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Pour un traducteur, il n’est de bon auteur que mort 

mardi 4 mai 2004, par Sophie Képès (Date de rédaction antérieure : 1er janvier 1970).

Un soir, à la suite d’un débat public, une dame s’est présentée : " Jeanne Etoré, traductrice d’allemand ", et a déclaré : " Je préfère traduire des textes courts, car à la 250ème page d’un roman, j’ai envie d’égorger l’auteur ; et si par malheur il est vivant, s’il s’imagine connaître la langue française et se mêle d’intervenir dans mon travail, j’ai encore plus envie de le tuer ! " Ainsi, je n’étais pas la seule à ressentir des pulsions de meurtre, me suis-je dit, reconnaissante et soulagée. Puisque j’étais en bonne compagnie, j’allais enfin pouvoir parler franchement de mon expérience bicéphale de romancière-traductrice.

J’ai passé deux ans de ma vie au service (aux sévices ?) d’un auteur hongrois si contemporain qu’il en est vivant : Péter Esterházy. Bien que très éloigné de mon moi d’auteur dans son style et ses thèmes, au cours de cette longue fréquentation, il m’est entré dans l’esprit et s’y est incrusté de façon fort inopportune. J’ai mis longtemps à exorciser cette " possession " littéraire. Et depuis que j’en ai fini avec celui-là, j’ai toujours veillé à ce que mon auteur soit mort, ou que son texte soit court. Je ne m’en porte que mieux.

Il s’agissait de traduire Trois Anges me surveillent, les aveux d’un roman - un manuscrit de huit cents pages (1). J’ai cru au début que l’obscurité de l’ouvrage n’était due qu’à mon manque de maîtrise de la langue, jusqu’à ce qu’un Hongrois lettré me dise avoir renoncé à dépasser la trentième page dans l’original, et que ce livre présentait autant de difficultés que l’Ulysse de James Joyce. Mais il était trop tard. Le contrat était signé, et j’avais déjà encaissé (et dépensé, naturellement) un à-valoir sur droits d’auteur.

C’était un texte d’une technicité inouïe, produit de la censure idéologique qui sévissait alors dans les pays satellites de l’Union soviétique, entre-tissé d’allusions, de citations sans renvois ni guillemets d’oeuvres interdites ; un roman à l’aspect pop art, dont l’appareil de notes constituait les deux tiers ; un jeu de masques avec le jdanovisme des années cinquante, pour lequel le traducteur était censé connaître aussi bien les règles de la chasse à courre que l’argot du football, les Conversations de Goethe avec Eckermann que les débats parlementaires postérieurs au Compromis qui avait donné naissance à l’Autriche-Hongrie en 1867, un traité de colombophilie qu’un traité de cinématique, sans parler de la vie intime de l’auteur. Et tout cela dans les moindres détails, évidemment. Rien que la recherche du titre français était une acrobatie ; j’avais proposé à l’auteur " roman-kit, roman-kyste, roman-sic ", il était satisfait du dernier, et bien entendu, l’éditeur l’a rebaptisé tout à fait arbitrairement.

J’ai vraiment beaucoup souffert. Jacques Thériot, traducteur de portugais, évoque " ces moments d’exaspération ou de découragement intense à force de se battre avec le texte - parfois, c’est insoutenable " (2). Je me rappelle avoir dû, un certain après-midi, m’arracher de force à mon ordinateur et mes dictionnaires, et dévaler à toute vitesse les escaliers de mon immeuble, pour m’empêcher de passer à l’acte, c’est-à-dire détruire un travail acharné de dix-huit mois...

Il fallait sans cesse demander à Péter Esterházy des explications sur ses intentions cachées, et les fiches de questions à poser ont fini par constituer des colonnes dignes d’une cathédrale. Lui ne parlait pas un mot de français, moi - j’y reviendrai -, je ne parlais pas hongrois ; si bien qu’un intermédiaire était nécessaire, qui ajoutait des questions de son cru, dans un souci de plus en plus obsessionnel d’exactitude (la névrose obsessionnelle - menant parfois à l’impuissance totale - est fréquente chez les traducteurs consciencieux). Il fallait chercher des équivalents dans le contexte français, ajouter là où c’était possible pour compenser les pertes ailleurs. C’est le lot de toute traduction, mais dans ce cas, j’étais confrontée à un systématisme omniprésent. Je crois que ce qui m’a sauvée de la haine pure et simple du texte et de son auteur, c’est l’humour et la tendresse qui en émanaient malgré tout - la fameuse autodérision d’Europe centrale.

Bien sûr, il est parfois utile et rassurant de pouvoir poser des questions à un écrivain très auto-référentiel. Par exemple, j’apprécie beaucoup mes échanges avec Péter Lengyel, lorsque je travaille sur ses textes. Il faut préciser qu’il est lui-même traducteur de langues romanes, et donc tout à son affaire quand il s’agit de m’éclairer sur les termes rares ou les obscurités voulues dont ses écrits sont émaillés - il peut se mettre à la place de mon moi traducteur ! Mais en règle générale, je crois qu’on ne peut traduire qu’en s’appropriant pleinement le texte étranger, en le recréant dans sa propre langue. C’est pourquoi une intervention excessive de l’auteur vivant peut être ressentie comme un viol.

René de Ceccaty, écrivain et traducteur d’italien, explique ces souffrances par le fait que " le traducteur finit par ne plus voir que les défauts du texte sur lequel il travaille ". Comme, pour le traduire, il a fallu l’analyser en profondeur, on en devient le critique le plus sévère. Et de là, le risque est de glisser insensiblement vers une attitude usurpatrice : nous, nous l’aurions tellement mieux écrit, n’est-ce pas ? On en vient à oublier que le traducteur part d’un travail déjà abouti, et qu’il bénéficie d’une sérieuse avance sur l’auteur. Et voilà qu’on dérape sur cette récrimination idiote : " Auteur, mon semblable, mon frère ! Est-ce par pure malveillance que tu n’écris pas exactement comme moi, je l’aurais fait à ta place ? ".

Obligé de plier sous la domination du texte-source, le traducteur en vient à se sentir menacé par cette intimité stylistique forcée. Il trouve intolérable la colonisation rampante de ses pensées, volonté et démarche créatrices par l’univers mental de l’Auteur-Autre, cet envahisseur, ce parasite... Lorsque Jean-Pierre Carasso, traducteur d’anglais, déclare " se percevoir comme un coucou qui fait ses oeufs dans le nid des autres ", je proteste. Selon moi, c’est le contraire : c’est l’Autre qui pond chez nous sans y être invité ! Comme on le voit, les opinions des traducteurs sur leur métier sont très contrastées.

Pas question pour autant d’occulter l’oeuvre traduite en lui faisant de l’ombre, en se pavanant à ses dépens (ainsi, quand les Hongrois s’amusent à prétendre qu’en traduction, Shakespeare est plus génial que dans l’original, je bondis !). Georges-Arthur Goldschmidt, cette " poule de luxe de la traduction ", comme il se désigne lui-même dans son livre La Traversée des fleuves (3), pense qu’un traducteur doit plutôt s’effacer. Il ne se sent auteur que très rarement, quand il oublie qu’il traduit, ce qui n’arrive que s’il y a coïncidence parfaite entre l’auteur et lui-même. A quoi fait écho Annie Saumont, nouvelliste et traductrice d’anglais : " Quand l’écriture d’un auteur m’est assez proche, j’ai tendance inconsciemment à tirer son texte vers ce que j’écrirais moi-même ".

Au fond, il s’agit d’un perpétuel va-et-vient, d’une dialectique bien décrite par Jean-Pierre Carasso : " Traduire, c’est être capable de penser deux choses à la fois, mais souvent le traducteur est paralysé par la langue originale. Il est incapable non de s’en écarter, mais d’y revenir après être passé par la sienne ". Cet aller-retour est ponctué de lourdes défaites et de maigres victoires, car, nous dit Cécile Wajsbrot, traductrice de Virginia Woolf : " Tout parti pris est critiquable, et toute solution apportée, d’une certaine façon, artificielle. Il y a toujours des sacrifices ". L’insatisfaction est la règle. L’une des plus belles formules que je connaisse, concernant cet acte de dévouement qui consiste à transférer une grande oeuvre d’une langue à une autre, vient de mon auteur hongrois préféré, Dezsö Kosztolányi : " Le traducteur crée du faux qui est du vrai. Traduire, c’est exécuter une danse pieds et poings liés ".

Alors, pourquoi tant de masochisme ? Tout simplement parce que la traduction est la meilleure façon d’effectuer des exercices d’assouplissement dans notre langue maternelle, jusqu’à faire craquer ses coutures. Contraints que nous sommes de la plier au service de l’étrange étranger, nous en apprenons davantage sur elle qu’en dix ans d’écriture personnelle. Comme le souligne René de Ceccaty, " pour un écrivain, entrer dans l’univers d’un autre écrivain, utiliser un vocabulaire qu’il n’utilise jamais, découvrir un autre système, c’est extraordinaire ". C’est vrai : en traduisant, nous en apprenons moins sur la langue étrangère que sur la nôtre - notre langue maternelle, notre précieux outil de travail. Alors, tant pis pour nos sentiments ambivalents, tant pis si l’admiration se mêle au rejet, et l’amour à la haine. Drames de papier que tout cela !

Sans compter que relever le défi de pénétrer les méandres d’une langue rare, ou encore jouer le rôle d’ambassadeur d’une culture à l’autre, tout cela apporte des satisfactions authentiques. Justement, quelques mots sur la langue hongroise (ou magyare). Remarquons tout d’abord qu’à la Bibliothèque Publique d’Information du Centre Georges Pompidou, le rayon hongrois est coincé entre le turc et le chinois, juste à côté du rayon littérature fantastique. Faut-il pour autant attribuer à cette langue un caractère d’irréalité, d’extraordinaire ? De fait, sa structure est totalement distincte de celle des langues indo-européennes ; elle appartient au groupe des langues finno-ougriennes, originaires - pour simplifier - de la Chine actuelle, en compagnie du finnois, de l’estonien, et d’autres langues vestiges parlées en Russie (je les cite de mémoire, pour le plaisir : le mari, le mansi, le tchouvache, le tchérémisse, le vogoul...). Voici quelques particularités déconcertantes du magyar : la règle de l’harmonisation vocalique (pas de mélange dans le même mot de voyelles dites sombres - a, o, u -, et dites claires - e, é, i -) ; pas de prépositions, mais des postpositions ou des suffixes ; pas de genres, mais pas moins de neuf cas locaux ; un seul temps du passé, mais une conjugaison dite objective (la forme verbale intégrant le complément d’objet direct défini de 3ème personne) et une autre subjective ; pas de verbe être au présent à la 3ème personne du singulier, etc. Et une grande souplesse pour créer des néologismes, car le magyar est encore une langue jeune.

Patrice Leigh Fermor, dans Le Temps des offrandes (4), l’évoque ainsi : " A l’irruption soudaine et sidérante du magyar, le panorama se transformait - trot dactylique où l’accent de toute première syllabe faisait filer une troupe de voyelles identiques dont les accents s’inclinaient tous dans le même sens, comme les épis de blé sous le vent ". Bel hommage ! On pense à un paysage de la puszta, la Grande Plaine de l’est de la Hongrie.

Je l’ai confessé, je ne parle pas le hongrois. Mon père est né là-bas, bien sûr. Je suis allée plusieurs fois en Hongrie depuis 1968, mais trop brièvement pour y pratiquer la langue oralement. Peut-être ai-je besoin de rester ainsi à distance de cette langue qui ne m’est que " paternelle ", et que je n’ai étudiée qu’à partir de 24 ans ? Je me souviens que dans ma promotion aux Langues Orientales, les étudiants dont les deux parents étaient hongrois parlaient bien le magyar, ceux dont seule la mère était hongroise le parlaient assez bien, et ceux dont - comme moi - seul le père était hongrois ne le parlaient pour ainsi dire pas. Une autre stratification pouvait être décelée : dans la deuxième génération, les aînés d’une fratrie parlaient mieux que les benjamins, dessinant la courbe concrète des progrès de l’assimilation, de l’acculturation de l’immigré.

Les deux mécanismes - lire et parler - ne s’opèrent pas dans la même aire cérébrale, nous disent les neurologues. Cela étonne souvent les Hongrois, qu’on puisse comprendre, traduire, et si mal parler. Pourtant, les grands écrivains hongrois eux-mêmes qui, par tradition, sont aussi fréquemment traducteurs - le sort des " petites langues " n’est pas si ingrat qu’il y paraît, puisqu’il oblige ses locuteurs à s’ouvrir sur le monde -, souvent ne parlent pas la langue qu’ils traduisent. Mais cela n’est pas nécessaire. L’éditeur Ivan Nabokov rappelle que " l’un de ses meilleurs traducteurs d’anglais parle très mal l’anglais et n’est jamais allé aux Etats-Unis... ". Ou encore, le malicieux Jean-Pierre Carasso : " On peut traduire une langue qu’on ne connaît pas, mais il faut se renseigner ".

Le poète Armand Robin (1912-1961) n’hésitait pas à traduire de multiples langues rares, dont le hongrois, mais aussi l’arabe yéménite, le chinois ancien, le russe, le breton archaïque, le gallois, le flamand, le slovène, le macédonien... D’ailleurs, sa première langue fut le breton, avant le français, dont la découverte le fascina. Il ne se targuait pas d’une science sûre dans chacun des domaines qu’il explorait, et prenait l’avis des spécialistes autorisés pour l’éclairer en cas de besoin. Le germaniste Jacques Martin en témoigne (5) : " Il savait à peu près autant d’allemand qu’un élève de seconde, mais il le savait avec son expérience d’adulte, de polyglotte retors, et Hölderlin était son confrère, un frère peut-être, dans son espoir. Traducteur de bonne école, il avait tendance à faire rendre à chaque terme tout son suc étymologique, même quand il avait changé de goût. La phrase, le canevas logique le préoccupaient peu. Il bondissait d’un mot saillant à l’autre, comme on passe un torrent de pierre en pierre, et il déclamait à mi-voix, à la recherche d’un rythme. Juxtaposés, sonorisés, les mots faisaient d’eux-mêmes image. Il fallait alors le ramener au texte, détruire ses combinaisons hasardeuses, lui montrer le fil directeur. Mais finalement c’était lui qui avait raison : s’il suivait mal le dessin des marbrures, il devinait d’un coup la veine, et pressentait ses replis. Ni les broussailles, ni les chemins ne lui faisaient perdre sa trace ; il avait un flair de sourcier ".

Ce flair, en quoi consiste-t-il ? Par quelle opération du Saint-Esprit traduisons-nous donc ? L’éditeur Hubert Nyssen remarque que " les meilleurs traducteurs sont ceux qui ont une faculté quasi médiumnique de communion avec l’original ". Par ailleurs, Ivan Nabokov souligne que " les mauvais écrivains font de mauvais traducteurs ". Lorsqu’on découvre le texte étranger, si l’on est soi-même un écrivain ou du moins un fou de lecture, on se sent bizarrement en pays de connaissance. On flaire le texte avant de le comprendre, on en devine la cohérence interne, on en " intuite " le ton... Empathie, osmose sont les maîtres mots. Et cela marche évidemment dans les deux sens : si nous demandons à un auteur totalement ignorant de notre langue de nous préciser le sens de tel terme rare de son texte, il peut s’avérer capable de trouver, parmi toutes les entrées du dictionnaire, celle qui correspondra le mieux à son intention. Bref, qu’on soit écrivain ou traducteur, on appartient au même continuum : la littérature.

Armand Robin explique ainsi ce phénomène : " Tout beau poème est par nature un contre-sens orienté par l’harmonie. Rien ne doit, rien ne peut dispenser le poète traducteur de l’impérieux devoir de créer dans une autre langue un contre-sens équivalent ; l’on n’a point affaire aux mots seulement, mais au miracle qui leur a permis d’être poésie ; qui veut parvenir à la justesse doit se laisser séduire par une terrible rigueur, dont ne peuvent donner idée les nonchalances de l’exactitude ". Et, dans sa préface au recueil intitulé paradoxalement Poésie non traduite (6), il décrit cette osmose entre les poètes qu’il... ne traduit pas, et lui-même : " Eux-moi sommes UN. Je ne suis pas face à eux, ils ne sont pas face à moi. Ils parlent avant moi dans ma gorge, j’assiège leurs gorges de mes mots à venir. Nous nous tenons son à son, syllabe à syllabe, rythme à rythme, sens à sens, et surtout destin à destin, unis et séparés en sang et larmes, ontologiquement sans félonie - eux-moi intact UN ". Identification extrême du traducteur à son objet : Robin choisissait les poètes maudits, tel le Hongrois Endre Ády, ceux dont il se sentait le plus proche par son destin personnel. On trouve dans la poésie de Robin quelques éléments typiques de la prosodie du magyar. Sa façon de fondre deux antonymes en une seule unité à l’aide d’un trait d’union - " eux-moi " - vient clairement du hongrois. Par exemple, j’aurais pu présenter la langue hongroise comme " merveilleuse-infernale ", en un mot composé. Sauf qu’en magyar, l’unité du terme ainsi forgé aurait paru beaucoup plus marquée.

Mais revenons à Dezsö Kosztolányi (1885-1936), homme de lettres complet - tour à tour poète, journaliste, traducteur, linguiste, nouvelliste et romancier -, influencé par les théories freudiennes, en marge de tout engagement politique. Son oeuvre se situe avant, pendant et après l’effondrement de l’Empire Habsbourg. J’ai traduit son grand cycle de nouvelles à narrateur unique, Kornél Esti (7) (où figure la célèbre histoire du " Traducteur cleptomane "), et cette fois, l’empathie était telle que j’avais l’impression de me traduire moi-même, mais en mieux, si j’ose dire... Ses thèmes, son style, son humour me correspondent parfaitement. A travers des aventures minimales où le réel est à peine dévoyé, il saisit la condition humaine dans son absurdité, et le lecteur ne peut alors que reconnaître ses propres émotions : anxiété, inquiétante étrangeté, compassion, dérision, résignation.

Proche de l’esprit de la langue française, ce qui est très rare chez un auteur hongrois, il prône à ses confrères l’économie de moyens et de mots. Ethique et esthétique ne font qu’un, et pour lui, c’est le français qui a le privilège d’incarner au plus haut degré ce principe : " Posséder la grammaire française, c’est s’enrichir intellectuellement et s’élever moralement. Réfractaire au mensonge, la langue française purifie l’esprit et anoblit l’âme. Impossible de traduire en français cuistreries, impostures ou affirmations péremptoires mais vides de sens : leur ineptie saute aussitôt aux yeux, la matière noble du français les repousse immédiatement et définitivement. Ce qui est barbare, plat, dépourvu d’esprit, n’est pas français, disent les Français. Chez eux, grammaire, stylistique et éthique se confondent " (8).

J’ai presque scrupule à témoigner d’un pareil amour pour ma langue maternelle. En effet, il est bien mal payé de retour. Kosztolányi a dû adresser une lettre ouverte, La Place du hongrois dans le monde (9), au Français Antoine Meillet, professeur de linguistique comparée des langues indo-européennes au Collège de France, qui écrivait dans Les Langues dans l’Europe nouvelle (10) : " Un Européen, même bon polyglotte, qui passe par la Hongrie est embarrassé parce que tout s’y fait en magyar ". Il est vrai que c’est fort regrettable... Cette ânerie digne de La Palice et bien d’autres reproches, tels que : la littérature hongroise n’a pas de prestige, la langue hongroise a été artificiellement maintenue par l’oligarchie, elle ne devrait plus exister - faisant allusion à la réforme de la langue (nyelvújitás) et à sa défense et illustration (nyelvmüvelés), particularités historiques du magyar -, ont blessé en Kosztolányi l’admirateur de l’intelligence française. Sa protestation contre une injustice aussi absurde est un chef d’oeuvre d’ironie subtile : " Parfois on dirait que vous haïssez ce merveilleux orphelin de la famille finno-ougrienne, dont les parents sont décédés de bonne heure, dont les cousins ont été dispersés dans les tourmentes de l’histoire, mais qui, sans parents, sans frères et soeurs, a pourtant survécu, bravant les intempéries ". En effet, le magyar s’est maintenu presque intact au cours des siècles, malgré les influences successives des cultures voisines dominantes, tant germaniques que slaves. Reprenons : " Un professeur de zoologie comparée qui adorerait les mammifères, mais haïrait les oiseaux, et exercerait son ironie mordante sur les poissons, parce qu’ils respirent avec des branchies, me paraîtrait moins étrange que cette attitude. Dans votre ouvrage, le linguiste ne classe pas, comme le font en général les savants. Il attribue des décorations à certaines langues, et les retire à certaines autres ".

Pour finir, vous imaginez peut-être qu’une fois ma traduction achevée, mon moi-d’auteur reprend instantanément le dessus sur mon moi-traducteur ? En réalité, les influences souterraines restent activées, et lorsque je frappe le clavier, je ne sais plus si je suis seule ou duelle. Qui m’influence le plus : Dezsö Kosztolányi, mon " ego ", ou Péter Esterházy, mon " alter " ? Si mon auteur fétiche ne parvient pas à me déstabiliser - puisque je m’identifie à lui -, mon auteur repoussoir se transforme en incube littéraire. Pourquoi, maintenant que j’en suis quitte, s’accroche-t-il à mes basques ? Comment a-t-il pu me contaminer à ce point ? Peut-être le trajet que j’ai dû faire pour l’atteindre était-il si long, si difficile, qu’il me faut du temps pour revenir vers moi-même ? Je me vois écrire à la manière d’Esterházy - à mon corps défendant. S’ensuit une période d’impuissance. Je ne pourrai plus écrire tant que je n’aurai pas complètement extirpé ce parasite de mon subconscient, et récupéré l’intégralité de mon moi-d’auteur. Cela prendra plusieurs mois...

Si je devais rencontrer un jour le traducteur d’un de mes ouvrages, je vous prie de croire que je lui en ferais voir de toutes les couleurs. Chacun son tour, après tout.

P.-S.

1. Gallimard, 1989.
2. Les citations non référencées proviennent soit du bulletin de l’Association des Traducteurs Littéraires de France " Translittérature ", soit de conversations privées.
3. Seuil, 1999.
4. Payot, coll. Voyageurs, 1991.
5. In Armand Robin, la passion du verbe, Alain Bourdon, Laffont, coll. Poètes d’aujourd’hui, 1981.
6. Gallimard, vol. 1, 1953.
7. Ibolya Virag, 1999.
8. In Notre Forteresse, la langue, 1930, recueil posthume.
9. In L’Etranger et la mort, traduit par Georges Kassai et Gilles Bellamy, In Fine, 1996.
10. 1928.

Sophie Képès a traduit du hongrois une dizaine d’ouvrages. Outre ceux mentionnés ci-dessus, citons : Les Malheureux, pièce de Milan Füst (Théâtrales, 1990) ; Cure d’ennui, écrivains hongrois autour de Sandor Ferenczi (Gallimard, coll. Connaissance de l’inconscient, 1992) ; Une Femme sur le front, récit de Alaine Polcz (Noir sur Blanc, 1995) ; Budapest vu par les écrivains (in Budapest, coll. Guides Gallimard, 1999) ; Le Froussard, pièce de Pal Békés (Théâtrales, 2001).

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