de chambre très décolletée laissant voir une forte gorge, qui rebondit quand elle s’appuie au balcon, elle se met à crier :
« Bobo, Bobo… »
Et quand celui-ci sort de sa bicoque, levant les yeux vers le deuxième étage, plutôt l’œil droit, l’autre étant fermé— peut-être est-ce une manie chez lui —, elle lui dit :
« Tu me laisses deux sachets de lait, mon fils viendra les chercher tout à l’heure ».

Kahloucha, pauvre Kahloucha, on en a après toi ! Kahloucha est, bien entendu, un surnom, on l’appelait ainsi, exagérant un peu le teint bistre, hâlé, de son visage, — au fait, pour beaucoup, toute personne, homme ou femme, ayant ce teint est kahlouche ou kahloucha, babaye ou babaya, c’est-à-dire homme ou femme de couleur —, car c’était une belle brunette, d’un charme exquis. Elle avait de grands yeux noirs, ombragés de longs cils et un sourire radieux. Une jolie frimousse de jeune fille, pour une femme frisant la quarantaine. Elle me faisait rire toutes les fois qu’elle revenait de chez la coiffeuse. Elle se faisait colorer les cheveux en jaune, — et voilà une blonde en un tour de main ! —, et, en regagnant l’immeuble, elle marchait comme un automate, un rideau de cheveux dorés tombant raide sur le côté gauche de son visage, et tout son corps se tordant, le dos se courbant de biais, afin de ne pas défaire ce rideau. Sacrée Kahloucha !
Je me rappelai aussi ce qu’elle avait raconté un jour à ma femme à propos de Zoheir, son voisin de palier. Il s’arrangeait toujours, on se demandait comment, pour sortir en même temps qu’elle. Elle lui avait dit qu’une fois à la maison, il ne cessait pas de tousser, si bien qu’elle avait pitié de lui, et voulait lui prodiguer des soins ; mais elle ne pouvait pas le faire, car sa femme à lui ne l’aimait pas. Avec le temps, elle avait compris autre chose : il ne toussait que chez lui, car, dehors, il n’était pas malade, le maquereau !

Un jour, le bâtiment fut secoué par de dangereuses vibrations. Un bruit infernal se faisait entendre, faisant résonner tout l’immeuble. Je pensais que c’était quelqu’un de fou qui bricolait à cette heure-ci quelque chose dans son appartement, comme il arrive généralement un peu partout. Vrai, c’est intriguant que cela se passe la nuit, mais il est des gens qui ne respectent pas les voisins, et qui font n’importe quoi. Le lendemain, l’on saura que l’appartement de Tayeb avait été cambriolé. El Hadj, son voisin de palier, avait tout vu et tout entendu. Non, il n’avait rien vu, rien entendu !
Cela ne fut pas exactement la réponse à la question de Tayeb. Il dira plutôt ceci : « Moi, je laisse toujours quelqu’un dans la maison, avant, c’était ma mère, quand nous nous absentions pour quelques jours, quand nous partions en vacances, puis, après sa mort, il y a toujours quelqu’un qui restait à la maison… » Evidemment, tous savaient qu’il avait tout vu et tout entendu. A travers l’œil-de-bœuf.
Mais c’était Kahloucha qui était allée tout voir et tout entendre. Elle était descendue à pas feutrés au troisième étage et avait entr’aperçu les deux voleurs. Elle les avait facilement reconnus. C’étaient Chagour et Bezzi, enfants de la cité, des repris de justice, toujours « blindés » de kif. Ils avaient forcé en leur enlevant les canons, trois serrures du genre vachette, deux placées à la porte en fer, et une autre assez volumineuse, en bois.
La police les arrêta quelques heures après. Et au commissariat ils récrimineront contre Kahloucha, se promettant de lui faire subir une vengeance qu’elle n’oublierait pas le restant de sa vie, se jurant même de la lui abréger. C’est ce que nous dira Kahloucha, à ma femme et à moi.

Un autre jour, de bonne heure, elle vint chez nous, les traits tirés, les yeux menaçant de sortir de leurs orbites. Une fois la porte fermée, après avoir embrassé ma femme, et m’avoir salué d’un signe de la tête, agrémenté d’un sourire irradiant mais d’une tristesse infinie, elle mit son bras sur l’épaule de ma femme, et nous emmena au salon, là, elle se laissa tomber dans un fauteuil, puis, le souffle saccadé, dit :

« Il faut que vous partiez d’ici, j’ai entendu dire des choses horribles ; je vous en prie, quittez immédiatement votre maison, au moins pour une ou plutôt deux semaines… Je l’ai déjà dit au journaliste. Et sa femme et lui sont d’accord. Mes sources sont convaincantes…
Qu’y a-t-il, Kahloucha ? Que sais-tu au juste ? demanda ma femme.
— Je vous en prie, écoutez-moi…
Oui, oui, on vous écoute, dis-je.
— Si vous n’avez pas où aller, je peux vous débrouiller une piaule, le temps que les choses se tassent…
— Non, nous pouvons aller chez ma mère…
Voilà, c’est ça, Salah… Essaie de convaincre ta femme…
Oui, nous y allons, dit ma femme, l’œil sombre, les sourcils froncés.

Deux jours après, les deux maisons seront investies vers minuit par des terroristes, qui feront voler en éclats les portes au moyen d’un système de dynamite.
Je ne retournerai à l’appartement que pour prendre mes affaires. J’étais seul, ma femme était sous le choc, fortement traumatisée. Le lendemain de cette mortelle nuit, Rachid, Kahloucha et moi, tous nous déménageâmes. Trois gros véhicules étaient garés près de l’entrée de l’immeuble, et nous voilà en train de faire le va-et-vient entre les appartements et les véhicules, chargés de choses et d’autres. En nous croisant, nous rigolions comme des fous. Pas un seul locataire en vue.
A un moment, le journaliste m’apprendra en chuchotant à mon oreille que sa femme et lui s’étaient cachés chez Kahloucha, qui les avait logés dans le salon.

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