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Le canal 

jeudi 14 juin 2007, par Cezsa

Ça fait un bout de temps que j’ai pas mis les pieds sur le chemin de halage. Les arbres ont grandi. Ils ont arraché les broussailles et créé un chemin goudronné tout du long. La tête pleine de fantômes, je me concentre sur les flaques au sol, le ciel et le canal. Je me concentre si fort que je finis par la voir. Déborah. A quelques centaines de mètres, une femme immobile dans un halo de lumière. Je frotte mes paupières mouillées par la pluie. C’est un mirage, mec. Arrête. Ça fait vingt ans. Si ça se trouve, tu la reconnaîtrais même pas.
Quand même, je me mets à flipper. Tu délires. Ça peut pas être elle. Dans sa dernière lettre, elle t’annonçait son départ pour New York. Et alors ? Il y a quinze ans de ça. Elle est peut-être rentrée, ou en visite chez sa vieille, comme toi. Je me rapproche à pas lents. La femme est toujours là. Ce n’est pas une apparition. Elle regarde en direction du canal. Irrésistiblement, elle continue de m’évoquer Déborah. D’une démarche un peu vacillante, que je reconnaîtrais entre mille, elle s’avance au bord de l’eau, la pointe des pieds au-dessus du vide. Décontenancé, et de plus en plus convaincu que c’est elle, je m’arrête à quelques mètres de distance. Elle marmonne à voix basse. Elle ne m’a pas vu. Elle bascule encore un peu vers l’avant. La moitié de son corps balance mollement au dessus de l’eau, dans une position proche du déséquilibre. Inquiet, je crie :
Déborah !
Elle sursaute et, comme si elle avait entendu ma voix au dedans d’elle, tombe le cul sur la berge sans tourner la tête. Normal, je pense. Elle peut pas y croire. Doucement, je répète :
Déborah.
Elle ne bouge pas.
Déborah.
Elle incline son visage vers moi. Son regard est absent. Lentement, elle retire sa capuche. Elle revient à elle.
Salut Arnaud. Tu m’a fait peur, trouduc.
J’ai crû que t’allais te jeter à la flotte.
J’étais pas loin. - Elle passe une main dans ses cheveux, secoue la tête pour qu’ils se répartissent bien sur ses épaules et éclate de rire : T’as choisi ton moment pour débarquer, minus.
Putain, Déborah, t’es bizarre.
Rompu, je me laisse tomber à côté d’elle, avec un sentiment de tendresse fraternelle. Elle remonte sa manche et de nouveau, se penche au-dessus du canal. Elle trempe son bras dans l’eau froide.
Hou !, ça réveille, fait-elle, l’air plus présente et comment dire, plus normale. Elle sourit : j’y serais pas restée longtemps, dans cette flotte, si j’y étais tombée.
Sous le choc, je m’accroupis à côté d’elle, remonte ma manche, plonge à mon tour la main dans l’eau. Hou, ce qu’elle est froide ! C’est pas le jour pour se baigner. - Je retire ma main de l’eau, l’essuie sur mon jean - Déborah... Jamais j’aurais crû...
Tu vois, je suis toujours là.
Tu veux dire que...
Oui. Je vis là. Et toi, t’es de passage ?, interroge-t-elle.
Je passe le week-end chez mes parents.
Ils vont bien ?
Ça va. Un peu plus râleurs, un peu plus... vieux, mais ça va. Et ta mère ?
Ça va. Elle me regarde en coin : t’as mué, minus.
Minus. C’est comme ça qu’elle m’appelait quand on était gosses.

Oui. Putain, ça fait...
Vingt piges, elle dit.
Ouais, vingt piges... je répète, ahuri.
J’avais quatorze ans, vieux.
Quatorze ans...
Tu veux dire que...
Ouais, j’en ai trente quatre, confirme-t-elle en détournant les yeux, comme pour éviter mon regard.
Tu fais jeune, je dis (et c’est vrai). Tu fais beaucoup plus jeune.
Elle ricane. Et toi, vieux, ça te fait quel âge ?
Trente deux. Ouais, j’avais...
Douze ans, elle dit. T’étais qu’un mioche.
Je plonge de nouveau la main dans l’eau. Putain, ce que ça passe.
Ouais, ça passe, répète-t-elle d’une voix blanche.
On regarde l’eau noire et ses remous, et l’autre rive, en silence.
Tu revenais, de temps en temps, pas vrai.
Oui.
Pourquoi t’es jamais venu me voir ?
Je sais pas, je dis, sincèrement. Je sèche ma main sur l’autre cuisse de mon jean. Je revenais pas souvent, en fait. - Je tourne les yeux vers elle -. Toi non plus, t’es pas venue me voir.
Tu répondais pas à mes lettres.
Je sais pas écrire, Deb.
Elle scrute mon visage avec attention, sans rien dire.
Comment tu me trouves ?, je demande. J’ai vieilli, hein.
T’as toujours la même trogne. La même gueule de voyou. Ils t’ont pas redressé comme il faut, dans ton institut.
C’était un pensionnat, Deb, pas une maison de délinquants.
A mon tour, je la dévisage.
Et toi, comment tu me trouves ?, elle fait.
Jeune. J’te l’ai dit, c’est vrai, tu fais jeune. T’as pas changé. La preuve : t’es toujours sur le point de sauter à l’eau, comme quand t’avais quatorze ans.
Elle sourit, l’air triste. Gamine, elle souriait déjà à tout bout de champ.
Putain, Déborah. T’es revenue. Tu t’es mariée ?
Elle sort la main de l’eau, la plonge dans la poche de son K-Way, en extrait un mouchoir en papier, se mouche : Non, je ne suis pas mariée. Et toi, t’es marié ?
Non, enfin, je... je vis avec quelqu’un.
Ah. Tu es heureux ?
Oui. Enfin, je crois. Tu... tu viens souvent par ici ?
Elle gratte la terre mouillée du bout des doigts :
De temps en temps. Je n’étais pas venue depuis un paquet de temps. Et toi ?
Ouais, je... viens jamais.
Sacrée coïncidence.

Les jambes de son jean sont trempées. Sa frange dégouline d’eau de pluie. Elle est très mince, voire maigre, quoique plus costaud qu’à l’époque où je suis parti, avec de gros seins, bien plus gros qu’avant, d’après ce que je devine sous son K-Way. Malgré ses oripeaux et sa pâleur, ou peut-être à cause de tout cela, et aussi de la brume et de la rivière, je la trouve très belle. Je le lui dis :
T’es vraiment belle, Déborah.
Arrête, tu vas me faire pleurer, répond-elle sèchement.
Elle continue de fixer l’eau noire. Je continue de la regarder. Au bout d’un moment, elle ramasse deux petits cailloux à ses pieds et m’en jette un d’un air entendu. On ressent tous les deux un drôle de truc en se mettant debout, je veux dire qu’on a grandi depuis la dernière fois, je suis drôlement plus grand que je ne l’étais à l’époque, quoique je ne sois pas beaucoup plus grand qu’elle. Elle était beaucoup plus grande que moi.
T’as grandi, minus, elle fait. Et avec adresse, elle lance son caillou qui ricoche douze fois à la surface de l’eau.
Je siffle. Waouh ! T’as pas perdu la main.
A toi.
Je me concentre très fort. Mon caillou fait cinq ricochets. Tous les deux, on le regarde disparaître puis elle me donne un petit coup de coude, ponctué d’un rire bref, exactement comme elle faisait avant. Je frissonne. Elle bascule d’une jambe sur l’autre :
J’ai les pieds trempés.
Ouais, on se gèle.
On garde un moment le silence. Puis, elle dit :
Tu te souviens comme elle était bonne ?
Je me souviens de la chaleur de l’air et du frémissement de l’eau. De nos jeux, de nos corps, de nos excès, de nos pudeurs d’ados. Du soleil et des baisers que nous n’avons pas échangés. Des joints que nous fumions dans la barque abandonnée. Je la revois plonger du petit pont, et m’attraper à bras le corps en remontant à la surface. Je regarde le paysage détrempé : beau saccage, hein.
Tu parles.
Sa voix rauque, brisée, me fait un putain d’effet. Elle mordille sa lèvre inférieure, qui se met à saigner. Saloperie de lèvres gercées, elle dit.
Je crève d’envie de la prendre dans mes bras, mais je n’ose pas. D’un même mouvement, on se retourne. On gravit la pente pour rejoindre l’allée. Au milieu de notre ascension, elle s’arrête. Je reste planté là, au milieu du talus, à la regarder. Elle respire à pleins poumons l’air humide. Puis nous parcourrons environ trois cent mètres en silence, jusqu’aux entrepôts désaffectés et la rue qui rejoint la ville. Une rafale de vent secoue les feuillage et nous éclabousse d’eau de pluie. Elle s’arrête de nouveau et regarde à travers moi.
Qu’est-ce qui se passe ?, je dis.
Rien.
On continue le long du canal ?
Ça me tente pas trop, répond-elle. J’ai un peu froid.
OK, je dis. T’es toute pâle. Je parie que t’as rien mangé. Allons boire un coup.
OK, allons-y.
Elle fourre ses mains dans ses poches et remonte sa capuche. Elle a vraiment une drôle de touche avec ce K-Way.
Tu veux aller où ?
Le Métallo, tu te souviens ?
Bien sûr, que je me souviens.
Il est ouvert.
OK.

De forme triangulaire (scalène), avec des vitres immenses, de grands miroirs et un bar à l’ancienne, la salle a vraiment de l’allure. Le décor n’a pas changé d’un poil. Bizarrement, la patronne non plus. Je cherche le regard de Déborah, qui s’ébroue en retirant son K-Way.
La patronne a rajeuni, je lui souffle.
Elle est morte. C’est sa fille qui a pris la relève.
Non ! C’est vraiment la même.
Oui.
D’un geste gracieux, elle noue ses cheveux sur sa nuque. Je suspends mon ciré aux patères et nous choisissons une table près des fenêtres, qui couvrent le mur le plus étroit de la salle. Exception faite de deux habitués au comptoir, nous sommes seuls. Je commande un demi ; Déborah un demi et une assiette de frites.
T’es sur que t’en veux pas ?, demande-t-elle.
Non, j’ai pas faim. - Je tends la main vers l’inscription en lettres bleues sur la vitre : « Les meilleures frites du 93 ». - C’est toujours vrai ?
Hum, hum, répond Déborah. Du 93, et d’ailleurs. T’es vraiment sûr que t’en veux pas ?
T’as peur que je bouffe ton assiette ?
Je te connais.
J’adore bouffer ton assiette, je répond sur un ton excité.

Deb me contemple d’un air rêveur. Les voitures foncent comme des bolides dans la nuit. La patronne nous sert avec la même contenance bonnarde qu’avait sa mère. Au moment de trinquer, j’allume ma cigarette par le filtre. Deb rit. A la lumière artificielle, elle paraît toujours aussi juvénile - en dépit de sa mauvaise mine et des rides de crispation autour de sa bouche. Sa chair a gardé la fermeté de la jeunesse. Curieusement, elle a pas mal de boutons. Son visage est plus carré, aussi.
Vas-y, dit-elle en désignant l’assiette. A toi l’honneur.
J’enfourne une fourchette bien garnie :
Hmm, ce qu’elles sont bonnes, je m’exclame la bouche pleine. J’avais oublié. - Et, d’un ton comique : Avoue : c’est pour ça que t’es revenue.
Elle ne répond pas. Un sourire triste, énigmatique, effleure son visage.
C’est encore meilleur avec un demi, j’ajoute.
Hum. Des fois je pense que c’est tout ce qu’on a gagné en vieillissant.
Autant dire : rien, je dis
Ouais. Rien.
Mais tu n’as pas vieilli. Le temps glisse sur toi sans t’amocher.
Arrête tes conneries, minus.
Elle se mouche. On continue à manger en silence. J’avale la moitié de son assiette de frites. Elle se tape un bon tiers de mon demi. On commande une seconde tournée. Lorsque les chopes arrivent, elle dit :
Alors, tu vis avec quelqu’un ?
Oui. Ça fait... Quatre ans déjà.
Comment elle s’appelle ?
Marie.
Elle baisse les yeux. Je n’ai pas trop envie de parler de ça. Elle pioche une cigarette dans mon paquet, que j’ai posé sur la table, l’allume, tire une longue bouffée en triturant de l’autre main une mèche de ses cheveux. Elle a retrouvé des couleurs.
Tu as des enfants ?, poursuit-elle.
Non, je n’ai pas d’enfant. - Nous essayons depuis presque un an d’avoir un bébé, mais là non plus, je n’ai pas envie d’en parler.
Et toi ?
Elle hoche la tête : Non. Je n’ai pas d’enfant.
Et tu vis... ?
Elle se cale au fond de la banquette, me regarde au fond des yeux :
Chez ma mère.
Tu veux dire que...
Elle fixe un objet quelconque dans la rue : Oui, dans la même maison. La maison où j’ai grandi.
Aux dernières nouvelles, tu...
Elle ne me laisse pas finir ma phrase :
Tu te souviens de ce bar qu’elle tenait à Paris ?
Dans le XXè, c’est ça ?
Oui, Le Pélican.
Et bien ?
Et bien c’est là que je travaille. Je travaille avec elle.
Nerveusement, j’allume une cigarette. Elle déchiquète l’emballage du sucre du bout des ongles.
Voilà, tu sais tout, conclut-elle sur un ton désabusé.
Comment ça ?
Ben oui. Il n’y a rien d’autre à raconter. Vas-y, toi, raconte. Que fais-tu.
Elle a l’air tendu. Je n’ai pas envie de parler de moi. Quand même, je dis :
Je suis prof.
C’est pas vrai. T’es devenu prof ?!
Oui, j’enseigne.
Quoi ?
Les maths.
Minus. T’étais nul en maths, s’exclame-t-elle, l’air réjoui.
Ouais. Je suis devenu bon. Enfin, pas trop mauvais. Assez bon pour enseigner. Je comprends les problèmes des gamins.
Ben ça alors. Bravo, fait-elle avec chaleur.

Bizarrement, mon aveu semble l’avoir tranquillisée. Moi aussi, je me sens plus tranquille. On commande une autre tournée, elle allume une autre cigarette. D’une voix douce, je demande :
Qu’est ce qui t’as jetée dehors un jour pareil ? Je veux dire, t’as l’air d’avoir passé un moment sous la pluie...
Elle boit une longue rasade de bière et me regarde d’un drôle d’air.
J’te dis, j’y vais de temps en temps.
Au canal ?
Oui.
Elle regarde sa montre d’un air distrait. L’alcool me monte doucement à la tête. Je la revois telle que je l’ai vue tantôt, une femme hagarde penchée sur l’eau.
Et ça te met toujours dans cet état ?
Dans quel état ?, rétorque-t-elle sèchement.
T’avais pas l’air nette, tout à l’heure, je précise, un peu mal à l’aise.
Laisse tomber, tu veux.
Elle s’adosse au mur, allonge ses jambes sur la banquette, détourne son regard vers la fenêtre.
OK, pardon, je...
C’est pas très intéressant, Arnaud. C’est... très personnel.
Elle continue de regarder dehors. Sa voix s’est adoucie.
On va pas parler de la pluie et du beau temps, non ? Je veux dire que... T’étais plus que perdue dans tes pensées. T’étais carrément partie. - Je la force à me regarder - Qu’est-ce qui se passe, Deb ? T’as des ennuis ?
Pas d’ennuis, non.
Alors, quoi ? On aurait dit que t’avais rencontré un fantôme.
Je sens que j’ai touché juste. Elle tapote la nappe de sa main gauche, soupire et lâche d’une voix grave, un peu voilée :
L’été 96, tu te souviens ?
96 ? Qu’est-ce qui s’est passé en 96 ? Une petite lumière se met à clignoter sous mon crâne : C’est l’été où j’ai décroché mon CAPES... c’est l’été où tu m’as envoyé ta dernière lettre. Celle où tu me racontais que tu partais pour les Etats Unis.
Ouais. confirme-t-elle d’une voix sombre. Alors, tu t’en souviens.
Bien sûr que je m’en souviens.
Elle tousse, se redresse, croise les bras.
Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? Tu es partie ?
Elle sort un paquet de cigarettes de sa poche, le pose sur la table, attrape mon briquet, me regarde en coin :
Non, je ne suis pas partie.
Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Elle soupire :
J’ai flippé.
Quoi ?
C’est con, je sais. Mais c’est ce qui s’est passé.
Je comprends pas. T’étais pas peureuse. T’étais même intrépide. J’aurais pensé que ça t’exciterait, ce voyage.
Ouais, c’est vrai, ça m’excitait. Ça m’excitait même énormément.
Alors ?
Alors j’ai flippé.
Comment ça, t’as flippé ?
Ah, laisse tomber.
Elle se gratte entre les sourcils, se mouche, regarde son verre vide.
On remet ça ?, je dis.
OK.
Je fais un geste en direction de la patronne : Deux demis, s’il vous plaît !

La nuque renversée sur la banquette, Deb fait des ronds de fumée. Ses cheveux châtains descendent en boucles sur ses épaules. Elle a du chien. La patronne amène les verres. J’insiste : alors, pourquoi t’as flippé ? T’as eu ta bourse, non ?
Elle émet une sorte de râle :
Oui. - Ses yeux se perdent dans le vague. - J’ai reçu la réponse par la poste. Une grande enveloppe kraft. J’ai pas pu l’ouvrir tellement mes mains tremblaient. C’est ma mère qui l’a fait. C’est formidable ma chérie, je suis vraiment heureuse pour toi, elle a dit. On va fêter ça. Finalement, on n’a rien fêté du tout, mais elle semblait d’accord avec moi pour convenir qu’il fallait prendre mon billet très vite histoire de pas le payer trop cher. - Elle marque une pause, écrase sa clope, en allume une autre, - L’ambiance était pas vraiment joisse à la maison, mais je me suis jamais sentie mieux qu’à ce moment-là.

Elle s’anime et, d’un grand geste du bras, envoie valdinguer son verre au sol en arrosant mon pantalon. Son visage se contracte.

Pardon, Arnaud, désolée. Je suis maladroite.
Nan, nan, c’est rien, laisse tomber.
Attend, j’ai des kleenex. Elle me tend un mouchoir en papier. La patronne accourt avec une balayette et une pelle.
Pardon madame, répète Déborah, gênée. Attendez, je vais le faire.
Non, non, restez tranquille.
Bon sang, ce que je suis maladroite, répète Déborah.
La patronne s’en va, apporte un autre verre.
Merci beaucoup, dit Déborah.
La femme opine aimablement du chef et s’en retourne d’un pas tranquille. Deb avale une gorgée de bière, allume une autre cigarette et répète :
Je me suis jamais sentie mieux qu’à ce moment là. - Ses lèvres frémissent. - Jusqu’au jour où j’ai dit à ma mère : maman, tu crois pas qu’on devrait acheter les billets ? C’était déjà la mi-juillet, je devais être là-bas fin septembre. C’est pas le meilleur moment, elle a répondu. On a eu beaucoup de frais au printemps avec les travaux. - Elle avait entrepris de rénover le bar. - On est à sec, ma chérie. - Sa voix s’étrangle, des larmes roulent au coin de ses yeux : Je suis tombée de haut. C’était bidon, bien sûr. Je veux dire que c’était peut-être vrai, peut-être que nos comptes étaient vides, mais c’était une raison bidon.
Mais tu travaillais !, je dis. Tu aurais pu payer ton billet.
Je travaillais au bar, rectifie-t-elle, pendant les vacances. Je travaillais pour aider. Je ne touchais pas de salaire.
Elle te payait pas ?!
Non, pas à cette époque.
Tu avais vingt quatre ans ! Tu aurais pu chercher un travail !
Oui. Mais elle me tenait, avec sa patte malade, elle avait besoin de quelqu’un en salle. Avec ses problèmes d’argent, c’était difficile d’embaucher .
Ça paraît dingue, je dis.
Oui. C’est dingue.
Elle t’a jamais beaucoup poussé dans les études, non ?
Deb se mouche un grand coup :
Non. Elle s’y intéressait pas vraiment. C’était pas très important pour elle.
Alors, tu t’es pas mise en colère, ni rien ?
Je m’ suis effondrée. J’ai passé la nuit à cauchemarder. Au réveil, je suis allée au canal. - Elle marque une pause : En sortant, j’aurais mis ma main à couper que j’allais partir. J’avais bossé dur. Je désirais ça très fort, depuis longtemps. Je voulais simplement réfléchir à la manière de réunir l’argent. Mais j’ai pas pu.
Pourquoi ?
Elle a un grand geste d’impuissance :
La nostalgie. Pendant que je marchais, un tas d’images se sont mises à défiler devant mes yeux : la rue où j’ai grandi, mon lycée, mon collège, la maison où je vis avec ma mère, ma mère. Fini, tout ça, je pensais. Je pars, et c’est pour toujours. - Elle essuie ses yeux humides.- Ça me fout les boules rien que d’y penser.
Elle regarde dehors un moment sans rien dire, puis me dévisage avant de poursuivre, en pesant ses mots :
Au retour, j’ai commencé à flipper. Je pouvais plus m’imaginer à New York sans paniquer.
Comment ça ?
Je me suis mise à penser que j’arriverai pas à me débrouiller toute seule là-bas. Que j’étais pas au niveau. Que j’arriverai pas à suivre. Que je prendrai une balle perdue. Tout et n’importe quoi.
Elle s’agite sur la banquette, ricane :
Je me suis racontée des salades pour me convaincre que je ne voulais pas partir. Que j’étais faite pour vivre dans ce putain de bled. Que je serai plus heureuse ici.
Elle se met à se ronger la peau sous l’ongle de son pouce. Le sang coule. Elle suce la plaie. Ses doigts sont enflés et abîmes à la bordure des ongles. Elle poursuit d’un air pensif :
A la tombée de la nuit, je suis rentrée dîner chez ma mère. Elle n’a pas soufflé mot jusqu’à ce que je me décide à l’ouvrir. Je crois que je vais rester, j’ai dis. Je crois que je vais rester. Tu fais comme tu veux, ma chérie, elle a répondu. - Et, d’une voix sourde : Il n’en a plus jamais été question. Je n’ai jamais pris ce putain de billet, je n’ai jamais renvoyé mon dossier d’inscription.
Alors, qu’est ce que tu as fait ?
J’ai lâché la fac. J’ai continué à bosser dans le rade de ma mère, à plein temps et à longueur d’années. Et j’y suis toujours. Avec sa patte malade elle a besoin de quelqu’un pour l’aider et puis... Elle sourit faiblement : c’est fini pour moi.
Allons, je dis, à moitié convaincu : tu es jeune, tu peux tout changer.
Pas tout, non, répond-elle durement.
Plein de choses se bousculent dans la ma tête. Je la regarde bêtement, sans rien dire.
Elle jette un coup d’oeil à sa montre, se lève : il est tard, faut que j’y aille. Je travaille ce soir. Passe moi voir à l’occasion : rue de Charonne, Le Pélican.
OK, je dis, soulagé par son départ. Je viendrai.

Elle s’éloigne en claudiquant vers la porte. J’avais pas remarqué. Elle boîte. Légèrement, mais elle boîte. Elle m’apparaît telle que je l’ai vue tantôt, immobile dans la lumière. Elle s’avance au bord de l’eau. Comme dans un rêve, je la vois de l’extérieur, impuissant à intervenir. Elle tombe. Je crie. Aucun son ne sort de ma bouche. Elle coule. Je suis incapable de bouger.

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