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Chaque soir, des steaks 

samedi 4 décembre 2010, par Bernard Deglet (Date de rédaction antérieure : 7 janvier 2008).

Quand mon père est parti je lui en veux encore.
Il est parti comme ça, comme chaque jour.
Un peu distraitement.
Qu’il ne reviendrait pas il le savait pourtant.
On s’aimait bien sûr on s’aimait très fort on s’aimait, il est parti comme ça, comme chaque jour, un peu distraitement.
Maman aussi bien sur on s’aimait., mais pas pareil. Moi, très différent. Pourtant il est parti, distraitement, comme ça.
L’uniforme un peu mal mis, comme chaque jour.
Il lui a fait une bise conjugale, et moi à peine moins, et il est parti en laissant la porte ouverte, comme il faisait tout le temps.
Le soir maman avait compris avait jeté le képi, le lendemain non plus il n’est pas revenu. Moi, j’ai mis longtemps à comprendre, je n’y arrive pas. Je lui en veux encore.
La souffrance nous lie. Lui aussi a mal, à l’autre bout. Au bout de ma souffrance je sais qu’il y est. Ca fait longtemps.
Maman, la semaine d’après elle avait trouvé un travail. On avait notre vie sans lui, toutes les deux. Le soir on mettait notre douleur sur la table. Maman avait tout de suite acheté des couteaux à steak, chaque soir des steaks. On les coupait. On parlait de choses, on parlait de lui en riant sans les yeux, on parlait de notre souffrance qui n’était pas la même, on la coupait chacune la sienne en petits cubes ensuite on mâchait, le lendemain un pour chacune le steak revenait.
Longtemps avant elle savait, elle avait su, elle nous regardait tristement un père et sa fille et l’amour au milieu, elle nous regardait tristement. Cette tristesse qu’on a avant et qui après s’appelle nostalgie, je le sais maintenant. Je ne comprenais pas cette tristesse. Maintenant je comprends.
Elle coupe de plus en plus fin ce qui est terrible pour elle c’est qu’il n’est pas parti avec une autre femme, il ne reviendra pas dès le début c’était totalement impossible, et chaque jour qui passe ça l’est resté. Moi pas comme elle, si ça avait été pour une autre petite fille qu’il était parti, comme ça, je n’aurais pas supporté.
Là non plus, je ne supporte pas.
Avec le temps elle coupe de plus en plus petit et moi de plus en plus gros, ensuite je mâche, je ne rumine pas mais je mâche, ça oui, ça fait un jus, à ce moment je sens sa souffrance encore plus que la mienne, je fais durer mais ça ne dure pas assez, jamais assez.
Entre adulte on a le droit mais pas une enfant. J’étais une enfant. Cette souffrance. Atroce. Tout le temps. Comme une molaire qui taraude, alors je mâche, mâcher pour soulager, rémission tant qu’on mâche, à ce moment là lui il souffre seul et sa chair est broyée.

J’écris des poèmes. Je les mets dans des canettes vides, je referme, je m’en vais. Je suis Fantômette dans la nuit. De divers endroits je les lance vers le bas, dans la nuit, sur la chaussée, fracas je suis partie.
Tous les soirs les steaks, canette, fracas. Poème incrusté par le verre aux chairs de la chaussée. Les automobiles écrasent en croustillant et continuent, ça fait crever les pneus des vélos.

Il y aura des plaintes cyclistes. A force on retrouvera ma trace. Les mots hachés collés sur la chaussée on les remontera jusqu’à moi. Un jour, un policier viendra. Il sera seul. Je lui en veux encore.

P.-S.

Première publication le 7 janvier 2008.

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