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JEAN (Dubuffet) 

lundi 20 février 2012, par Henri Cachau

Est-il possible Jean, que l’homme s’envisage au travers de sensations d’où elle apparaît cruelle, perverse, Satane, du genre 3615 par sa récurrente, lancinante façon de se rappeler à notre inconsistante mémoire ? Volatile au demeurant, puisque nous ne conservons aucune réminiscence se rapportant aux tortures qu’elle nous inflige, sinon, retournerions-nous guillerets chez notre dentiste ou chirurgien, si nous nous souvenions des crispations et autres élancements quelle provoque ? Se pourrait-il qu’elle se venge de notre inconséquent comportement si existentiellement volage ici-bas, alors que bonne fille, en professionnelle avisée elle s’évertue à nous procurer ces chers suppléments d’âme nous incitant, odieux bipèdes, soit par terreur, soit par désolation, à sans cesse vouloir la déborder, l’arraisonner, la marginaliser sous les plus futiles prétextes : une rage de dent (d’amour !), un panaris, une grippe, une gastro ? En ce qui me concerne, j’aurais souhaité la maintenir à distance, l’intimer à la sagesse en lui disant : « Sois sage, ô ma douleur, tiens-toi donc tranquille, bas les pattes ! »... Peine perdue, puisque nécessitant comme le moindre commun de gîte, de couvert, d’une tanière, elle s’était localisée dans mon muscle fessier droit ; une masse musculaire assurant cette station debout dont entre autres prérogatives, infernaux humains nous abusons….

Rappelle-toi, je t’avais fait part de mes craintes, des préventions m’avais-tu dit, la concernant, sachant que ta pratique de ce genre de filles aurait dû, selon l’amitié dont tu te targues, te permettre de m’aviser de son instabilité, de ses foucades, qui jointes à d’autres tares plus rédhibitoires, l’ont conduite à nuitamment déserter notre commun domicile conjugal, à m’abandonner sans un mot d’explication, ni adresse ni destination me permettant d’aller la relancer, tenter une énième démarche de réconciliation… De fait, je ne sais plus très bien qui le premier a commencé, las d’espérer en des jours meilleurs, lequel a provoqué cette embrouille, s’est détaché puis dépris de l’autre, amoureux fou malgré ce crève-cœur jamais assumé. Dans ces cruciaux moments où l’adéquation défaille, où la parole balbutie, où l’imagination – enflammée par toutes sortes de ressentiments –, se focalise puis s’ankylose dans de vaines impostures avant que notre naturelle théâtralité y trouve son exutoire, prétende y jouer ce rôle taillé à sa démesure, de veuf, d’inconsolé !… Pour soigner ce genre d’affliction, par retour de courrier tu m’incitas d’accoler le genre au style, le gendre à la fille, le corps à la matière et sur le coup j’en avais ri ; hélas, c’était le principe existentiel qui chez moi était touché, irrémédiablement les tissus, les chairs, les méninges, la volonté, la mémoire, foutraient le camp ! Pour l’avoir dénoncé en son temps, tu connais l’importance, la primauté, la connerie de ce devoir assurer coûte que coûte, uniquement par respect humain ; l’amour propre encore plus blanc, plus étincelant si lavé avec une pointe de génie sans bouillir ! et encore ne m’avais-tu rien dit au sujet de l’essorage de tous ces scrupules si salissants, indélébiles !… C’est suite à des nuits d’ordalies qu’elle finit par me quitter, m’abandonna désemparé au beau milieu de ses troublants et odorants effets, bien que depuis un certain temps, de notre amour j’en pressente l’arrière boutique vide, désavouant ainsi vingt-cinq années de baroud mené sur tous ses fronts, avec des campagnes, des médailles, des honneurs en tous genres et en bout de course mon inscription aux gueules cassées... Rien de plus dérisoire n’est-ce pas, la cinquantaine advenue, que l’artiste raté, ce vieux saltimbanque cher à Baudelaire, dont la haute classe en son temps à joui, l’ovationnant parfois, le critiquant peut-être, l’éreintant sûrement dans l’ordre de ses pratiques en pariant sur sa chute programmée : pourvu qu’il se casse la gueule ce salaud !

Dubuffet

Par la suite, et là je reconnus ta constance d’attentionné épistolier, tu me fis état de tes craintes concernant ma santé mentale, envisageas cette profonde dépression menaçant de désoler mes rivages intellectuels ; ton diagnostic étayé par un juste relevé de mes troubles psychomoteurs, notamment des signes de désaffection, de désamour, etc. L’entropie risquant de gagner cette partie inégalement engagée entre corps et esprit, selon tes avisés propos, d’urgence je dus rencontrer ce fameux marabout, renommé en tarots et boules de cristal ; un haruspice de tes connaissances, lointain descendant d’algonquins, autrefois se déplaçant au gré de leurs territoires de chasse, de pêche ou de cueillette, de repaires en gîtes, les plus huppés fréquentant les raouts de préfecture si recherchés par ton brillant thaumaturge !… Hors nos musées de l’homme, que reste-t-il de cette tribu amérindienne, sinon un inextricable enchevêtrement de vestiges, de traces absconses, de giclées de peinture industrielle épandues à l’aide de gestes larges impliquant un corps à corps avec la matière, l’apport d’outils, de boîtes de conserve percées, comme si n’existaient pas des matériaux composites mieux appropriés pour ces succédanés d’art digne du chamanisme. Connaissant mon caractère inquiet, tu aurais pu envisager ma perplexité, sans te tromper concevoir avec quelle méfiance je me suis présenté chez ton sorcier, un dénommé Pollock !…

Qui m’a conseillé des lévitations et embrouilles, des triturations et malaxages, des rosaires et litanies, des scarifications et tatouages, ainsi que l’absorption biquotidienne d’un insipide brouet confectionné à l’aide de débris de mâchefer, de filasse, de goudrons ; une médecine à consommer sans modération ! Me recommanda la lecture de vieux journaux, notamment de leurs brèves, indispensable prétendit-il pour la remise en place de mon horloge interne, passablement dérangée par les successives déceptions amoureuses. Je te laisse imaginer mon désarroi suite à l’énoncé d’une telle ordonnance, te gausser de mon appréhension face à cette incongrue pharmacopée, apparemment homéopathique, lorsque plus tard et à mes dépens, j’apprendrais qu’il ne se déplaçait qu’au gré des poursuites judiciaires dont il faisait l’objet pour cause de charlatanisme aggravé ! Une fuite ne l’empêchant pas de véhiculer son barda : masques, totems, fétiches, pictogrammes, signes cabalistiques, idéogrammes abstraits, correspondant à une alchimie fondée sur l’éparpillement, la dissémination, la dépense propitiatoire... Souhaitait-il réveiller mon amnésie qui telle un cancrelat survivait fichée, attentive, criminelle, au creux de mon cerveau tors, m’inciter en variant ses posologies à retrouver d’autres parages, découvrir de nouvelles préoccupations, légitimer mes toquades. Car en définitive, c’est moi-même qui me l’étais provoqué ce printemps de consigne, à vu détériorant mon pauvre littoral, étant donné que le risque de toute folie se mesure à l’attrait même de ses identifications, là où l’homme, s’esbigne écartelé, bornant de vœux suspects ses légitimes peurs. Mais pour autant, tu en conviendras, devais-je admettre ses passes mystérieuses, ses manipulations, ses allers et venues menées de long en large de son hétéroclite habitat, accepter ses gargarismes, potions et mixtures, entrevoir une éventuelle guérison à mettre sur le compte d’aussi cabalistiques pratiques ?

Il est vrai qu’après chaque visite je me sentais, non pas guéri, mais allégé, délesté de quelques centaines de francs, ces réitérés vols à l’esbroufe me permettant de mieux interpréter ton engouement pour le compagnonnage d’aussi équivoques personnages, de mieux identifier cette trouble détermination t’ayant, autrefois, charlatan toi-même, amené à emprunter les sentiers délictueux d’un improbable chamanisme, à te risquer à ces séances de frauduleuse magie te conduisant à d’improbables expérimentations, à la confrontation d’époques, de genres, de styles, de matériaux, et cela jusqu’à confondre, grâce à ton habileté manœuvrière, ces fumeux deviseurs implantés sur la place parisienne, y bénéficiant de fallacieuses renommées, derechef te situant comme maître imposteur !... Tu m’avais préconisé des philosophies plus rationnelles, applicables lors de mes récurrentes déprimes, des secours moins illicites, par exemple, et j’en fus à posteriori marri, froissé, ceux de la religion ! Dès lors, comment nos dissemblables natures pouvaient-elles continuer à nourrir l’une pour l’autre cette saine émulation, car j’en suis conscient, tu n’y croies guère à ces régimes de fakir proposés par ton vaticinateur, une médecine ne lui servant qu’à duper les miséreux de mon espèce ; à chacune de leurs visites leur soutirant quelques francs supplémentaires, cela sous le prétexte d’une éventuelle récupération de mon passage à vide, de la revitalisation de mon enthousiasme, de la récupération de mes certitudes, une guérison assurée par sa seule méthode anti-douleur ! Comme si, creusant dans le tas informel de nos ancestraux remèdes de bonne femme – ces fumeuses thérapies propices à rendre fine lame, pur esprit ou feu-follet les meilleures âmes – je ne pouvais m’en tirer seul d’un tel mauvais pas…

Suite à la quatrième ou cinquième séance je me sentis devenir aérien, angélique, grâce au délestage de mes fonds, l’affinage de mes formes, jusqu’à ce que je prisse peur de la raréfaction de l’atmosphère tant m’étourdissait mon approche des hautes sphères ! m’inquiétait l’aspect délétère de mon organisme, amolli suite aux saignées financières opérées par ton génial haruspice. Bientôt m’interrogeai sur les procédures à accomplir afin de m’assurer un atterrissage en douceur sur le terrain inhospitalier des réalités quotidiennes... Durant ses tours et détours périphériques alentour de son tipi, le deviseur devisait, marmottait ses inintelligibles incantations, nullement inquiet de l’ubuesque mise en scène dont je faisais les frais, couché à même le sol afin de bénéficier de l’apport de bienfaisantes ondes telluriques… Dans cette humiliante position, malgré la tétanisation de mes membres je devais attendre que ce griot établisse une relation avec l’au-delà, que les cieux se fassent cléments, les ténèbres propices, les esprits favorables à la pratique de son art. Il allait et venait, gesticulait, psalmodiait, s’échauffait par le biais de danses menées sous la forme de drippings endiablés, de piétinements, de martèlements cadencés effectués alentour de mon corps sur des toiles disposées à cet effet, ceci, jusqu’à ce que transporté, subjugué par les transes, l’abus de potions douces-amères, la dissipation advenue à son comble, il engage une relation directe avec les grands esprits… En connaissance de cause, tu peux vieux farceur, imaginer combien ces rituels sont exigeants pour le commun des mortels, néanmoins, concernant leur réelle efficacité tu me permettras de mettre en doute leurs vertus thérapeutiques, toi-même, autrefois, ayant officié dans de similaires thaumaturgies se révélant fallacieuses quant à leurs résultats… Ensuite, suivant la logique de cet infernal ballet il cessait de danser, de psalmodier, puis sans transition, un drôle de rictus figeant sa face de clown même pas drôlatique, m’annonçait que cela faisait cinq cents francs ! tout en ajoutant que très, très rapidement, dans les semaines à venir ou les prochains mois, j’en ressentirai les salutaires effets, à nouveau bénéficierai de l’affection, de l’amour, de la considération des miens, ainsi que de celle de ma voisine de palier, m’aguichant à cette heure où les constellations luisent en se dévêtant lestement, ayant pu, cette salope, me délivrer de mes fièvres, mais hélas dédaignant mes avances…

Je ne nie pas que cette expérience me fut intéressante, captivante par ses aspects incongrus, avec ces empreintes, ces indices, ces vestiges abandonnés par ces équivoques personnages lorsque sur potron-minet la justice les serre d’un peu trop près. Aussi, me connaissant pragmatique, bien qu’un tantinet crédule, je t’en veux de m’avoir, sans égard pour mes débilités, me sachant ambitieux, immodeste, mauvais chrétien, fait prescrire ces vieux clous et ragots, ces bouts de ficelle, ces insipides brouets, et dorénavant me ferai plus critique (caustique !) quant à tes sulfureux conseils, plus suspicieux envers tes exhortations à une meilleure santé mentale ! Car si je m’en souviens, ne m’avais-tu pas révélé que dans une époque récente, tu avais assuré ton petit confort en améliorant ta retraite par l’apport de fonds zurichois, ainsi que renouvelé de fond en comble ta cave en y rentrant des meilleurs crus : Bourgogne et Bordeaux, plus revitalisants qu’onguents, poudres ou pilules ? Aussi, suite aux expérimentations subies, si je devais caractériser ton parcours atypique de faux mécène, d’improbable sorcier, je me référerais à ces joueurs de bonneteau abusant de leur habileté, mais s’éclipsant, quand au coin de la rue apparaissent les képis des cognes… N’étais-tu pas chef de publicité chez Nicolas ? Force est de reconnaître une juste notoriété à cet établissement, l’une des meilleures caves de France ; de surcroît, du 2O au 3O novembre, ils font une offre alléchante sur les margaux 94 et pétrus 96, une affaire à suivre… In vino veritas ! Je sens que je vais noyer mes déceptions et douleurs récurrentes en abusant de leurs promotions… Tu aurais dû, Jean, penser que si l’amitié supporte sans trop de dégâts les brouilles passagères, s’agissant de tromperie la fracture devient inévitable… Sois sage, ô ma douleur et tiens-toi donc tranquille !... Néanmoins, ce des fièvres volontairement convoquées, puis mises en lignes, j’en aurai retenu l’inquisition qui interpelle, à cru revitalise les songes les plus creux...

Avec mes amitiés... Ton fidèle...

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