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Impressions sur la révolution bolivarienne au Venezuela 

jeudi 30 novembre 2006, par Régis Poulet

Il ne me semble pas qu’on ait encore parlé de chavistes en France comme on parlait de maoistes dans les années 1966 à 1976. Pourtant, les signes sont nombreux chez nous d’un intérêt plus que marqué pour les actions politiques de Hugo Chavez Frias, le bouillonnant président de la république bolivarienne du Venezuela.
La gauche ‘radicale’ semble avoir trouvé en lui un héraut à engager dans ses luttes contre l’impérialisme américain. La presse française le traite avec suffisamment d’égards pour que rien, dans le personnage ni son action, ne mérite l’opprobe. J’avoue que ce président qui ose s’en prendre aux ‘puissants’, se met en tête de redistribuer les terres, qui entend redonner leur place aux peuples indigènes - et qui fait distribuer un demi-million d’exemplaires de Don Quichotte à son peuple a de quoi séduire !
Je me suis dit qu’il serait intéressant d’aller voir sur place de quoi il retournait. Sait-on jamais, l’Histoire est peut-être en train de s’y écrire et la révolution de s’y engrener ?
Me voilà parti. Me voici arrivé.
Que les choses soient claires : je n’ai pas la prétention, ici, de fournir une analyse politiquement opposable à celles de spécialistes. J’ai lu, avant de partir, les articles du RISAL et je les lis encore ; je me suis intéressé à la littérature vénézuelienne dans ses traductions françaises ; j’ai appris l’espagnol pour ce voyage. Mais je ne prétends être ‘expert’ en aucune de ces matières. Pour autant, « l’expertise » ne mène pas toujours aux meilleurs résultats et un voyageur attentif et curieux dit parfois des choses utiles [1].

Lorsqu’on arrive à Caracas, on ne peut qu’être frappé par les collines de ‘barrios’ qui entourent la ville proprement dite (encore que ces quartiers, ces ‘briquenvilles’ si l’on me permet ce néologisme, en fassent partie), d’autant plus que la route qui vient de l’aéroport en longe une partie.

Les vendeurs ambulants et même déambulant au milieu de l’autoroute à se faufiler entre les automobiles attestent de l’importance du secteur dit informel de l’économie. Hommes et femmes de tous âges, enfants, adolescents descendus des collines vers l’autoroute alors qu’on voit parfois à peine des habitations, vendent de tout : des glaces, des amuse-gueules et des lave-glaces, des ballons, des drapeaux et des casquettes aux couleurs de la révolution, des sodas et des chargeurs de portables à brancher sur l’allume cigare ; ils crient, ils sifflent et chantent sous la chaleur qui dégoutte et les échappements qui étouffent, ils évitent les véhicules, ils sont un peuple de la route, enfants sans école et leurs parents sans avenir à leur offrir.
Ce qui surprend aussi est le sentiment d’insécurité qui règne. Rien à voir donc entre cette révolution et celle de la Chine où, dit-on, l’on pouvait laisser un appareil photo sur un banc et le récupérer le lendemain. En revanche, le culte de la personnalité bat son plein : portraits géants de Chavez, affiches grand format de tel gouverneur d’état. Quand on fait quelque chose, il convient de le faire savoir...
Un des grands axes de la politique intérieure de Chavez et fer de lance de la révolution bolivarienne est la réforme agraire qui m’intéressait tout particulièrement. Séjournant dans le Guarico, un des greniers du Venezuela, j’ai eu l’occasion de m’informer davantage. J’avais en tête l’essentiel, à savoir que l’héritage de la période coloniale consistait en ces latifundio, ces grandes propriétés de milliers d’hectares dans les llanos (les plaines), aux mains de familles riches, très riches. Ce que j’appris, c’est que ces familles n’étaient pas des descendants des colons espagnols mais d’officiers bolivariens qui, après la victoire du Libertador Simon Bolivar, rachetèrent à leurs soldats à qui on les avait données les petites parcelles sur lesquelles il n’était pas possible de vivre.
La réforme agraire se présente sous des auspices de justice, d’équité et de rationalité. Il n’est pas difficile d’en prouver le bien fondé. Mais elle paraît tout autant ancrée dans l’affectif, et par son promoteur même. En effet Hugo Chavez est né à Sabaneta, dans le Barinas, cet état agricole du piémont andin, de parents instituteurs qui l’envoyèrent assez jeune chez un oncle, propriétaire terrien en Apure [2]. Or, cet oncle le fit travailler dans son hato sans égards particuliers, et l’on peut légitimement se demander si Hugo Chavez, ayant ressenti durement ce mépris pour le parent pauvre qu’il était, lui qui aurait pu avoir une propriété, n’a pas originé son ressentiment dans cet épisode douloureux de sa vie. D’ailleurs, la première propriété qu’il fit saisir une fois au pouvoir, fut celle de cet oncle... Ce ne serait pas la première fois que le ressentiment guiderait une action politique, déguisée sous des habits de probité candide.


Pour ce que je sais, l’actuel président n’a pas gardé le même cap sur la question agraire dans les dernières années. Dans son pré-programme électoral de 1998 la réforme agraire visait l’État, propriétaire des terres ; les travailleurs, alors, n’en avaient que l’usufruit. Son objectif était alors d’accorder, après dix années, le titre de propriétaire à celui qui travaillait une terre. Depuis, Chavez a changé son fusil d’épaule : si une terre n’est pas travaillée, elle revient à l’État. L’argument (défendable) étant qu’il n’est pas admissible que des terres restent ociosa (non travaillées) quand des gens restent sans terres, sans revenu ou sans travail. C’est l’Institut National des Terres (INTI) qui donne les critères : telle ou telle terre sera qualifiée de non travaillée, mal travaillée ou non rentable et sera par conséquent confiscable. Le comité révolutionnaire local fixe le type de culture et le rendement. Si le ratio est établi pour les hatos à trois vaches par hectare, ce qui correspond à une norme européenne, les pâturages des llanos sont très différents de ceux d’Europe de par le climat et le rapport entre graminées et légumineuses : il devient donc presque impossible d’atteindre les objectifs. Que la juste répartition des terres passe par la délation me gêne beaucoup : celui qui dénonce un ’mauvais’ exploitant est prioritaire pour le rachat de la terre, ce qui encourage la convoitise envers la propriété du voisin.
Ce que Chavez semble souhaiter est une rupture avec les grandes exploitations agricoles et le retour au conuco, culture vivrière ancestrale où chaque famille cultive notamment maïs, riz et canne à sucre pour sa propre consommation. L’autarcie contre le libéralisme... pourquoi pas. J’ai rendu visite à un de ces paysans subsistant comme ils peuvent par le conuco : même avec les rendements modernes des plants, le moins que je puisse dire est qu’il vit très chichement. Sa demeure n’est pas parmi les plus modestes, le sourire est accueillant et la poignée de main franche. Le sac de ciment qu’on lui livre est porté, à deux, jusqu’à la première pièce. Je dois me contenter de tenir la double porte d’entrée puisqu’on a décliné mon aide. Dans cette pièce, un réchaud avec des gamelles bien noires, une paillasse contre un mur, près de l’unique fenêtre, une balance qui pend au beau milieu et qui m’indique la direction du mur opposé à l’entrée où est pendue une peau de petit mammifère. L’impression d’ensemble est plutôt celle de pauvreté et de privation que de dénuement choisi comme mode de vie. Il y a chez certains Occidentaux un ’romantisme’ du dénuement caractéristique de gens encombrés par la pléthore de leurs possessions. Il n’est pas exclu que Hugo Chavez, qui est loin de vivre dans le dépouillement (en bref, il n’est pas Gandhi), trouve bon parce que "simple et vrai" (c’est le côté rousseauiste de Chavez) que son peuple en revienne au conuco. L’homme que j’ai vu apprécierait sûrement davantage d’aisance que ce que son lopin de terre et ses maigres plantations lui octroient.
Après la réforme agraire, ce sera à l’industrie de passer sous la toise...
Ce qui, vu de France, est très intéressant, est le droit que tout Vénézuelien peut faire valoir à un logement. De grands efforts ont été faits dans ce riche pays depuis que Chavez est au pouvoir mais, encore une fois, les choses semblent faites sans continuité, sans évaluation de leurs résultats. Ainsi, les ranchitos, ces maisons de tôle insalubres sont remplacées quand cela se peut par des maisons en dur dont le locataire est fait propriétaire. Seulement, lorsque celui-ci se trouve à court d’argent, il revend sa maison et retourne vivre dans un ranchito ; quelque temps après, il redemande une maison en dur. Certains font de cela un commerce lucratif. Après tout, chacun se débrouille comme il peut au Venezuela, mais du point de vue de l’organisation de la révolution, cela laisse à désirer. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres d’une certaine incurie qui n’est peut-être pas due qu’à la fameuse corruption des fonctionnaires qui gangrènerait les efforts des chavistes. Les causes pourraient bien être ailleurs, dans l’absence de la notion d’épargne notamment.


Le peuple vénézuelien n’est pas du tout porté sur le bas de laine, au contraire. Soucieux de leur élégance et prompts à vouloir s’amuser, les Vénézueliens ont souvent vite fait de dépenser leur salaire. Les hommes vont par exemple voir ’les filles’, ils boivent devant les licorerias (car il n’existe pas de bars où l’on peut entrer pour boire) et font des virées entre amis, les femmes se font belles. Je me souviens de cette matinée, dans le Falcon, à chercher en vain un magasin d’alimentation et à croiser des femmes les bras remplis de boîtes de chaussures et de vêtements. Ce ne sont pas de bonnes recrues pour la révolution. J’ai dans l’idée qu’il en va d’un rapport différent au temps.
Ceux qui se sont enrichis au Venezuela sont souvent d’origine étrangère : des Européens, des Moyens-Orientaux et des Chinois. Ils sont propriétaires de magasins, d’usines, de terres qu’ils se sont acquis par un travail acharné. Ils viennent, surtout les Européens, de pays où les saisons sont plus marquées et où la scansion du temps se fait nettement sentir. De là l’idée que le travail puisse trouver sa récompense. La succession des saisons, avec le travail nécessaire à la récolte en est l’illustration naturelle, fortement entée en notre psychologie. Faire des réserves, prévoir, économiser, récolter : le capitalisme est déjà en germe dans cette attitude d’agriculteur. Même si le climat tropical leur pèse, les Européens qui vivent au Venezuela sont industrieux et, au bout de quelques décennies, Français, Allemands et surtout Italiens après la Seconde Guerre mondiale, sont à la tête d’entreprises ou d’exploitations qui emploient des Vénézueliens. Lesquels sont les plus heureux ? La question se pose-t-elle ainsi ?
Au Venezuela, la nature est généreuse. Quelle est la valeur du travail lorsqu’il est possible de se nourrir, de façon certes frugale, grâce à elle ? Les criollos, qui constituent la majorité de la population, sont de sang et de culture indiens, africains et européens. Leur pente va à un certain fatalisme. Sans être étal, le temps sous les tropiques est moins fortement scandé, ou alors, scandé de telle façon (saison sèche, saison des pluies) que seules la disette et l’abondance sont visibles. Prenons les llanos : la vie naturelle y bat au rythme d’une alternance entre les inondations lors desquelles la vie devient exubérante, et la sécheresse terrible qui lui succède avec ses hécatombes animales.

Malgré les atténuations que la vie moderne a pu apporter aux populations llaneras, je pense qu’elles sont empreintes de ce rythme naturel : un jour on a, le lendemain on n’a plus rien. La vie est une suite de dissipations et d’accumulations. C’est le rythme binaire de la vie ici, et l’équilibre y est aisé ; alors que pour les Européens qui ont un rythme ternaire où l’épargne joue un rôle prépondérant, la vie n’est que déséquilibre. D’où l’impression que ce dernier est perpétuellement insatisfait et qu’il va vers l’avant dans sa chute. Les Européens ont sous les yeux le troisième terme de leur économie psychique : l’épargne, le capital. Les criollos, pour leur part, s’ils sont comme d’autres peuples victimes du désir suscité par la machine à consommer et envieux, lorsqu’ils ont les mains vides, des Vénézueliens d’origine étrangère qui possèdent quelque chose, ils ne semblent pas malheureux et maints sourires et visages paisibles sont des signes d’un équilibre qu’il est possible de trouver plus facilement.
Cependant, lorsqu’on ne possède rien, pas même son travail ni son temps, lorsqu’on est donc dépourvu de presque tout, la vie n’est pas heureuse. Le Venezuela offre de nombreux exemples d’individus qui sont peu ou prou esclaves d’une situation sur laquelle ils ne pèsent pas ; une situation dont les origines sont historique (la prise de contrôle du pays par les Espagnols et leurs descendants) et contemporaine (le néo-libéralisme). Le pays est riche en ressources naturelles comestibles et minérales. Chavez utilise les profits pétroliers pour alimenter sa politique régionale et financer, dans le pays, des mision qui, pour certaines, lui ont préexisté. Dans le développement social auquel ces missions contribuent, comme l’alphabétisation, le logement et la santé, on peut se demander quelle part la propagande occupe. Face à un engagement très visible et très médiatisé, d’aucuns, à gauche (comme Teodoro Petkoff), considèrent que la question de la pauvreté est toujours aussi prégnante dans le pays en dépit d’une conjoncture économique très favorable (mais uniquement axée sur le pétrole). La situation de l’enseignement est elle aussi déroutante. En effet, si les établissements bolivariens arborent fièrement sur leurs murs la liste peinte à la main des bacheliers de la dernière session, si les universités bolivariennes s’ouvrent aux pauvres - il se murmure que baccalauréat et diplômes du supérieur sont trop vite acquis...
L’important pour Chavez ne semble pas que le niveau scolaire et culturel augmente dans son pays, mais que ceux qu’il pourra former dans ses écoles bolivariennes puissent postuler à des places stratégiques dans la société. Je crois qu’il veut simplement substituer son intelligentsia à la précédente. Pour cela, il lui faut des éléments acquis à sa cause : il n’en manque pas ; ainsi que des diplômés : il s’en fait de nombreux, à Caracas notamment. Je trouve quand même symptomatique son attitude à l’occasion des élections étudiantes dans une des universités les plus réputées du pays, l’Universidad de Los Andes, située à Merida. En mai-juin 2006, les étudiants chavistes ont perdu ces élections, cela s’est mal passé. Chavez a voulu faire revoter en imposant d’autres règles de scrutin, mais les étudiants ont refusé et ils ont occupé les locaux. L’armée et les tanks sont intervenus, bilan : au moins deux morts.


En France on claironne que les principales chaînes de télévision vénézueliennes appartiennent à l’opposition, et c’est sans doute vrai, mais le pouvoir en place n’a pas manqué de réagir et a créé ses propres chaînes. En outre, il est difficile d’échapper aux discours fleuves de Hugo Chavez, non seulement les discours dominicaux mais ceux qu’il prononce à l’occasion de telle ou telle inauguration, et qui durent une heure, deux heures ou trois heures. L’avantage, pour un étranger, est que Chavez parle lentement et articule très bien. C’est un orateur hors pair qu’il est agréable d’écouter. En revanche, les journaux chavistes tel que le Diario Vea qui se prétend un journal d’opinion ne font que de la propagande au sens où les articles sont très courts et ne présentent pas l’argumentation adverse.
Je n’ai pas envie d’entrer dans des considérations relatives à un certain népotisme ; je ne suis pas spécialiste de l’Amérique latine et encore moins du Venezuela ; les querelles sur l’utilisation de machines électroniques pour les élections (notamment les prochaines, le 3 décembre 2006), dont on sait parfois comment elles permettent de tricher (voir l’élection de G.W. Bush) ne m’intéressent pas vraiment ; toute cette cuisine que la France pratique avec l’application que l’on sait - tout cela me trouble moins que certains faits.
La violence généralisée par exemple. Le libéralisme est violent et génère de la violence. Au pays de Chavez, on pourrait s’attendre à ce que les effets en soient atténués, et c’est en partie vrai. En revanche la criminalité est importante et touche toutes les couches sociales. Depuis le début d’année, des centaines de campesinos (paysans) ont été assassinés. Étaient-ils riches ? Sûrement pas. Qui assassine ? Des enquêtes sérieuses sont-elles menées ? Allons donc... Des citoyens riches, qui ont pour certains la possibilité de se protéger, sont régulièrement victimes d’attaques, d’enlèvements crapuleux [3]. Qu’un avion privé disparaisse et s’écrase et l’on pense à un attentat. C’est dire combien la suspicion est grande. Une partie du peuple regarde l’autre et la surveille, et vice-versa. Des crapules, on en trouve autant chez les ’révolutionnaires’ que chez les ’conservateurs’, ce n’est une nouvelle pour personne. L’intérêt personnel est souvent seul guide. Le regrettable et le dangereux est de fonder une politique, se présentât-elle au service de tous les Vénézueliens (on connaît la chanson), sur cette animosité - je dirais, pour être plus précis, sur le ressentiment. Lorsque par exemple Chavez couvre les crimes de délinquants en les excusant et en appelant les juges à la clémence sous prétexte de la pauvreté, sa responsabilité est immense dans la dégradation des rapports sociaux, car, de fait, l’impunité des pauvres criminels remplace celle des riches criminels.
Cette idole des foules (il faut voir le degré d’hystérie qui s’empare parfois de ses partisans) est-elle proche de son peuple comme elle le prétend ? Il doit le croire et il le donne à croire. Néanmoins, face au peuple son attitude est parfois stupéfiante. Je le revois ainsi, cet été [4], haranguer pendant plus d’une heure et demie un parterre de Madres del Barrio, c’est-à-dire de mères des quartiers défavorisés, avec des propos de politique générale, de politique internationale et de considérations socio-historiques ; je revois aussi les visages absents au discours qui se déployait au-dessus d’eux. Le summum à mon avis fut la lecture et l’explication enflammée d’un extrait des Misérables de Victor Hugo (livre à la main et sans notes, je vous prie).

Chavez s’est fait plaisir, à n’en pas douter, et je ne cache pas que c’est le genre de scène mémorable de la part d’un président en exercice. Pour autant, l’assistance, touchée au mieux par les efforts du président, exprimait un ennui poli. Les discours de Chavez sont des périodes qui se succèdent et n’ont de compte à rendre qu’à elles-mêmes. Le seul moment de son long discours où l’assistance s’est émue et où Chavez a dû interrompre momentanément sa logorrhée pour échanger deux phrases avec le public, c’est lorsqu’il fut contesté sur son estimation du salaire moyen.
Autre exemple intéressant, à mon avis, de la façon dont Chavez procède : l’interview qu’il accorda à la chaîne Aljazeera le 28 juillet dernier. Son discours est la plupart du temps construit, en politique intérieure et en politique extérieure, autour de l’anti-impérialisme. Il n’a pas de mal à se servir des méfaits de l’impérialisme étatsunien dans le monde pour promouvoir sa vision. Il prône un monde multipolaire auquel il œuvre par l’intégration régionale en Amérique latine, avec Cuba comme modèle de résistance. Cet homme est très intelligent, qui parle à chacun la langue qu’il veut entendre. Ainsi, en fin d’interview, après avoir modestement affirmé qu’il cherchait à délivrer le monde de l’impérialisme et à créer un monde de paix, il étaie son discours (où il n’a pas été question du ’socialisme du XXIe siècle’, son grand projet) par une référence à Mahomet et Jésus-Christ, joignant les mains pour demander à Dieu (le geste et le contexte me contraignent à mettre une majuscule) qu’il envoie la paix sur terre et que le bras armé des Etats-Unis, Israël, se retire du Liban. Bel opportunisme !
Ce mélange de messianisme socialiste et de religion, puisqu’il revendique hautement son christianisme [5], son discours sur la vérité qui doit triompher par le peuple et l’affirmation que c’est le nationalisme qu’il faut promouvoir ont des relents nauséabonds et rappellent de mauvais souvenirs. On ne choisit certes pas ses alliés dans la lutte contre l’impérialisme, mais d’ici à souscrire à leurs propos et à applaudir à leurs actes, il y a une marge que je ne franchis plus depuis que je me suis rendu au Venezuela. Lorsque Chavez dit que son pays est une démocratie, je me demande à quel point il croit ce qu’il dit : est-il un dictateur cynique ou un mégalomane qui se paie de ses propres paroles ? Il prétend établir un ordre juste dans le monde : est-ce pour cela qu’il rend visite à Loubachenko, le dernier dictateur européen ? D’après Diario Vea, un journal chaviste, l’intérêt de Chavez pour la Biélorussie tient à ce que ce pays n’est ni capitaliste ni colonisateur [6]. Le président vénézuelien déclare même que le modèle social biélorusse est celui-là même qu’il cherche à établir au Venezuela. Il en va peut-être de même avec ce beau régime qu’est celui de la Corée du Nord, après tout ? Chavez prétend aussi établir un ordre juste dans son propre pays : la corruption, la criminalité galopante et les pannes industrielles attestent du moins qu’il n’a pour l’instant pas réussi. C’est d’ailleurs ce que pense Teodoro Petkoff, candidat de la gauche démocratique pour les prochaines élections [7]. Et pour ce qui concerne les libertés, elles sont bafouées régulièrement, ce dont l’IFEX (Echange international de la liberté d’expression), Reporters sans frontières et Amnesty International se plaignent. A Coro par exemple, ancienne capitale et principale ville de l’état de Falcon, j’ai lu cette devise sur un drapeau officiel : « Muerta a la tirana, viva la libertad ». Depuis Orwell au moins, on sait combien ce genre de devise peut facilement s’inverser.

Le Venezuela est un beau pays. Sa diversité humaine, sa richesse naturelle m’ont ébloui. J’étais venu voir en quoi consistait la révolution bolivarienne menée par Hugo Frias Chavez. Il se passe assurément quelque chose dans ce pays, mais cela ne ressemble que de loin au pays de cocagne décrit depuis la France. Je crains que la pensée de gauche ne se fourvoie en s’enthousiasmant pour Chavez. Sa seule opposition à l’hégémonie de l’Amérique de G.W. Bush ne peut servir de viatique pour l’action ni de référence théorique. Voilà huit ans que Chavez est au pouvoir. J’ai rencontré des Vénézueliens qui ont voté pour lui avec enthousiasme en 1998 et qui déplorent aujourd’hui le résultat de son action. « Plus de justice ! » clame-t-il, mais il le dit avec une telle faconde que cela en devient suspect, car cet homme n’est pas un démocrate. Du point de vue géopolitique, son action est peut-être bénéfique, mais son pays est mal en point : « plus de 6100 personnes ont été tuées par la police dans 5500 affaires distinctes entre le début de l’année 2000 et la mi-2005. Près de 6000 policiers étaient impliqués dans ces atteintes aux droits humains, mais 517 seulement ont été inculpés et moins de 250 ont été mis en état d’arrestation. » [8] Ordre juste ? A qui profite vraiment la réforme agraire qui m’avait donné tant d’espoir avant ma venue ?


J’ai rendu visite à une latifundiste, une de ces honteuses possédantes, sur ce qui reste de son hato. Cette femme de quatre-vingt-sept ans est terrée dans sa ferme, barricadée en sa propre maison et il a fallu l’intercession d’une de ses employées pour qu’elle sorte dans son patio. Elle nous a accueillis en très modeste tenue, mais l’élégance des manières, le charme raffiné de la conversation, son sourire et ses yeux bleus ont rendu précieuse la dégustation d’un café en compagnie de chatons qui s’amusaient avec insouciance. A tout moment quelqu’un peut venir assassiner cette femme ; les autorités n’en feront guère de cas. Selon la réforme agraire, elle a payé pour sa richesse. J’ai cherché qui aurait pu en bénéficier. Les pauvres paysans de la chanson de Salvador Gonzalez n’ont pas disparu, leurs enfants sauront-ils que l’on peut vivre autrement que dans la misère ? Il y a presque pire que la misère matérielle, c’est ignorer qu’on peut en sortir. La résignation crasse que j’ai observée chez des paysans vivant sans eau ni électricité, l’ornière du fond de laquelle leurs enfants n’entreverront aucun espoir : voilà qui est révoltant ! Quel changement pour eux depuis Chavez ? En revanche, j’ai croisé si souvent le portrait géant d’une crapule souriante qui détient le poste de Gouverneur d’Etat que je crois avoir identifié un des profiteurs.

Salvador Gonzalez « Muchachito »



Notes

[1Voir à ce propos les analyses d’un participant au Forum Social Alternatif de Caracas, conçu, précisément, comme alternatif au Forum Social Mondial : Venezuela : les réalités du "chavisme" vues par un anarchiste>http://lille.cybertaria.org/article957.html

[2L’Apure est un état voisin du Barinas, très agricole également, où l’on trouve d’immenses hatos (ranches).

[3C’est d’ailleurs le sujet du film Secuestro Express (2005) de Jonathan Jakubowicz

[4Lors de l’Acto de Incorporacion de la 2nda Cohorte de la Mision Madres del Barrio le 8 août 2006.

[5« Nous sommes chrétiens, profondément chrétiens ! » proclame-t-il le 8 août devant les Madres del Barrio.

[6« Este pais no tiene intereses capitalistas, ni quieren colonizar a nadie » (Diario Vea, lunes 24 de julio de 2006, p. 2.)

[7Cf. « Las promessas de Chavez », Tal Cual, lunes 14 de agosto de 2006, p. 2.

[8Rapport 2006 d’Amnesty International.

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