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Promenade sous la pluie 

(extrait de "Installation")

mardi 26 juillet 2011, par Steinar Bragi

Eva Einarsdottir se sépare de son fiancé et rentre chez elle en Islande après avoir vécu à New York. Une vague relation lui prête un logement au centre de Reykjavik, dans une tour high-tech équipée des technologies dernier cri en matière de sécurité et de surveillance. Eva veut prendre le temps de s’installer dans ce pays qu’elle ne reconnaît plus, les pêcheurs ont disparu et cadres de banques et traders ont envahi la ville. Peu à peu, Eva change, elle sort de moins en moins de cet appartement, fait des cauchemars et rencontre des gens énigmatiques.

Elle se tenait debout sur la digue de rochers le long du rivage, près de Sólfarid. Il était tout juste neuf heures et demi du matin, mais il faisait relativement doux dehors et un calme plat. Lorsqu’elle regardait longtemps la surface des flots, qui se ridait sous la pluie, elle avait l’impression qu’il pleuvait de bas en haut, que les gouttes s’arrachaient de l’immensité plate et disparaissaient dans les nuages.

Le téléphone était dans la poche de sa veste de pluie. Elle avait juste fini d’envoyer un message à Hrafn pour s’excuser auprès de lui des appels de la veille au soir, et lui demander s’ils devaient se rencontrer plus tard dans la journée. Elle espérait à demi qu’il réponde aussitôt et tenait le portable dans sa poche, mais c’était peu probable. Elle avait envie de lui assurer que cela ne se reproduirait pas.
Elle sauta au bas des rochers et se dirigea vers l’ouest, en direction du centre-ville. Sæbraut, le boulevard du bord de mer, était rempli de voitures rugissantes – de gens en chemin vers leur travail, et le bruit serait probablement moindre lorsqu’elle atteindrait le port.
Il avait plu sans cesse depuis le jour précédent, mais Eva s’en fichait. Le seul temps qu’elle avait vraiment du mal à supporter était le temps qui n’en était pas un, l’inexpressivité de la terre et du ciel – ni chaud ni froid, ni calme ni venteux, et par-dessus tout un misérable ciel gris pâle comme le visage d’un ivrogne qui essaierait de s’extirper du lit et ne pourrait pas. Elle avait toujours trouvé agréable d’être sous la pluie, particulièrement lorsqu’il n’y avait pas de vent. Beaucoup de ses meilleurs et plus paisibles souvenirs d’enfance étaient liés à la pluie ; elle en ciré et bottes en train de creuser une tranchée, faire des gâteaux de boue, construire des barrages ; elle en voiture à regarder les gouttes ruisseler sur le pare-brise comme de fins poissons argentés – du sperme, pensa-t-elle lorsqu’elle fut plus âgée – avant que les essuie-glaces ne les effacent de l’existence, ou se réveillant dans une tente à la campagne avec le flic-floc, les jours entiers de lourde somnolence, et comment la pluie était toujours bien moindre qu’elle ne s’y attendait lorsqu’elle se glissait hors de la tente.
Elle passa à petits pas réguliers le long d’une clôture autour d’un bâtiment en construction – centre commercial ou quoi que ce soit, devant une station d’essence, les anciens docks d’embarquement de Kolaportid qui abritaient le marché aux puces et le port des petits bateaux, là où elle était allée à l’arrière d’une cour pour embrasser un garçon quand elle avait neuf ans.
En remontant vers la grande église, Kristskirkja, elle dut s’arrêter pour se reposer. Malgré toutes ses marches à New York elle endurait encore moins que ce qu’elle espérait, mais elle avait aussi beaucoup bu et fumé les derniers temps. Elle décida, presque timidement, de réduire chacun des deux chez elle et de ne pas boire jusqu’à être soûle le soir, quoi qu’il arrive ; l’alcool n’avait jamais été un problème pour elle, mais étaient arrivées des périodes où la boisson était incontrôlable pendant quelque temps, après qu’elle avait achevé une grosse tâche, par exemple, et qu’elle rassemblait ses idées et ses forces pour la prochaine. Elle était médiocre pour prendre des décisions et le savait ; médiocre pour se fixer des objectifs et les suivre, et encore pire pour trouver que pareille chose témoignait d’un quelconque défaut de caractère, trouvait au contraire que c’était les nécessaires prémisses de la création, d’une vie riche de contenu ; quelquefois les choses arrivaient, on éteignait sa raison, son insolence à diriger l’environnement et on se laissait mener par la bride où que le vent porte, au bout de hurlantes orgies des sens, dans une léthargie supportable et l’oubli de l’instant, ou dans les ténèbres, l’abattement, les querelles, tous les matins en ruine – pour voir ce qu’on ressentait. Mais peut-être que cela suffisait, peut-être qu’était arrivé le temps de devenir adulte, pensa-t-elle, presque timidement.
Depuis Kristskirkja elle avait pensé descendre vers Ægissída, la grande rue de l’autre côté en bord de mer, mais elle abandonna, redescendit, marcha du bas de la butte jusqu’à la mairie et de là dans la rue longeant le lac du centre- ville, Tjarnargata.
Tjörnin, le petit lac, était lisse comme un miroir et étincelait, et l’espace d’un instant elle eut l’impression qu’il était gelé ; quelque chose d’incompréhensible tournait et se retour- nait profondément en elle-même, puis elle vit les gouttes de pluie sautillantes, et canards et goélands nager sur l’eau. Elle regarda autour d’elle et ne fut pas certaine de ce qu’elle devait faire, regarda vers la mairie, vit un homme obliquer dans Tjarnargata et marcher dans sa direction. Il portait un anorak bleu, un chapeau sur la tête de telle sorte que l’on distinguait mal son visage. Elle l’avait tout d’abord remarqué près du port des petits bateaux, où il avait marché à sa suite quelques minutes avant de disparaître. Elle n’avait pas trouvé cela anormal, pas alors.

Lorsqu’il passa devant elle, il fit un signe de la tête et la regarda du coin de l’œil, mais ne sembla pas avoir autre chose qu’un intérêt naturel pour elle – seulement s’assurer qu’elle était là, une personne étrangère. C’était un homme de taille moyenne mais extrêmement mince, étroit d’épaules et maigre. Ce qu’elle vit de son visage fut un nez large, des sourcils épais, sombres. Et elle le reconnut, il lui sembla qu’elle l’avait vu quelque part, probablement en photo plutôt qu’en personne.
Elle le suivit des yeux disparaître au bout de la rue, puis se dirigea vers l’allée qui courait le long des rives du lac et s’assit sur l’un des bancs. Elle alluma une cigarette, regarda les canards plonger à la recherche d’équilles ou d’une saleté quelconque qui leur servait de nourriture dans ces eaux, et essaya de comprendre les circonstances avec lesquelles elle luttait ou de quelle nature était ce vague mais fort sentiment qui avait empiré presque avec chaque heure du moment où elle était entrée dans l’appartement, sentiment que quelqu’un ou quelque chose se rapprochait, la prenait pour cible.
Des souvenirs qui ne lui étaient pas revenus depuis des années murmuraient dans sa tête. Elle essaya de les ignorer mais n’y parvint pas, se remplit d’un sentiment de claustration, se leva brusquement et écrasa du pied sa cigarette.
Elle marcha lentement vers le sud en remontant Tjarnargata, longeant les maisons, jusqu’à ce qu’elle s’immobilise devant l’une d’elles. Numéro 26. Probablement la journée avait toujours eu cela en point de mire, rien avec celle-ci n’était sans but ni ne l’avait été, du moment où elle était sortie avec précipitation de l’immeuble au matin, elle avait toujours visé une seule destination et ce pour prendre le contrôle de sa propre vie.
La bâtisse était une maison en bois recouverte de tôle ondulée à un étage, blanche et soignée, avec un petit carré de pelouse sur le devant et deux elfes de jardin au milieu, tous deux rieurs. De courtes marches en pierre conduisaient à la porte d’entrée qui était tournée vers le lac ; sur le côté de celle-ci luisait une sonnette à la sonnerie de cathédrale qu’elle avait actionnée hebdomadairement pendant quelques mois. Il y avait environ trois ans. Une porte qui conduisait au cauchemar de sa vie et portait sur elle un air qui n’appartenait pas à cette rue, ni à la ville ni à ce monde, et vers une femme à l’intérieur qui l’avait dans un certain sens rapprochée d’elle- même. Et voilà qu’elle était revenue – comme si elle avait marché en cercle et était retournée à la case départ, changée mais pourtant la même.
Elle avait vingt-quatre ans lorsqu’elle avait rencontré Hrafn, il était plus âgé d’un an. Ils s’étaient connus au cours d’un repas de l’Amicale des Islandais le 17 juin – jour de fête nationale en Islande, rassemblement qui ne disait rien à Eva mais elle avait suivi son amie islandaise. Il n’avait jamais été question de faire sa connaissance pour plus qu’une nuit, mais le jour suivant ils discutèrent longuement, jusqu’au soir, recommencèrent à boire, couchèrent ensemble, et de ce moment habitèrent ensemble ; le premier mois, ils insistèrent farouchement pour payer le loyer dans les deux endroits, puis ils décidèrent de partager leur lit et d’en payer un seul – ils n’étaient de toute façon jamais que dans un seul lit à la fois.
Une année après leur rencontre, Hrafn termina son master en design et layout de sites web dans une université de la périphérie de San Francisco, qui était un perfectionnement à sa capitulation après avoir été diplômé de l’Académie des Arts en Islande, mais déguisé en une sorte d’illumination sur la mort de l’art. Après ses études, il avait rapidement perdu l’intérêt, ou la foi, pour continuer, ne se trouvait dans rien, toutes les idées dans sa tête s’étaient envolées et n’avaient peut-être jamais existé sinon comme réponses aux travaux relativement clairement délimités de l’école. Puis un jour, il décida d’arrêter dans l’art – cela lui était égal, c’était une erreur depuis le début, et c’était aussi égal à tous qu’il s’arrête ou continue, si étrange, vraisemblablement parce qu’il était un clampin moyen dans ce qu’il faisait, pensait Eva, ce qui était une pensée désagréable envers l’homme qu’elle aimait, désagréable, chaotique, pleine de commisération et de mépris, mais vraie. Et qui lui venait généralement lorsqu’elle était condamnée à l’écouter, généralement en la compagnie d’autres, lorsque la consommation d’alcool était bien avancée dans ce qui était sinon de très huppées invitations à dîner et qu’il élevait ses attaques insultantes contre les “arts modernes” en semblant réussir à oublier que c’était justement ce à quoi elle s’adonnait, quoi qui ait provoqué sa capitulation à lui. Ses œuvres n’étaient ni mauvaises ni bonnes, elles semblaient tout simplement ne pas avoir quoi que ce soit à dire à qui- conque dans le monde et même pas à lui-même.
Après ce victorieux diplôme de capitulation, ils décidèrent d’abandonner la Californie et de repartir en Islande, ou plutôt il décida cela et elle accepta de le suivre. Il voulait travailler en Islande, pas “jusqu’à la fin de ses jours” mais quelque temps ; avait envie de voir amis et famille, mais probablement que la raison principale ne fut jamais autre que celle qu’il voulait montrer sa petite femme au ventre rond, qui était enceinte de deux mois, et élever son bébé “à la maison” – en tant qu’agneau islandais choyé soigneusement engraissé à la ferme il devait en fait adhérer à l’opinion que l’ennuyeuse et sûre Islande était “mieux pour les enfants”, opinion qu’elle méprisait.
Et elle ne voulait pas avoir l’enfant, au début. Bien qu’elle ne se trouvât pas trop jeune pour devenir une bonne mère, et ne doutât plus qu’elle aimait Hrafn, elle avait décidé ce qu’elle voulait faire dans la vie et ce qu’elle voulait faisait appel à toutes sortes de sacrifices, mais pas ceux que des enfants demandaient, lessive, alimentation régulière et destruction quasi totale de la vie privée des parents. Ils discutèrent de cela quelques semaines, mais probablement n’était-ce seulement que de la prétention chez elle – bien sûr elle garda l’enfant, ce serait bon d’être mère, elle arrêta de boire, se transforma en heureuse future mère et partit avec son homme pour l’Islande, contre la promesse donnée qu’il repartirait avec elle si elle détestait le pays. Elle rencontra ses parents, et l’influence de Hrafn sur ceux-ci – particulièrement sa mère –, et combien ils seraient heureux d’avoir un petit- enfant lui tapa sur les nerfs, et les connaissances qu’elle avait de ces parents dont on avait beaucoup parlé lui révélèrent encore un couple hippie éteint, disparu dans les bras du marché et du travail, mais qui réussissait d’une mystérieuse manière à adhérer aux vieilles valeurs antibourgeoises et au vieil autoportrait “libéral” : ils avaient fait leur part, changé le monde, l’avaient amélioré, et maintenant c’était au tour des plus jeunes et où était-elle la révolution ? Toutes ces consoles Playstation seulement à se tripoter elles-mêmes ? Et d’accord avec leurs fils sur “l’art moderne”. Des gens ennuyeux.
Puis après la moitié d’une année en Islande naquit l’enfant : une fille. Les souvenirs d’Eva de cette période étaient flous, l’approche de l’accouchement comme un léger brouillard de dépression dont elle ne sut jamais s’il provenait de la solitude et de la désolation de Reykjavík, du “global dimming” de la grisaille sur la ville ou de son propre déséquilibre hormonal. Elle ne fit rien ; parlota avec les parents et les amis de Hrafn ; pleurnicha et se disputa avec Hrafn, qui l’ignorait comme une machine qui serait momentanément détraquée ; mangea des légumes, des fruits et toutes sortes de noix selon le menu adapté à son groupe sanguin concocté par sa belle-mère, alla à la gymnastique pour femmes enceintes, donna naissance à la petite fille et deux mois plus tard la petite fille était morte. “La petite fille”, “l’enfant” ou simplement “elle”. Elle elle. Morte.
Bien que cette période avant et après l’accouchement soit pour l’essentiel dans les brumes, Eva se rappelait presque la moindre minute, chaque mot, pensée et regard, dans les événements qui avaient amené à la mort de la petite fille. Plus tard, elle demanda à la psychologue si sa mémoire pouvait être déficiente, elle aurait cru qu’un “choc” ferait miséricordieusement une croix sur tout cela mais Sigurlína disait que son opportunité de “gérer” ce qui s’était passé était simplement ce qui pouvait lui arriver de mieux, elle pouvait être reconnaissante.
Le jour où la petite mourut, Eva s’était disputée avec Hrafn au téléphone, elle déclara être fatiguée d’arpenter les rues de Reykjavík et encore plus maintenant avec un landau ; qu’elle était fatiguée d’être seule – tout bien conformément au manuel – pendant qu’il allait à un travail dont il se plaignait tellement qu’il était barbant, et qu’elle ne connaissait personne “dans ce pays”, ne rencontrait personne sauf ses amis à lui qu’elle trouvait emmerdants, pragmatistes de l’indice politiquement pensants qui vivaient une vie responsable et emmerdante et il était d’accord avec elle, elle le savait. Qu’elle voulait repartir à l’étranger, allait poser sa candidature pour poursuivre une maîtrise en réalisation de documentaires à Columbia, ce dont elle avait parlé avec lui auparavant, qu’elle était disposée à lui donner quelques mois de plus pour se libérer mais voulait sa promesse qu’ils partiraient – ce qu’il refusa. Elle lui raccrocha au nez, appela une femme qu’elle connaissait vaguement et l’invita à la retrouver l’après-midi dans un café, puis demanda à une cousine de Hrafn, une jeune étudiante universitaire de vingt ans, de garder la petite deux heures pendant qu’elle dormait. Lorsque Hrafn l’appela, vers cinq heures, il était encore au travail, déclara s’attarder et quand il entendit qu’elle se trouvait dans un café, seule – ce qui voulait dire sans la petite –, sa voix se chargea d’un ton rageur et moralisateur, il fut pris d’une sainte colère et demanda pourquoi elle ne le lui avait pas fait savoir ou à sa mère, et si elle était “en train de boire” – ce qu’elle concéda, elle avait bu deux petites bières, les premières en près d’un an, est-ce qu’il était le seul à pouvoir boire de la bière ? Il déclara ne pas donner le sein et elle lui dit de fermer sa gueule, il savait qu’elle avait arrêté de donner le sein – deux jours avant –, puis annonça être en chemin vers la maison après une heure mais pas parce qu’il le lui ordonnait, déclara ne pas comprendre ce qu’ils foutaient ensemble et lui raccrocha au nez. Après cela, elle marcha à demi paralysée de haine et d’un sentiment de claustration le long des rues, eut l’impression qu’elle était coincée dans un livre pour adolescents d’Edvard Ingólfsson, le pasteur de campagne qui avait d’une certaine manière réussi à introduire en elle en contrebande ses mœurs de piété et ses rôles sexuels du XIXe siècle lorsqu’elle avait neuf ou dix ans, et se débattit avec l’envie de se soûler sauvagement la gueule, de se faire baiser – pour la première fois depuis un an – par quelque cloporte, par Edvard Ingólfsson, puis rentra à la maison et reprit la “responsabilité” de sa vie. Elle aimait sa fille plus qu’elle n’avait aimé qui que ce soit dans sa relativement lamentable vie ; savait qu’elle pouvait devenir une bonne mère et au moment où elle s’assit près du petit lit, elle sentit la paix et l’amour l’envahir. La jeune cousine dit que la petite fille avait dormi et été tranquille tout le temps, juste comme elle était toujours – dans les deux mois de son existence elle n’avait pleuré que quelques fois, et ne faisait en fait pas grand-chose d’autre que de gazouiller doucement en l’air. Eva renvoya la cousine chez elle, donna le biberon à la petite fille, gazouilla une heure avec elle puis la recoucha dans le lit, alla dans la cuisine et prépara un repas du soir pour elle-même, regarda la télévision et attendit que Hrafn rentre pour qu’ils puissent continuer à se disputer.
Lorsqu’il franchit la porte, vers sept heures et demie – au moment où Projecteurs commençait sur la première chaîne, la petite fille était déjà morte depuis quelques minutes, leur fut-il dit plus tard. Il se débarrassa dans l’entrée, entra dans le salon et la salua ; dit quelque chose en s’excusant sur le fait qu’ils devaient parler ensemble, puis alla dans la chambre pour voir sa fille, comme il en avait l’habitude. Quelques secondes plus tard, elle l’entendit grommeler quelque chose, comme pour lui-même, puis il cria que quelque chose “clochait”, elle bondit sur ses pieds et le trouva dans l’embrasure de la porte de la chambre, il tenait la petite fille sous les bras, regardait fixement son visage, la levait vers le haut ou la pressait contre sa poitrine comme s’il ne savait pas ce qu’il devait faire, dit “elle est blanche” et le cauchemar commença. Eva saisit la petite fille et vit que c’était exact – elle était blanche, tout à fait blanche et froide, le visage lisse et sans vie, l’entendit demander quand elle était rentrée, combien elle avait bu au café, et “comment l’as-tu couchée dans le lit  ?” Elle cligna les yeux et l’instant suivant où elle fut consciente l’ambulance était arrivée, la maison pleine de gens en uniforme, puis elle perdit connaissance et ne se rappelait rien de plus, reçut une injection, lui fut-il dit, et de nouveau dans la nuit et au matin, et puis des cachets, fut placée en garde de prévention suicide chez sa belle-mère, commença à recouvrer ses sens, se retrouva assise dans une salle d’attente avec quelqu’un à attendre Sigurlína, se retrouva avec un pasteur et la petite fille fut baptisée, formellement, pour la pierre tom- bale et les parents, se retrouva à nouveau dans une salle d’attente, se retrouva dans une pièce sombre, pleura et parla et se laissa consoler, resta immobile à regarder fixement devant elle ou en l’air dans toute la ville, sur des bancs, des chaises, des lits, dans des voitures, des bus, seule ou avec d’autres.
Puis elle commença à se rétablir, vit que la vieille rengaine était juste – que c’était probablement le seul moyen possible de remonter du fond : “Debout !” Il lui avait effleuré l’esprit que l’autre chemin depuis le fond, et considérablement plus clair, était de se tuer, mais elle n’en parla jamais à personne et ne l’envisagea jamais sérieusement, pas directement. Les pilules diminuèrent jusqu’à ce qu’elle soit aux antidépresseurs quotidiens que la moitié du monde occidental utilisait avec elle, et elle recommença à parler avec Hrafn. Il changea, vraisemblablement plus qu’elle, alla lui-même chez un psychologue et ils y allèrent quelquefois ensemble en consultation du fait qu’ils étaient forcés de parler de la petite fille et de leur relation ; il arrêta de maudire les arts modernes, démissionna de son travail, déclara partir à l’étranger avec elle et qu’elle avait raison, la vie en Islande était monotone et grise, il prit en charge des travaux qu’il pourrait effectuer n’importe où dans le monde, et ils recommencèrent à devenir “normaux”, amoureux.
La seule chose qui la dérangeait et qu’elle avait du mal à surmonter, et même plus difficilement que la mort de sa fille – ce qu’elle trouvait parfois désagréablement égoïste de sa part –, était l’attitude de sa belle-mère, imaginée ou pas, et le souvenir de ce que Hrafn avait dit. En application des exercices chez Sigurlína, à la fin du traitement, elle avait essayé de parler de ça avec lui, mais cela partait toujours d’une façon ou d’une autre de travers dans son cerveau et ne trouvait pas le chemin de ses lèvres. Puis elle reçut son admis- sion à l’école de New York, ils repartirent aux États-Unis et elle ne mit jamais à exécution le projet de trouver un autre psychologue – ils étaient chers ; au lieu de cela, elle continua, en cachette, à haïr l’homme qu’elle aimait, haïr ce qu’il avait dit, et se haïr elle-même de se laisser venir à l’esprit qu’il avait peut-être raison. Pendant deux ans. Elle avait parfois l’impression que son amour renouvelé envers lui était poussé par le sentiment de culpabilité pour cette même haine – un amour estropié, contradictoire et sans espoir, mieux valait le noyer dans l’alcool. Elle s’était quelquefois demandé pourquoi elle l’aimait ; avec le temps, il s’était transformé d’un garçon enjoué et intéressant en quelqu’un de plus grave et plus rigide, plus dompté. Ou bien ils avaient tous les deux changé, mais elle continua à se cramponner aux vieilles versions de tous les deux par crainte d’être seule.
Quoi qu’il en soit elle but alors plus, ce qui était facile avec l’école, et quand tout devait être rentré dans l’ordre ils recommencèrent à se disputer, généralement à son initiative, mais maintenant il n’y avait pas d’Islande, pas de tristesse grise contre laquelle s’irriter, et en dernier – si soûle qu’elle ne s’en rappela pas – elle déclara enfin le haïr pour ce qu’il lui avait dit : combien as-tu bu, comment l’as-tu couchée dans le lit ? – qu’elle ne pourrait jamais pardonner ça, lui donna des coups de pied et essaya de le boxer, puis ne sut jamais ce qui s’était passé jusqu’à ce qu’elle se réveille dans le métro vers midi le lendemain.
Elle ne se débarrassa jamais de ses pensées, en dépit du nombre de fois où il lui demanda pardon – disant qu’il avait été en état de choc, tout comme elle-même, ne s’était pas rendu compte, avait proféré des pensées déboussolées mais ne lui avait jamais rien reproché, il s’était agi d’une simple, triste mort au berceau. Du matin au soir, elle fuyait devant elle- même comme un animal mouillé et mal soigné, toujours plus loin, s’engourdissait en suivant tous les chemins possibles et avait l’impression qu’elle ne pourrait jamais croire ce qu’il disait ni lui pardonner. Tout cela jusqu’à maintenant, après qu’il en avait eu assez ; après qu’elle avait vu combien ardem- ment elle l’aimait, et comment la haine et la confusion n’avaient jamais rien été d’autre que quelque chose qu’elle devait régler avec elle-même, pas lui. Et comment elle n’avait jamais pu dire le nom de la petite fille, pas même après tout ce temps, ne pouvait même pas y penser.
Dans sa tête surgit une image du labyrinthe sur le sol de la cathédrale de Chartres en France, image symbolique pour le cheminement du développement spirituel ; à partir de l’entrée du labyrinthe on marchait tout droit vers un mur qui encerclait le point central, de nouveau vers l’extérieur jusqu’à la lisière aussi loin du lieu de destination qu’il était possible d’arriver, puis le chemin continuait tortueusement tour à tour vers l’extérieur et vers l’intérieur jusqu’à ce que tous les murs aient été vaincus et que l’on pénètre dans le cœur même du labyrinthe, le milieu ; ainsi la solution ne se dissimulait pas dans le fait de trouver le chemin, mais plutôt dans celui de ne pas abandonner bien que la délivrance semble s’éloigner en permanence, et de croire. Et Eva sentit qu’elle n’avait pas perdu la foi ; en dépit de toutes les décisions erronées, les disputes, les soûleries et de tout le désespoir, ils s’étaient toujours aimé l’un l’autre.
Elle reprit ses sens dans Tjarnargata, devant la maison, et ne sut combien de temps elle était restée là immobile. Elle ouvrit le portail pour entrer dans le jardin, monta les marches et appuya sur la sonnette. Un carillon discret, un autre que celui dont elle se souvenait, résonna quelque part dans la maison.
Elle entendit des bruits de pas et peu après la porte s’ouvrit. Un homme d’environ cinquante ans, aux cheveux gris et vêtu d’un gros pull de laine traditionnel, se tint devant elle.
– Bonjour, dit Eva. J’avais envie de voir si Sigurlína était là. J’étais chez elle il y a quelques années.
– Malheureusement, répondit l’homme en lui souriant, elle se trouve avec un malade. Mais je vais noter votre nom. Attendez un instant...
Il disparut dans la maison. Eva pensa à la façon de dire “malade”, qui lui sembla étonnante, comme si l’homme prenait cela très au sérieux. Malade ?
Il réapparut avec un petit cahier noir et un stylo, inscrivit son nom et son numéro de portable, puis referma le livret.
– Je lui demanderai de vous appeler aussitôt que quelque chose se libérera. Je suppose que vous désirez prendre rendez- vous ? Mais il y a une liste d’attente... un, même deux mois.
Elle ne répondit rien, essaya de cacher sa déception et regarda dans le jardin. D’un arbre proche provenait un chant d’oiseaux sonore et strident, des grives mauvis en train de se prendre une cuite, pensa-t-elle, avec des groseilles fermentées, mais peut-être était-on trop en avant dans l’automne.
– J’espère que... commença-t-il en regardant son visage avec un air investigateur. Si c’est quelque chose de très urgent elle pourrait éventuellement vous adresser à quelqu’un d’autre.
– Tout va bien. Je trouverais malgré tout mieux de la voir... Parce que nous nous sommes vues auparavant.
– Est-ce que vous avez le disque de relaxation ? demanda- t-il.
Elle secoua la tête.
– Vous pouvez en avoir un exemplaire si vous voulez. C’est une excellente préparation pour les séances. Vous l’écouterez une ou deux fois par jour. Il se pencha en étirant un bras derrière la porte, produisit un CD blanc, glissé dans une pochette en papier, sur lequel était inscrit RelaxationSigurlína Einarsdóttir et un numéro de téléphone. Si vous désirez aller en traitement de relaxation et d’hypnose... Quand avez-vous dit que vous aviez été chez elle la dernière fois ?
– Il y a trois ans. Environ.
Elle fouilla dans ses poches pour chercher de la monnaie pour le disque, n’en avait pas assez mais l’homme lui dit de ne pas s’inquiéter de cela, et déclara espérer qu’elle obtiendrait rapidement un rendez-vous.
Elle le salua, sentit comment il la suivit des yeux descendre les marches, traverser la rue et se diriger vers le lac, puis l’entendit fermer la porte.
Elle longea la berge, regardant fixement le dallage de l’allée et maudissant le fait de n’avoir pu rencontrer Sigurlína elle-même, mais mémorisa son numéro dans son téléphone portable et décida d’essayer de la joindre plus tard.
Hrafn n’avait pas encore répondu à ses SMS ni rappelé.
Elle leva les yeux. Deux cygnes se posèrent sur l’eau avec éclaboussures, battements d’ailes et raffut. De l’autre côté du lac, elle aperçut l’homme en anorak bleu. Il était assis sur un banc, les mains dans les poches, et semblait la regarder par- dessus la surface de l’eau. Elle le regarda en retour, se demandant pourquoi il était assis justement là, puis il se leva et s’en alla vers le centre-ville.
Pas de mal à marcher en rond, pensa-t-elle, et elle reprit la direction de Sæbraut.

Lire la recension.

P.-S.

Extrait d’Installation, de Steinar Bragi. Titre original : Konur. Avec l’aimable autorisation des Editions Métailié. Traduit de l’islandais par Henry Kiljan Albansson. Paris, 3 mars 2011.
Photographies : Régis Poulet.


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