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Tandis que vous... 

jeudi 23 avril 2009, par Carole Fives

C’est votre décision en tout cas, moi, je ne peux que vous conseiller de partir. Vous ne dites rien ? Qu’attendez-vous donc ? Qu’il vous tue ? Vous n’avez pas envie d’être battue, n’est-ce pas ? Qui pourrait avoir envie de ça ? Je ne sais pas, descendez dans la rue, faites un sondage, demandez aux trois premières personnes que vous rencontrez si ça leur plairait, à elles, d’être battues, vous allez voir leur tête, vous allez tout de suite être fixée !
A moins, bien-sûr, que vous aimiez ça…mais alors, c’est autre chose…
Si vous aimez ça, faut pas venir pleurer…

Si vous aimez ça, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, de quoi vous plaignez vous ? Pourquoi nous appeler, bloquer notre standard ? Alors que d’autres femmes, en détresse, de nombreuses femmes, ont besoin de nous ! Peut-être sont-elles en train d’appeler à ce moment-même, à l’instant où je vous parle, à vous, alors que si ça se trouve, vous aimez ça…
Peut-être d’autres femmes sont-elles sur le point de mourir à l’instant où je vous parle, des victimes, qui n’en peuvent plus, qui sont à bout, situation de crise.
Qui ont décidé de réagir, s’en sortir, en composant notre numéro, vous comprenez ? Qui ont besoin d’aide ! Numéro d’urgence, ça vous dit quelque chose ? Urgence, ça urge, il y a risque. Risque de mort, toutes ces femmes en détresse, piégées.
Des enfants en bas âge, pas de travail, où peuvent-elles aller, où trouver refuge ? C’est là qu’on intervient, nous. On leur donne des numéros, des adresses, on les oriente vers des centres d’accueil… C’est ça notre boulot, vous comprenez ? C’est pour ça que notre numéro a été mis en place, S.O.S. Violences conjugales, ça dit bien ce que ça veut dire !

Tandis que vous, mademoiselle… Je vous dis mademoiselle, je me permets, votre voix est si jeune, vous n’êtes pas mariée, à ce que j’ai cru comprendre ? Tant mieux, tant mieux, voyez, vous êtres libre comme l’air, qu’est-ce qui vous retient ?
Si vous aviez été mariée, bien-sûr, c’aurait été autre chose. On aurait pu vous guider, vous conseiller des procédures à suivre… Mais, là, pas de mariage, pas de procédure, pas de problème ! Vous ne connaissez pas votre chance !
La plupart des personnes violentes ne se déclarent qu’après le mariage, saviez-vous ? Enfin, se déclarent, vous voyez ce dont je parle, n’est-ce pas ? Vous connaissez la musique, j’imagine ? On passe des insultes aux claques, pour faire court, puis des claques aux coups de poing, des coups de poing on arrive si vite aux coups de pied, tu parles d’une chorégraphie…
Excusez-moi, je m’emporte. Je voulais dire, vous, ces coups, au bout de quelques mois à peine, c’est presque une aubaine ! Si monsieur n’avez pas été aussi rapide, vous auriez pu vous retrouver coincée, vous aussi, des marmots sous le bras, fuyant votre domicile en pleine nuit, sans savoir où aller…
Le mariage et l’arrivée du premier enfant, souvent des stades critiques dans la vie d’un jeune couple… C’est à ce moment là qu’il y a passage à l’acte chez les hommes violents. Je dis les hommes, il y des femmes aussi, évidemment. Mais vous savez, l’arrivée du premier enfant, c’est là que tout se joue, stade critique, vraiment…
Tandis que vous, ni enfant ni bague au doigt, la liberté ! Est-ce que vous travaillez ? Professeur ? Mais c’est parfait, ça ! L’indépendance, c’est essentiel ! Vous ne devez rien à monsieur, c’est parfait ! Je peux connaître votre âge, mademoiselle ? Vingt-huit ans ? Et monsieur ? Trente ? Mon dieu, que c’est jeune tout ça, vraiment, oubliez…
Allons, allons, à vingt-huit ans, la vie commence, vous retrouverez l’amour à coup sûr, comment pourrait-il en être autrement, à vingt-huit ans ?

Vous êtes encore là ? Vous ne dites rien ? Vous n’allez pas rester auprès de quelqu’un qui vous bat, tout de même ? Et lui pardonner ? Et le consoler après, le plaindre, mon pauvre amour, qui doit tellement souffrir, pour être si méchant…
La réponse à vos questions est en vous, vous le savez bien. Ne me demandez pas de vous confirmer ce que vous savez intimement.
Vous savez très bien que ce qui s’est passé est grave. Sinon vous n’appelleriez pas, n’est-ce pas ? Vous n’appelleriez pas, si vous pensiez que tout cela était normal. Que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Vous vous rendez bien compte que quelque chose ne tourne pas rond, sinon, vous ne seriez pas encore au bout du fil, ce soir, à bloquer le standard ?
Alors que si ça se trouve, des femmes en détresse, en danger de mort, sont en train d’essayer de nous joindre, et vous, toujours à réclamer qu’on vous répète la même chose, encore et encore…
Alors oui, je vous le confirme, pour la Xème fois, mademoiselle, comme l’ont fait mes collègues avant moi, non, ce n’est pas normal ce que vous vivez là, ce n’est pas normal d’accepter les coups sans broncher, vous n’êtes pas normale, c’est ça, que vous voulez entendre ? Il y a quelque chose qui cloche chez vous, chez monsieur aussi, ce n’est pas notre problème, il y a des associations pour ça, il y a des associations pour les hommes violents, nous, à S.O.S Violences conjugales, on en a déjà bien assez avec toutes ces femmes en détresse, si en plus on devait s’occuper des maris… Désolé, il y a des associations pour chaque chose, il ne faut pas tout mélanger…

Mais oui, il y a quelque chose qui cloche, chez vous, comme chez monsieur, qui se ressemble s’assemble, n’est-ce-pas ? Qui se ressemble s’assemble et tôt ou tard se lie dans le même vice, la même perversion… En vous laissant faire mademoiselle, vous vous associez à cette violence. C’est toutes les femmes que vous insultez, l’honneur de toutes les femmes que vous bafouez si vous continuer à le laisser faire, si vous en en redemandez encore, des coups et de la violence, des coups et de l’amour après.
Parce qu’en le laissant faire, monsieur se croit autorisé à continuer, vous comprenez ? Par votre silence, vous vous faites sa complice.
La petite montée d’adrénaline, pas vrai ? La peur d’y rester ? C’est très fort ? Vous connaissez ça, la peur au ventre ?
Vous vous souvenez de ce qui vous vient dans ces moments-là ? La certitude qu’il faut partir, la promesse que si vous vous en sortez vivante, jamais, plus jamais vous n’y retournerez. La conviction que vous êtes en face d’un inconnu, d’un homme dangereux.

Et aussitôt, l’envie de vous sauver. A l’autre bout du monde, ne plus jamais avoir à faire à cet homme. C’est dans ces moments-là, n’est-ce pas, que vous pensez à nous appeler ?
C’est facile de nous appeler dans ces moments-là ! Rien de plus simple alors, la peur est plus forte que tout, la peur est plus forte que vos beaux sentiments ! Vous pourriez presque porter plainte, dans ces moments-là !
Alors après, pourquoi faut-il tout de même que vous y retourniez ? Pourquoi revenir sur vos belles décisions ? Alors que vous savez très bien que derrière le charmant jeune homme, si doux à présent, si plein de larmes et de regrets, alors que vous savez très bien que se cache encore Mister Hyde ! Vous le savez bien, non, Mister Jekyll et Mister Hyde ? Toutes les femmes battues le savent, et pourtant…à croire qu’elles souffrent toutes d’Alzheimer !

Elles savent, que le bourreau est là, tapi derrière ses larmes et ses regrets, derrière sa douceur et ses mots tendres, mais non, il faut qu’elles lui donnent une nouvelle chance, une dernière, pour la route, pour s’assurer qu’elles n’ont pas rêvées, qu’il y a bien un Mister Hyde planqué derrière leur tendre moitié.
Elles accumulent les preuves pendant des mois, des années, à croire qu’elles n’en n’ont jamais assez. Elles ont des dossiers gros comme ça, pleins de coups, d’insultes, d’humiliations, de plaintes retirées aussitôt que déposées, mais ça ne leur suffit pas ! Alors qu’une personne normale, une personne normalement constituée, partirait à la première claque, c’est bien ce qu’on dit, non ? Une claque et terminé, tout le monde descend ! Et pourtant, y’en a qui supportent, vous voyez bien, y’en a qui supportent des mois, des années, malgré des dossiers gros comme ça, où elles accumulent ecchymoses et humiliations sans rechigner, et oui, ça paraît incroyable, et d’ailleurs ça l’est…
Ce soir vous m’appelez Fanny, mais demain ? Il faudra que vous y retourniez vous aussi, comme une drogue, comme un shoot, à chaque fois un petit dernier pour la route, vous avez de la chance, cette fois encore, rien de cassé, à peine quelques bleus, enfin plutôt des mauves, des violets, des vermillons, ah, les belles peintures qu’il trace sur votre corps, vraiment, vous m’en faites un, de chef d’œuvre expressionniste !
Puis les ecchymoses vireront à l’ocre jaune, plus facile à cacher le jaune, personne n’y verra rien, personne ne saura ce qui s’est passé ici, entre vous et lui, entre ces quatre murs, ce sera votre secret, votre histoire, votre œuvre d’art, tracée coup après coup sur votre corps, bleu après bleu sur vos seins, votre cou, votre ventre, votre œuvre éphémère…
Mais ça ne regarde que vous, n’est-ce pas ? Vous et lui, bien-sûr. C’est du domaine du privé. Quand ça vous arrange, quand tout va bien, faut pas venir vous embêter avec tout ça !

— Taisez-vous, ça suffit !

— Pardon ?

— Assez ! Ca vous excite, de me parler sur ce ton ? C’est votre spécialité, tirer sur les ambulances ? Vous êtes comme lui, dans le fond, vous aimez bien les gens, mais seulement quand ils sont à terre… Vous croyez que c’est facile pour moi, de prendre mon téléphone et de vous appeler, me confier, alors qu’on ne se connaît même pas…

— Vous n’avez pas d’amis à qui parler ?

— Si, j’ai des amis, bien-sûr que j’ai des amis, mais c’est encore plus difficile avec les amis.
Qu’est-ce que vous croyez ? Ils disent comme vous les amis, ils n’ont pourtant pas suivi de formation, mais c’est le même discours, pars, sauve-toi. Enfin les amis à qui j’en ai parlés, parce que les autres, c’est moi qui ai pris mes distances. Mais les seules fois où j’en ai parlé, ça s’est passé comme avec vous.
Tout le monde se croit autorisé à prendre votre vie en mains tout à coup. Il faut rompre, tu te rends bien compte, tu dois le quitter. Ils n’ont que ça en rayon, les amis, pas de solution de rechange, aucun itinéraire bis.

Ensuite, il faut qu’ils vous rappellent les amis. A chaque instant, qu’ils prennent des nouvelles, comme si vous étiez souffrante, avec ce ton apitoyé, oh ma pauvre Fanny. Comme si aviez changé. Au début, ils s’inquiètent pour vous, ils se révoltent à votre place, se croient obligés de parler de lui comme d’un monstre, alors que vous vivez encore sous le même toit, alors que vous vous êtes encore réveillée auprès de lui ce matin. C’en est presque gênant.
Ils ne trouvent plus de mots assez durs pour le qualifier, il passe d’un seul coup dans la catégorie des hommes à fuir absolument, ils ne cherchent pas à comprendre.
D’ailleurs, ils font comme vous, ils vous écoutent à peine, vous accablent déjà de leurs conseils, moi à ta place… Ils se projettent, s’y voient déjà, le plaisir qu’ils se feraient, eux, d’aller porter plainte contre ce salaud, voir de lui rendre coup pour coup, à cet animal, on dirait presque qu’ils la voudraient, votre place, qu’elle leur fait envie, juste pour le plaisir d’aller vomir sur les hommes...

Ils disent, la violence, il n’y a pas d’excuse. Ils disent la violence, moi, je négocie pas. L’infidélité, l’égoïsme, je sais pas, peut-être, je négocie peut-être, mais la violence, non.
Moi, à ta place
Ils disent ça, les amis. Ils disent à ta place, et ils ne finissent pas leurs phrases, prennent un air entendu, comme si tout ça était évident, comme si la solution coulait de source.
Et vous, sur le coup, vous applaudissez, vous dites tu as raison, bravo, comme tu es fort, c’est comme ça que tu ferais à ma place. Tu serais fort, toi, si ça se trouve, à ma place.

Les semaines, les mois passent et ils se rendent à l’évidence, les copains. Non seulement ils ne sont pas à votre place, mais en plus vous ne suivez pas leurs conseils avisés, leurs conseils d’amis. Vous restez avec lui.
Ils pensent alors que vous vous foutez d’eux à la fin, qu’ils perdent leur temps, avec tous leur conseils, leurs admonestations, puisque vous n’en faites qu’à votre tête, de toute façon.
Quand ils se rendent compte, que vous restez, avec vos bleus et vos pauvres sourires, il faut croire qu’ils se découragent.
Ils auraient bien aimé vous sortir de là, mais vous y mettez une mauvaise volonté évidente, non vraiment, ils finissent par se lasser de vos histoires, les amis, et petit à petit, ils s’éloignent, ils n’appellent plus.
Et le pire c’est que vous les comprenez, les amis.
Et vous vous retrouvez seule. Avec lui.

Ensuite il y a bien des moments où vous aimeriez les rappeler, une surtout, une qui se disait votre meilleure amie, vous repensez à tout ça, à ses conseils.
Vous vous revoyez en train d’applaudir toutes les deux, bravo, bravo Christine, on va pas se laisser faire, il va pas s’en tirer à si bon compte ! Des mois ont passé à présent, qu’allez-vous lui raconter à Christine ? J’en suis toujours au même point, je vis toujours avec lui, et ça continue comme avant. Je suis toujours la même pourtant, toujours celle qui applaudissait avec toi, mais à présent tu sais, quand je pense à nos applaudissements, ça fait mal, car je me dis que je les méritais pas. Je suis pas à la hauteur, Christine et j’en ai honte. Quand je pense à nos bravos, maintenant, j’ai envie de pleurer, tu sais.

En quelque sorte, cet homme a fait le vide autour de vous, Fanny ?
Puisque je vous dis que c’est moi qui l’ai voulue, que mes amis m’ont lâchée, c’est tout.
C’est très souvent le cas, vous savez, les victimes ont tellement honte de ce qu’elles subissent qu’elles préfèrent s’isoler. Mais vous n’avez aucune raison d’avoir honte, Fanny.
Vous pouvez nous rappeler, vous savez, pour nous donner des nouvelles, de bonnes nouvelles bien-sûr, n’hésitez pas à nous rappeler, avec de bonnes nouvelles, n’est-ce pas ? Je parierais que tout va s’arranger, Fanny, on le sent au ton de votre voix, non, je ne m’inquiète pas pour vous. En revanche, là, il faut que je vous laisse, le standard sature ce soir, toutes ces femmes, leur détresse, il faut bien qu’on les conseille, qu’on les oriente, il y a des procédures, vous vous doutez.
Et puis si ça ne va vraiment pas, composez le numéro de S.O.S amitiés cette fois, oui, tant que vous êtes en sécurité, que votre vie n’est pas en danger, inutile de bloquer le standard. Numéro d’urgence, ça urge, vous saisissez ? Alors, la prochaine fois, appelez plutôt S.O.S amitiés…

P.-S.

Carole Fives est née en 1971 à Paris.
Licence de Philosophie. Diplôme national supérieur des Beaux-Arts.
Plasticienne et écrivain, elle enseigne les arts plastiques à Lille.

Bibliographie

Prix de la nouvelle Filigranes 2008, présidé par Patrice Robin (POL)

Publications revues :
Art contemporain - Parade, revue 50°Nord (Cabinet de dessins#4) à paraître en avril.
Littérature/poésie- Lieux d’être. Blogosphère /Léo Scheer,
C’est dimanche et je n’y suis pour rien, roman
L’amour et les pommes-frites, roman

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