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Le Poteau 

lundi 21 février 2011, par Henri Cachau

En ce temps-là j’étais trop jeune pour y toucher, seul avais-je le droit, juché sur un tabouret de bar, de regarder ceux de mon équipe se laisser entreprendre par d’expertes mains féminines, mes parents auraient-ils pris connaissance des lieux dans lesquels nos dirigeants nous conduisaient, sûr qu’ils les auraient fait poursuivre pour incitation de mineur à la débauche... J’étais junior, avant l’âge requis mes talents m’avaient permis de jouer en équipe première, d’ailleurs hormis le gratifiant apprentissage retiré de ces intermèdes, ma carrière rugbystique s’en trouva d’autant écourtée par des blessures à répétition, ces salauds de gros l’abrégèrent alors que les amateurs me l’envisageaient brillante, internationale !... D’une façon tout aussi brutale j’y appris le décalogue amoureux, après ce dépucelage visuel plus rien ne m’étonnerait des pratiques sexuelles, de leurs perversions, nul besoin de Kama Soutra, de petit livre rouge : celui des coïtales positions !... Donc je n’y touchais pas, le président se fâchait après les filles souhaitant m’intégrer à leurs orgies : « Il est si mignon le petit, on le croquerait »... « Pas touche à Junior ! » leur intimait-il, ainsi étais-je prénommé, « J’en ai la responsabilité ! » ajoutait l’entraîneur, tu parles... Tout en sirotant un lait fraise, « Surtout pas d’alcool pour Junior ! » je ne perdais pas une miette de ce roboratif spectacle en principe destiné aux militaires du camp, parfois s’y joignaient des individus sortis de nulle part en cette région perdue des hautes Landes. C’est à regret une fois la sarabande close que bon dernier je regagnais le bus, avec pour unique consolation quelques bisous de la part des filles, sachant qu’une prochaine fois mon tour viendrait... Gentilles ces filles, hélas, lorsque je voulus y retourner en senior, le Poteau était redevenu désertique, les lumignons éteints, les faux saloons détériorés, seulement des pins, des pins à perte de vue... Les putes avaient regagné leurs anciens ports d’attache – un euphémisme – dans lesquels longtemps j’y recherchai leur compagnie avant d’abandonner ma quête, ceci, jusqu’à cette réminiscence d’inoubliables moments réactivés par une émission diffusée sur France-Culture, sur ce coup-là ayant pu s’annoncer France-cul... puisque trop prudes, trop hypocrites, les chroniqueurs tournèrent autour du pot (potin !), biaisèrent, en occultèrent le sujet principal : le sexe...

Le Poteau, un lieudit limitrophe des Landes et de la Gironde, situé sur la D932 entre Captieux et Roquefort, sur plus de deux décades avait bénéficié de l’installation sur ses terres d’un camp de munition américain, avec les contreparties que cette concentration de G’I’s apporta à l’économie locale. Un tel rassemblement de militaires et de civils employés au camp vite attira souteneurs et prostituées ; le long de la départementale s’érigèrent des cabanes, leurs aspects de saloons et leurs lumignons indiquant qu’il s’agissait d’un BMC (bordel militaire de campagne) amélioré ; des fleurs de macadam descendues de Bordeaux, Nantes, Paris y assuraient de rudes fins de mois, lorsque dollars, bières et sperme coulaient à flots... Rapidement ce lieudit bénéficia d’une renommée poussant les mâles du grand Sud-Ouest et d’ailleurs à venir s’y débaucher, s’y rencontraient des VRP, des routiers, des étudiants, des prolos descendus en bande, des pèlerins qui via Lourdes, assurés de s’y faire pardonner leurs péchés de chair... Redondants, comme à leur habitude excessifs ou timorés, les journalistes y rencontrèrent d’anciens élus, des commerçants d’articles de bouche, des bistrots, desquels ils enregistrèrent complaintes et plaintes : « C’était le bon temps, celui des vaches grasses ou les dollars, la bière et le sperme coulaient à flots ! » alors que ces boutiquiers et débitants, de bien braves gens à les entendre, eux aussi se payaient sur la bête, ces fausses agnelles ou professionnelles, nymphomanes ou femmes mariées y arrondissant leurs fins de mois. Par crainte d’attenter aux bonnes mœurs – de quoi prêter à rire ou à pleurer leurs préventions – ces reporters omirent de s’attarder sur l’actuelle vie de ces filles passées par ce ‘poteau d’exécution’, victimes de l’abattage, des mauvais traitements infligés par leurs souteneurs, les rapports non protégés, ceci impliquant la traite des blanches, la drogue, des sujets tabous permettant de mieux comprendre la réserve des chroniqueurs quant à ce brûlant sujet, le cul ! D’autant plus étonnant que selon Ferré il fait les comptes ronds, l’été venu assure la une des hebdos tant masculins que féminins, donc c’est volontairement qu’ils ne souhaitèrent pas rencontrer les véritables protagonistes, par leurs talents et disponibilités ayant assuré la quasi nationale renommée du lieudit. Bizarre qu’aucun d’eux, plus gaillard, plus porté sur la chose, moins cagot n’ait pensé rencontrer l’une de ces ‘ex’, susceptible de leur narrer de croustillantes anecdotes, de leur assurer une statistique des pratiques sexuelles des G’I’s, sans doute craignaient-ils un affrontement direct avec ces anciennes goules...

Parmi ces souvenirs relevés par l’émission, bien qu’éloigné de mes bases, depuis de nombreuses années Francilien, j’en ai apprécié certains, des minois, des corps, des attitudes m’ayant profondément marqué lorsque Junior j’assistais aux ébats de mes équipiers, entraîneurs et dirigeants ; nous n’étions pas les seuls, ceux du stade montois s’y arrêtaient en montant sur Bordeaux, ceux de Bègles en descendant sur Bayonne, etc. Notamment d’une prénommée Josiane, une brune piquante, d’apparence frêle, capable d’engloutir grâce à naturelles prédispositions, avançaient les connaisseurs, une équipe de rugbyman à laquelle pouvaient s’additionner ses remplaçants et accompagnateurs. Durant des mois demeurée à la tête du box-office, à corps et à cris réclamée par la majorité des mâles – facilement l’on imagine des bagarres de saloon –, ses compagnes la détestaient, n’assurant que des piges elle y joignait plaisir et espèces sonnantes, le reste du temps occupait – dixit les habitués – un emploi de coiffeuse dans une localité proche, Langon ou La Réole. Si encore de ce monde interwiévée, Josiane eut pu leur avancer des pistes, désinhibée, eut été intarissable sur l’implicite (sexplicite) sujet de l’émission, l’on comprend que face à un aussi fort tempérament, ces culs, je ne sais pas si bénis mais assurément serrés, se sentissent débordés... A des lieux elle aurait repoussé les scènes de parties fines, encensées en leur temps par la critique officielle, décrites par Catherine M..., trop intellectuelle sa masturbation d’écrivaine mal interprétant l’intensité de la jouissance orgasmique où seuls les corps exultent, le reste ne demeurant qu’insigne littérature...

...« Une nana un peu intello qui l’ouvre sur ce brûlant sujet, forcément que ça intéresse les gens, ça paraît très fashion alors qu’au fond ce n’est qu’une couillonade médiatique ! Vous voyez ce que je veux dire ? – me déclarerait l’un des retraités – Les femmes aiment autant le sexe que les hommes, il n’y a aucune raison qu’elles en aient honte, même si leur duplicité les pousse à l’occulter sous le seul aspect romantique, alors que la majorité ne pense qu’à prendre un bon coup de bite... Comme le leur assura la femme d’un ex-gardien polonais, lorsque faisant allusion à de célèbres gagneuses, et sous ses propos l’on sentait sourdre des regrets de n’avoir pas su jouir, bénéficier de la présence des amerloques, de grands enfants ajouta-t-elle, dépensant sans compter... l’éloignement... le manque de femmes !...

...« Ces filles en profitaient, certaines se sont mariées, sont parties vivre aux Etats-Unis, d’autres ont monté leur affaire : j’en connais une à Mont-de-Marsan, faut voir l’établissement, et gagné comment ? Je profite que mon polonais soit absent, car il me gronderait, honnêtement monsieur le journaliste, honnêtement ! Tout le monde savait, tout le monde en profitait, pas seulement les commerçants, même les gendarmes qui disaient rien, ils tiraient leurs coups gratis et basta ! »...

...Vous voyez ce que je veux dire ? Peuvent s’ y ajouter les déclarations de ce spectateur parisien rencontré dans les tribunes du Parc des Princes, réagissant à l’annonce d’un de ses voisins se déclarant de Captieux... Ah Le Poteau !... sûr qu’il y était passé, à savoir si avec les gars du PUC ou du Racing !... L’évidence même et ces cuculs de journalistes qui vite refermèrent la parenthèse, par crainte d’offenser l’auditeur ! Pas étonnant s’ils ne poursuivirent pas en rencontrant d’anciens michetons : automobilistes de passage, VRP, routiers, bidasses d’autres garnisons etc., se défaussèrent en arguant que ces gens-là ne souhaitaient pas témoigner, évitèrent de rechercher la Montoise, quant aux maquereaux, évidemment ils étaient soit trucidés, emprisonnés ou rangés des affaires ! »...

Josiane rugissait, bavait, tremblait de tous ses membres, implosait sous les assauts conjugués de ses amants, après un bref moment de récupération en redemandait, encore et encore... J’étais, l’on me surnommait Junior, assis sur un tabouret de bar, ma semence envahissant mon bas-ventre je ne perdais pas une miette du spectacle, je n’étais pas le seul, momentanément des professionnelles cessaient leurs activités, spectatrices malgré elles retiendraient de cette leçon son aspect plus proche du don de soi que d’un calcul tarifaire... Dès les premières prises de paroles je fus déçu, toutefois au gré de mon enquête me revinrent en mémoire les traits, les attitudes de celle que j’avais fini par oublier, m’ayant marqué au fer, puisque dans ma vie amoureuse sans cesse je rechercherai son type de femme, pour l’ayant trouvé, amèrement constater qu’aucun de ces faux sosies ne possédaient son coup de rein, je n’oserai avancer le mot de rendement quoique concernant ce récit il soit louable de l’appliquer à Josiane...

Je décidai d’aller à sa rencontre, si possible la retrouver, sur place assurer cette interview que par pruderie les journalistes n’osèrent conclure. Durant le trajet, via Bordeaux, après avoir regretté mon emballement, mes réactions de vieux clebs redécouvrant une piste oubliée, amèrement je dus constater que j’étais sexagénaire, que Josiane devait avoir... j’hésitai à lui appliquer des traits correspondant à cet âge, à la savoir ou non en vie, devenue vieille dame respectable ou respectueuse selon Sartre... qu’un demi-siècle s’était écoulé, que plus étrange les souvenirs ravivés par l’émission (tronquée) ne demandaient qu’à l’être. Depuis Langon je me dirigeai sur Roquefort pour y prendre pension avant d’entamer ce judicieux complément d’enquête, j’y incluais Captieux et dans ces villages n’y rencontrai ni élus ni commerçants ayant à l’époque, qui la mainmise sur les pouvoirs, qui sur le monde des affaires. Leur exclusif goût des honneurs et du lucre m’autorisait à les considérer comme mauvais clients des filles, ou parfois à la sauvette en remerciement d’un service bénéficiaient-ils d’une gratification, plutôt m’attachais aux attablées de vieux joueurs de belote : retraités agricoles, travailleurs du bois, résiniers, débardeurs, muletiers, ou de la fonction publique parmi lesquels j’y repérai un vieux facteur. Madré comme peut l’être un Landais, sa sacoche remplie de ragots, d’histoires de famille donc de fesses, fin connaisseur de la nature humaine et philosophe à ses heures, qui une fois sa confiance gagnée à coups de blancs limés et la mise à plat de ma démarche consécutive à l’émission radio finira par m’avancer :

...« Ah oui, les gars de France-cul... de vrais cuculs ceux-là. Visez un peu, ils sont pas venus nous ‘interviouver’, ils craignaient qu’on les prenne à contre-pieds avec leur économie locale, que les autres ils pleuraient dans les micros, que c’était le bon temps, qu’ils s’en foutaient plein les poches, y a qu’à voir leurs cabanes, du dur monsieur, de la pierre de taille dans notre région non mais, fallait avoir les moyens pour s’en payer du dur ! C’était d’économie libidinale qu’il fallait parler, et là, bernique, pas vrai les gars – s’adressant à la cantonade – sûr que leur émission aurait explosé l’applaudimètre... Quant à votre Josiane que vous dîtes... hein qu’on les connaît nous autres, les tapineuses dirons-nous régionales, car les autres, disparues, mortes au champ d’honneur ou devenues maquerelles ou abbesses, si vous vous voyez ce que je veux... Non, je vois pas, une coiffeuse, pas vraiment professionnelle... une occasionnelle... il y en eut tant... Jusqu’à des équipes de rugby qui lui passaient dessus, dîtes-vous, pas mal, pas mal ! Mais alors j’y suis, c’est pas de Josiane qu’il s’agit mais de la Josy ou de la Jo comme l’appelaient les amerloques... Hé les gars, monsieur a connu la Josy... ça s’arrose ! »... C’était l’heure de la fermeture, le cabaretier vint nous rejoindre, quoique plus jeune, lui aussi possédait son comptant d’anecdotes à livrer...

... « Monsieur est un Poteau ! Un pote selon notre jargon... nos femmes enrageaient lorsque ainsi nous nous interpellions ! »... Les tournées se succèdent, durant mon récit à diverses reprises mes compagnons s’exclamèrent, oui, oui, c’est bien ça ! me narrèrent comment ils avaient approché Josy... Il en ressortait que Josiane possédait un cul dans lequel on se perdait volontiers, y passant, selon les moyens à disposition, des heures à en goûter les moindres recoins, une volupté pouvant faire peur aux hommes, parce que trop charnelle, incontrôlée. Elle offrait une époustouflante représentation du sexe dans toute sa puissance, plus chair que chair, d’un sexe transpirant, suintant d’effluves aujourd’hui oubliés... Cependant entre réalité et fiction il me fut difficile de faire un tri, mais qu’importait pourvu que l’émotion soit au rendez-vous et Dieu sait si nous étions émus, accompagnée d’alcool la dite émotion nous ressortait par tous les pores, les yeux. La soirée s’avançant je finis par plus précisément les questionner : « Mes chers poteaux, dorénavant permettez-moi de prétendre faire partie de la confrérie, pourriez-vous, après en avoir fait l’éloge, me dire ce qu’est devenue notre chère Jo... ! »... Un silence s’établit, je craignis le pire... l’un d’eux le rompit, avec l’assentiment de ses compères poursuivit :

... « J’ai assisté au départ de la dernière section d’amerloques, tous au garde-à-vous, si vous voyez ce que je veux dire, et Jo, il s’agissait bien de votre Josiane, passant de l’un à l’autre pendant qu’un clairon jouait ‘Ce n’est qu’un au revoir’, du grand art si vous voyez... Parce que des filles il y en avait eu des tas, de super châssis, de sacrés coups, des blondes, des brunes, jusqu’à des ricaines venues assurer des piges... Eclipsées ces nanas par notre brunette, si piquante, si bandante, si... Tous les gars voulaient l’épouser, ils ne se rendaient pas compte que vite ils auraient été débordés, jusqu’à un colonel, un futur général, agenouillé il la supplia après l’avoir revêtue de sa veste à galons, du grand art Monsieur... Ensuite, comme aux journaleux de France-cul le déclarèrent les collabos – ainsi nous surnommons anciens édiles et commerçants – les affaires déclinèrent, un certain temps les jeunes, les esseulés, les « en manque » continuèrent à visiter les filles, mais leurs souteneurs n’y trouvant plus leur compte courant (ah ! ah !) ils les rapatrièrent sur leurs ports (un euphémisme) d’attache : Bordeaux, Nantes, Paris... Quant à Josiane, libre de ses actes, fidèle à notre région, sur les années soixante-dix elle épousa un vigneron de St Macaire, ils eurent deux enfants, garçon et fille, j’insiste sur le ‘ils’, vous me comprenez j’espère ? Le type s’en foutait, il est mort accidentellement en quatre-vingt-sept, renversé par son tracteur, un classique, depuis Josiane gère le chais, si ça vous dit d’y aller faire un tour !... »...

Le facteur avait dû assurer la transmission, une jeune femme m’accueillit à l’entrée du chais, vivant portrait de sa mère, aussi brune, aussi menue, aussi piquante, en la voyant je ne pus m’empêcher de prononcer le prénom Josiane, même à demi bafouillé la jeune femme comprit, un instant me dévisagea puis un sourire malicieux aux lèvres me dit : « Je vais aller vous la chercher, je pense que votre visite lui fera plaisir, vous êtes le seul a avoir osé... »... Josiane apparut marchant avec l’aide d’une canne, à son tour elle me dévisagea puis me sourit avant de me déclarer : « Nous avons vieilli Junior, le bon temps s’est éloigné, ne nous demeurent que les souvenirs ! »... Je passai une semaine dans la propriété, entre périodes de dégustation et de repos, Josiane me livra ses mémoires, j’en ai récupéré une cinquantaine de feuillets, une fois réorganisés je les transmettrai aux producteurs de France-Culture...

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