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Welfare — Les États-providence, non ceux de la fortune pour tous mais du minimum pour tous, afin de vaincre la misère causée par la Grande Dépression, accrue par une guerre atroce — il y a tout juste 70 ans... Mais encore : pour développer la démocratie. La Grande Bretagne et la France allaient gagner, des mains de ceux qui dans l’armée ou la résistance avaient âprement et terriblement combattu contre les nazis, la santé publique — la prévention en milieu scolaire et l’excellence des hôpitaux — la sécurité sociale, les services et les transports publics, l’éducation nationale gratuite et renforcée pour tous, la réduction du temps de travail, la reprise des congés payés, tout pour protéger des crises futures comme celle qui frappa les populations occidentales dans les années 30, et pour vivre avec un peu de joie de vivre partagée...

C’était un minimum vital dans les démocraties électorales des droits de l’homme à advenir superbement contre les totalitarismes et les injustices. Ceux-là même qui contribuèrent à l’instituer pensèrent que personne n’oserait jamais plus revenir en arrière...

1944-2014 : soixante dix ans tout juste, puis à l’aube de 2015 la fin de l’anniversaire, donnent à éprouver l’implacable réalité du retour en arrière social et institutionnel.

De nouveau les conséquences désastreuses de la paupérisation par l’effet du capitalisme financier et sa mobilité, les prétentions de son monde de privilégiés déliés des pactes sociaux par la spécificité même des flux virtuels aux profits exponentiels, raréfiant la circulation de la monnaie des échanges communs, consommant sans partage les richesses, et, pour en maintenir l’abus, réalisant l’attaque mortifère radicale des biens et des droits pour tous, à travers des pouvoirs en réseau depuis les hauts lieux de la formation sociale de la hiérarchie, qu’ils contrôlent et dominent.

À plus de 90 ans, Harry Leslie Smith a derrière lui une trilogie auto-biographique socialement engagée par le cœur et les récits qui concernent tous les citoyens de sa génération, et il informe les autres depuis sa naissance en 1923 jusqu’à la post-modernité, actualisant son enfance misérable, la guerre, les luttes et la prospérité qui suivit, après qu’il fut parti au Canada avec son épouse pour pouvoir gagner sa vie, et pourtant la misère de la maladie et la perte des gens aimés, car la vie heureuse c’est aussi cela : qu’elle soit brève.
Proche des partis du travail et des syndicats de la gauche radicale britanniques, resté un militant de la cause pour laquelle il s’était engagé au sortir de la guerre, avec son dernier livre Harry’s Last Stand, paru depuis un an, il fait le tour du Royaume Uni pour se battre avec ses camarades, alerter sur ce qui n’aurait jamais dû disparaître, combattre pour le restaurer, et plus encore, contre la privatisation commerciale généralisée des biens naturels vitaux, non seulement les services, mais les ressources naturelles indispensables à la vie, tels l’eau, l’air, etc...

Ici, il attend pour partir à la guerre.. en fait il sera embarqué à bord de l’Empress of Australia pour débarquer en Allemagne, où finalement cantonnant à Hambourg il connaîtra la jeune femme qui deviendra son unique épouse et la mère de ses enfants, aujourd’hui disparue ainsi qu’un de leurs fils.

Nous venons de perdre Stéphane Hessel et Raymond Aubrac, qui poursuivaient de défendre publiquement les acquis institués du programme du CNR, Les jours heureux ; tous leurs camarades ne sont pas morts, mais par la force des choses et la disparition de leur voix publique personnifiée aux yeux des nouvelles générations, à travers l’ouvrage Indignez-vous !, ils sont devenus silencieux. Les Britanniques ont encore Harry Leslie Smith, qui prévoit une nouvelle tournée activiste à partir de mars 2015. (L. D.)


Pendant Noël, nous étions confinés à la base, où nous attendions des ordres pour nous déployer sur le continent. Cependant notre traversée de la Manche avait été retardée en raison de la dernière manœuvre offensive de Hitler à l’ouest, alors qu’il tentait de reprendre le port belge d’Anvers et avait coupé la principale voie d’approvisionnement des Alliés. Il fut décidé que notre unité ne pourrait être transférée à l’étranger jusqu’à ce que la Bataille des Ardennes fût terminée, car il y avait un risque que le front occidental pût s’effondrer en raison du dernier pari militaire de la Wehrmacht.

Noël pour mon unité était une affaire sévère, consistant en petits verres de rhum servis avec notre repas dans le cabanon du mess peu décoré, à l’époque de Noël.

Une fois mon repas terminé je me levai en disant que j’allais à l’extérieur pour prendre une bouffée d’air frais. Quand je fus à l’air libre, je découvris qu’il neigeait.

Le sol semblait d’un blanc limpide eu égard à mon esprit encombré par les images mitigées des Noëls du passé qui jouaient dans ma conscience. Je me souvenais de la douleur des vacances d’autrefois, quand ma famille était affamée et ma sœur et moi dépendions de la maigre manne des subsides de l’église pour garder nos esprits lumineux. Mais en dépit de toutes ces difficultés d’antan mes souvenirs poursuivaient de revenir à l’affection et au regret d’un Noël quand j’étais tout petit garçon, réchauffé par un feu de charbon géant qui brûlait dans notre foyer, pendant que mon père jouait des cantiques de Noël sur notre piano.

« L’eau a coulé sous les ponts » murmurai-je en moi, tandis qu’aspirant de profondes bouffées de l’air vif de décembre, je me purifiais. Soudain une boule de neige me crocheta la tête.

« Viens donc, espèce de fainéant, » cria Taffy, « c’est le moment de l’exercice de tir ! »

Aux abords des cuisines mes trois autres camarades apparurent, et je tombai dans l’embuscade d’une avalanche de boules de neige.

Toujours confinés au camp, la veille du Nouvel An. Au carillon de minuit nous avons chanté en écossais « Ce n’est qu’un au revoir » et nous avons trinqué à l’année à venir. Pendant les premiers jours de Janvier devenant des semaines, dans une appréhension divisée nous avons attendu de nous déployer en Europe. Après un certain temps, nous avons pensé que notre capitaine nous avait joué une farce cruelle. En décembre il nous avait promis une mission en Europe et un plus grand rôle dans cette guerre, et maintenant c’était aussi fantaisiste que les prémonitions dans le « Désert » de [Emma] Meade. Nous avons attendu et demandé à nos sergents. Et la réponse fut : « Vous saurez quand vous le saurez. »

Donc, impatients, ignorants et inexpérimentés, nous avons attendu l’Europe. Pour l’heure, pendant que nous attendions, des nouvelles nous parvinrent selon lesquelles Varsovie avait été libérée par les Russes et qu’ils étaient sur le point de traverser la rivière Oder pour entrer sur le territoire allemand. Alors que le temps de l’ordre de notre départ pour l’Europe était décompté et nous musardions, le peuple hollandais endurant la famine créée par l’armée allemande qui battait en retraite fut réduit à manger des bulbes de tulipes et du cuir de chaussures. Pendant que nous attendions, le chaos éclatait à travers l’Europe de l’Est où les restes moribonds des forces armées de l’Allemagne nazie combattaient l’Armée Rouge russe à mort, sur un front qui s’étendait de la Baltique à Dantzig. Cependant nous concernant, à l’ouest, il y eut également un front de bataille brutal et sombre, comme nous ouvrions férocement notre chemin vers l’Allemagne à travers l’Italie et les pays de plaine.

© Harry Leslie Smith


Texte original envoyé le 20 décembre 2014 dans « 1923thebook’s Blog »
http://nblo.gs/12c5L4

Traduit par Louise Desrenards le 22 décembre et publié dans La Revue des ressources avec l’accord de l’auteur.

La Trilogie de Noël 2014 au 1er janvier 2015 par Harry Leslie Smith dans La RdR :
- La veille de Noël 1945 à Hambourg (28 décembre)
- Un Noël d’austérité en 1930 (26 décembre)
- Noël 1944 (22 décembre 2014)

P.-S.


En logo, un portrait de l’auteur en 1944. Courtesy © Harry Leslie Smith

- At Labour Conference in Sept. of 2014 (Mirror, UK).

- Harry Leslie Smith, dans The Guardian</em (UK)..

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