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An enezenn – L’île 

jeudi 16 avril 2009, par Pierre-Emmanuel Marais

Il y a une chaise derrière la fenêtre. Une petite chaise en osier. La fenêtre est ouverte. Elle donne sur la rue. J’aperçois le ferry qui s’approche de l’île. En bas les gens descendent vers le port. Les gens de l’île. Ils sont peu nombreux. Ils pressent le pas.

Et puis il y a ce vent, un vent fort qui vient du large. Une tempête qui s’annonce. J’oublie le vent. Un vent de gwalarn. Le vent n’y est pour rien. J’oublie mes mains sur sa peau. Lena, une fille de l’île.

Rien ne se fixe. Le vent siffle et fait claquer les volets contre les murs. Je pense à mes mains qui tournent en rond dans mes cheveux. Il y a trop d’espace. Hoëdic plus loin. L’île jumelle. Mes doigts suspendus dans le vide. Je regarde l’horizon. Les couleurs qui se mêlent. Les bleus du ciel. Le ferry entre dans le port. Les gens de l’île se sont massés sur le quai. Je m’éloigne de la fenêtre.

J’ai renversé la bouteille. Elle était posée près de la chaise. J’ai reculé. Sans faire attention. Un peu de bière sur le carrelage. J’ouvre la fenêtre. Rien n’existe et pourtant le flot des paroles ne s’éteint pas. Il ne se fixe pas et dehors remontent les gens. Les gens de l’île. Ils remontent vers le bourg. Je les regarde marcher. Les têtes courbées. Les cheveux que le vent rend fous.

J’ai vidé le fond de la bouteille et je sais ce qu’il aurait fallu dire. Je n’ai rien dit. Je n’ai rien su dire. La bouteille glisse de mes mains et se casse. Je reste immobile et les mots se déchargent plus loin que ma peau. Ils se brûlent au vent de gwalarn qui balaie l’île.

Rien ne vit. Un mal inutile qui se perd au vent. Je ferme la fenêtre pour ne pas entendre les gens de l’île. Je sais qu’ils parlent. La pollution. L’huile noire sur les rochers. Lena est-elle parmi eux ? Elle devrait déjà être là.
Mes poings se crispent. Mes doigts frôlent mes yeux. La silhouette métallique du ferry. Une longue silhouette massive qui se découpe dans la pénombre. Il restera à l’abri cette nuit.

Je ferme les yeux. Je vois l’ombre d’un Gwenn-ha-du claquer au vent. Il danse. Il se tord au sommet du mât d’un chalutier. Le chalutier de son père.
Rien ne meure et je n’oublie pas. Les mots qui montent du port saturent mes sens puis ils se dispersent. La force des vagues contre les jetées. L’écume. Une fuite au creux du ciel et l’absence de soleil. J’aperçois son père. Là-bas, sur le chemin côtier. Il tourne la tête vers le port et vérifie une dernière fois que son bateau est bien amarré. Il s’arrête de marcher un court instant. Il semble figé. Son regard se tourne vers le nord de l’île. Il fait un geste vers l’océan. Comme un défi. Je le suis des yeux. Il habite une maison à la sortie du bourg. Une petite maison aux volets bleus, aux murs blanchis à la chaux. Hier il m’a fait un signe de la main. Un petit signe de loin. Je n’oublie pas. C’est un début.

Mes doigts tournent dans mes cheveux courts. Le début de quoi ? Lena ! Tu pourrais me dire, toi ? Le sang murmure. Une histoire courte. Deux années sur ce caillou. Même pas le début d’une histoire. Se relever toujours. Une île battue par les vents. Un petit port de pêche. Un à deux ferry l’été. Peut-être plus.

Essayer d’oublier et parler encore du temps qui passe. S’asseoir sur une chaise. Rester face à la fenêtre ouverte. Se relever. Personne n’écoute. Des mots rendus au vent. A contre temps. Lena, elle sait que la tempête va s’engouffrer entre Houat et le continent. Elle le sait. Elle le sait comme toutes ces choses qui l’attachent à son île. Elle le sait. Rien qu’à regarder la mer moutonner au large d’Hoëdic. Elle le sait mais elle ne le dit pas. Pas à moi. Je regarde l’écume des vagues qui s’écrasent sur la jetée. Les blocs de béton blanchis.

Dehors le vent est froid. Il y a du monde au café du port. Un voile orangé recouvre les ombres accoudées au comptoir. J’hésite à entrer. Je sais qu’elle n’y est pas. Je ne la cherchais pas. Des mots au comptoir. Se mentir. D’autres mots que les siens. Rêvasser. L’écume de bière sur les lèvres. Et rêvasser encore.
Des chants s’échappent du fond des gorges. Il y a des rires aussi. Ils viennent jusqu’à moi. Je ne m’arrête pas. La bière au fond de la gorge. Je sors du café. Je remonte l’une des rues du village. Celle qui s’étire vers les dunes. J’avance. Il y a une sterne étendue sur le chemin. Les ailes mazoutées. Il y en a d’autres plus loin. C’est un pêcheur qui me le dit. Il gueule sur les gens du continent. Il gueule sur la merde que déversent les pétroliers. Il pleure la Bretagne, les côtes souillées de Saint-Nazaire à Penmarch.

— Penaos ober bremañ ? Sur out n’omp ket marv ? [1]
Sa courte barbe est brillante de larmes. Je continue seul jusqu’aux roches de Gurig. Sa voix m’accompagne un moment.
Le vent me fouette le visage. La tempête est proche. Il se met à pleuvoir. J’arrête ma course face à la mer. Je m’allonge sur les dunes et ma tête se balance aux reflets verts et mauves de la lande rase. J’attends que la tempête se jette sur l’île. J’attends qu’elle déchire l’île.
Une vieille femme passe. Elle rit. Je me relève. Ses gants et son ciré sont noirs de mazout. Ils ont dû être jaunes. Le ciré. Les gants. Elle ressemble à cette sterne que j’ai vue plus bas sur le chemin. Elle est fatiguée. De larges cernes se sont creusées autour de ses yeux. Elle rit encore. Une peau blanche qui est comme un drap de lit accroché à un fil entre deux arbres. Ses cheveux sont mouillés. Je n’ai pas de questions. J’ai en moi cette image. Le corps de l’oiseau. Elle s’éloigne. Elle se retourne. Quelques mètres plus loin. Quelques mots en breton pour dire l’enfer. Le pétrole partout. Je lui souris. Je n’ai pas de réponses. Faut-il forcément avoir des réponses ? La lande qui recouvre la dune ne m’en apporte pas.

Rien ne s’efface. La nuit occupe maintenant l’espace. Le port de Sant Gweltaz est toujours éclairé. Je vois ses lumières scintillant sur la mer, au nord de l’île. J’ai peur. Rien n’efface la peur. Pas même mes pas qui déraisonnent et me font rebrousser chemin. Je me mets à courir. Elle sera peut-être là. Lena. Je ne l’ai pas vue parmi les passagers du ferry. Je m’enfonce dans le bourg. Le vent accélère ma course. Il a cette odeur. Une station service. Une putain d’odeur de gasoil qui donne envie de gerber. Je ne peux que courir. Fuir dans la nuit. C’est ce que j’ai dit. Il n’y avait rien à dire de plus. La femme au ciré jaune maugrée en sortant de l’église. Elle se signe. De nouveaux dieux. Le gasoil. Elle a levé les mains au ciel. Se battre contre le dieu gasoil. Son visage change. Il devient dur. Elle me regarde et furieuse me crie de prier. Les pêchés du monde. Je me détourne. Elle crie que l’île a besoin de nouveaux dieux. Je suis loin. Ses mots bretons se diluent. Je reprends ma course. Au fond des yeux l’image de cette sterne mazoutée. Corps gluant échoué sur le sable. Elle ne me quitte pas.

Je l’appelle. Je laisse sonner plusieurs fois. Elle ne répond pas. Est-elle restée sur le continent à Quiberon ? Rien ne se construit, lui ai-je dit. J’ai peut-être dit autre chose. Rien ne se détruit. Juste des mots et l’oubli qui arase les dunes. Le vent siffle entre les maisons. J’appelle encore. Elle ne répond pas. Un message. Une voix électronique. Le monde s’est absenté. Des mots après des mots et la voix qui se fissure.

Rien ne se détruit. Une huile noire sur les roches. L’odeur du gasoil. Infecte. Se boucher le nez et fermer les yeux. J’ai juste dit ça. Rien n’est vraiment détruit. Et Lena a baissé les yeux. Pour que je ne vois pas sa colère. Pour me dire que je ne méritais même pas sa colère.
Je suis rentré. J’ouvre une bière, je passe le balai et je mets la radio. La maison est vide. La musique est forte. Rien ne l’épuise. Je bois ma bière lentement. Le téléphone sonne. Je ne réponds pas. Rien ne s’endort. Des ombres se croisent au-dessus des maisons. Le sommeil n’appartient qu’à ceux qui ont le temps. Il me reste son silence.

Par la fenêtre, j’aperçois les goélands qui volent près de l’ombre métallique du ferry. Comme eux je me glisse contre le mur. Sous moi, le sol et ses palpitations glacées, une chaise et derrière elle, la fenêtre ouverte sur la nuit. Comme eux je me laisse emporter par le vent.

Une clé tourne dans la serrure de la porte. Lena entre dans le salon. Ses cheveux sont noués dans son dos. Elle s’appuie sur le mur. Un peu de rimmel sur ses paupières. Je ne dis rien. Je ne remarque rien. Elle pleure enfin. Mes doigts se crispent sur ses doigts. Ma joue se colle contre sa joue. Elle n’explique rien.
Où étais-tu ? Ces mots restent en moi. J’essuie ses larmes. Nos mains courent contre le mur. Elles ne se rencontrent pas.

— J’y suis allé, dit Lena. Regarde mes mains. Regarde-les !

— Moi aussi. L’odeur. Une putain d’odeur de gasoil.
Un cri s’échappe de ses lèvres. Un cri long, strident. La rage. Nos yeux se déchirent et j’ai à nouveau froid. Devant moi, une chaise vide et derrière elle la fenêtre ouverte sur la rue.

— Tu viens ? Il faut y aller. Maintenant.

— La tempête, Lena.

— Quoi ! On s’en fout de la tempête !

— Lena. Après la tempête…
J’entends ses pas s’éloigner. Je me penche par la fenêtre. Je la vois. Je ne l’appelle pas.

— Lena !

Le souffle du vent. J’éteins la lumière du salon et je retourne à la fenêtre. J’aperçois des ombres près du ferry. J’ai dit que la tempête pouvait tout nettoyer. Je ne sais plus. Et puis, je me dis qu’il n’est pas trop tard. Treac’h er goureg. Des mots bretons me disent sa route. Je dévale l’escalier. Le bourg est vide. Houat vit de la mer disent les gens de Houat. La nuit, seuls les korrigans hantent la lande. Lena. C’est elle qui me l’a dit. Le matin, ils descendent sur le port et se cachent parmi les casiers des pêcheurs. Il faut parler fort. Leur laisser le temps de disparaître. J’avais souri à l’écouter. J’étais quand même descendu sur le port pour vérifier.

Lena ! Où es-tu ? Je dévale le chemin côtier. La mer gronde en contrebas. Elle aurait dû me le demander. Il aurait fallu essayer. Des mots se seraient formés. Des mots bretons. Da belec’h out bet ? Les seuls qui me permettent de l’approcher. Les seuls qui lui viennent sur son île.

Gast [2] ! J’ai dit que j’avais peur, que je n’étais pas sûr, pas encore. J’ai dit qu’il me faudrait du temps. Ses yeux se sont agrandis. J’y ai lu de l’effroi. On n’a pas le temps. Le pétrole sur les plages. J’ai répété. Ses yeux noyés de larmes. Je n’ai pas dit que c’était vrai. Le gasoil. Cette merde puante. Ce sont mes mots. Il y en avait d’autres. Des mots plus doux. Elle aurait dû me les demander.

Je sais où la retrouver. Je me souviens qu’il y avait du sable sur ses pieds nus. Les vagues lui mordaient les chevilles. Au loin nous apercevions la pointe de Tal er hah. Il y a des bateaux couchés sur la lande. Face à l’océan, la plage de Treac’h er goured se joue des ombres. Je suis arrivé. La pointe. Immobile au bout de la plage.

Je me souviens. Les petits dériveurs forment un alignement de coques blanches. Elle est peut-être assise sur l’une d’elle. J’avance sur les dunes. Son ombre se dessine dans la nuit, parmi les lys de mer. Au large, les lumières d’Hoëdic se sont éteintes. Nous sommes seuls face à l’océan. Elle se retourne vers moi. Ses yeux brillent. Il y a trop de vies dans nos veines, dit-elle. Il y a du silence aussi. La tempête est là maintenant.

Notes

[1Comment faire maintenant ? Tu es sûr qu’on n’est pas mort ?

[2Putain !

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