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Sur les crêtes de l’aurore (extrait de « La carte de Guido » ) 

mardi 5 avril 2011, par Kenneth White

« Au moment où j’étais sorti des enceintes ténébreuses […] mes regards furent charmés par une lumière orientale […] qui se confondait avec un air pur et serein. »
Dante, Le Purgatoire

Lorsque je vivais à Pau, là-bas dans le Sud-Ouest, je traversais souvent la frontière espagnole à Irún, et avais fini par connaître assez intimement toute la région cantabrique.
Mais curieusement, je n’étais jamais allé jusqu’aux Pics d’Europe.
La raison en est peut-être que, pendant dix-sept ans, j’avais eu les Pyrénées dans ma fenêtre et dans l’esprit, quand ce n’étaient pas leurs sentiers sous les pieds. Peut-être aussi avais-je inconsciemment réservé ces Pics d’Europe (ainsi nommés parce qu’ils étaient les premières terres du « vieux continent » que les marins apercevaient au retour du Nouveau Monde) comme à la fois un résumé et une culmination.

(…)

« C’est un magnifique paysage que vous avez là », dis-je à l’opérateur du téléphérique tandis que nous nous élevions le long de la paroi rocheuse encore partiellement voilée d’écharpes de brume.
Il haussa les épaules.
Comme j’étais le seul passager dans la cabine à cette heure matinale de fin d’automne, j’avais pensé qu’une petite conversation s’imposait. Si je ne suis pas très causant moi-même, je peux faire un effort de temps en temps, histoire de participer à la solidarité humaine. Mais ce type-là n’en avait rien à cirer. Il voyait tout ça depuis longtemps. L’avait vu, vu et revu. En avait archimarre. OK, capito. Je me suis replié dans un soliloque silencieux.
Puis, une secousse : nous arrivions au terminus.
Laissant derrière moi la gare du téléphérique, j’ai grimpé jusqu’à un paysage d’éboulis et de lapiaz, jonché de rochers.
Apercevant une fine arête blanche qui se profilait au-dessus d’une crête sur l’horizon brumeux, j’ai marché dans cette direction. En haut de la crête m’attendait le spectacle d’un vieux piton blanc sortant massivement de la brume. L’apparition m’a donné un frisson dans le dos. Ensuite, j’ai traversé une ravine, escaladé une crête plus haute et, soudain, s’étendait devant mes yeux un vaste panorama d’une beauté absolument stupéfiante.
J’ai vu un certain nombre de montagnes, de formes et de couleurs différentes. Mais jamais je n’avais vu des hauteurs aussi absolument blanches que ces Picos de Europa.

Ce monde blanc, ce chaos karstique riche en formes si particulières, est d’origine océanique.
Dans les temps anciens, la zone cantabrique était une mer d’eaux subtropicales peu profondes dans lesquelles, sur une période d’une cinquantaine de millions d’années, furent déposés des sédiments, formation après formation, différenciées par leurs teneurs en calcaire, dolomite, silice, sable, quartz, ardoise, argile, schiste, et par la façon dont elles avaient pu être combinées, mobilisées, démobilisées et géométriquement reliées.
Si cet énorme entassement de couches séquentielles resta stable durant des millénaires et des millénaires, constituant le cœur d’une chaîne de montagnes en formation, ce fut à la suite d’une série de soulèvements, de fracturations, de plissements provoqués par les mouvements de la croûte terrestre que les montagnes commencèrent à prendre forme. Ces mouvements paroxystiques peuvent être appelés localement herciniens, alpins ou pyrénéens, mais ils sont en fin de compte le résultat du long et lent déplacement de la plaque tectonique africaine vers la plaque européo-américaine.
Une fois l’orogénie plus ou moins achevée (élévation suivie d’une surélévation, mais aussi d’affaissements, de déplacements et d’effondrements), commença le processus d’érosion : lourdes pluies déversées par les nuages venus de l’Atlantique, relayées par la neige et la glace au cours des périodes glaciaires, l’eau, le froid et le temps exerçant leur action selon les différentes résistances des matériaux. D’où la création de formes positives – monts, crêtes, pics – et négatives – vallées, dépressions, gouffres, grottes. Et la formation d’un système hydrographique se faufilant dans des gorges et des canyons de plus en plus profonds, des cours d’eau qui, ici, coulent dans une direction sud-nord : le Deva, le Duje, le Cares.

Dans les gorges du Cares. Pentes abruptes, comme tranchées net. La roche, un kaléidoscope de couleurs.
Journée d’automne agitée. Brèves averses, grêle. Vent soufflant sur les hauteurs de calcaire déchiqueté.
Un étroit sentier, échancré ici et là, se faufilant parfois sous un bas surplomb de la paroi gris-bleu, recouvert par endroits d’une caillasse coupante.
Des chênes, des châtaigniers, des hêtres, des ifs, et, plus haut, du houx et des frênes. Des yeuses accrochées aux crevasses et aux corniches, ainsi que des aubépines et des prunelliers.
Mais aussi des plantes méditerranéennes, qui utilisent les gorges comme des corridors de vie, des routes de migration. Et ça, qu’est-ce que c’est ? Une petite étoile pyrénéenne et un bouquet de violettes, peut-être les dernières de l’année, peut-être les dernières de tous les temps.
Plus loin, autour d’un gros rocher erratique, trois chèvres cantabriques, noir, blanc et fauve, qui mâchent, lèvent la tête pour me regarder passer, puis reprennent leur broutage, ou s’allongent : ces corps gracieux, ces cornes finement courbées, ces yeux !
Encore une fois, l’effet Altamira.
Au bout des gorges, un autre pic qui se dresse, baigné d’une incandescence vaporeuse.

À l’ouest de Potes, un panneau signalait un monastère.
Tandis que je montais, j’imaginais trouver en haut de la colline un petit endroit isolé voué au silence et à la contemplation.
Grossière erreur !
C’est que je ne savais pas encore que Santo Toribio, le saint patron de l’établissement, avait rapporté d’un pèlerinage en Terre sainte un morceau de la Croix du Christ plus gros que tous ceux que possédaient les églises et les monastères du monde entier.
Mais à présent, je ne risquais pas de passer à côté de cette information. Elle était diffusée à un plein car de pèlerins, assis sur les bancs disposés dans la cour du monastère en face d’un écran de télévision : « Et cela a été scientifiquement prouvé. Car le bois est du cyprès, et le cyprès pousse en Galilée. »
Toutefois, si vous êtes un chrétien belge qui, à Namur, possède une côte de saint Pierre et une tasse du lait de la Vierge Marie, en d’autres termes la plus grande collection de reliques qui fût jamais expédiée de Constantinople par d’habiles escrocs de la foi, vous pouvez penser que ce n’est pas grand-chose. Mais un peu plus tard une femme du nom de Covadonga O’Donnell m’apprit que, si vous embrassez ce gros morceau de la Croix, si même vous l’effleurez, ou encore si seulement vous le regardez de près, vous obtenez immédiatement l’absolution de tous vos péchés.
Pendant que les pèlerins se précipitaient vers la Croix, puis vers la boutique remplie de symboles chrétiens, en particulier de dizaines d’Enfants Jésus avec leurs langes sur les fesses et une croix sur le dos, je suis entré dans le monastère, j’ai traversé le cloître, monté un étroit escalier, cherchant autre chose.

(…)

Quittant le monastère, j’ai continué un peu plus haut, jusqu’à une crête d’où je pourrais avoir une nouvelle vision d’ensemble de ces hauteurs océaniques.
De là-haut, la vue s’étendait sur toute la partie orientale du massif. En face, le Pico Evangelista et le Pico Sagrado Corazón (dénominations regrettables, mais inévitables dans le contexte culturel chrétien qui a si longtemps prévalu dans ces parages). À l’ouest, le Peña Vieja. Au nord, le Concha de Valcayo et le Pico de la Aurora.
J’ai salué le pic de l’Aurore.

Le lendemain main, dans la région du Naranjo, j’ai commencé à gravir le sentier pierreux qui menait à la crête de Pandebano dans un silence de papillons blancs.
De chaque côté, d’épais buissons de noisetiers et d’aubépines. De temps en temps, sur ce sentier sinueux qui se changeait par endroits en bourbier à cause de la présence de petits ruisselets, je me retournais pour jeter un coup d’œil de plus, sous un angle différent, sur le Naranjo, l’énorme masse de roc blanc qui domine la région de ses deux mille cinq cents mètres.
Mais la plupart du temps je me contentais de grimper, lentement, pas après pas, et de remarquer ici ou là le vol vif, en flèche, d’un oiseau de montagne.
Par moments, une petite brise soufflait de nulle part, faisant voltiger et chuchoter les feuilles des noisetiers, tandis que les aubépines restaient immobiles sur leur tronc robuste.
Au sommet du sentier s’étendait devant moi une haute vallée couverte de pierraille, habitée seulement par le vent.
Puis, soudain, par une brèche dans la crête d’en face, se répandit une étrange lumière bleue.
Une étrange lumière bleue venue de loin.

P.-S.

Kenneth WHITE – Extrait de LA CARTE DE GUIDO
© Kenneth WHITE – Editions Albin Michel.
Avec les aimables autorisations de l’auteur et de son éditeur.

En logo : les Pics de l’Europe.

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