La Revue des Ressources

La rumeur du corps 

vendredi 10 août 2012, par Noria Adel (Date de rédaction antérieure : 29 janvier 2009).

La représentation du corps loin de toute nostalgie du temps des casbahs blanches et des palais orientaux subit dans les sociétés des pays arabes et musulmans les contraintes d’une réalité sociale et culturelle très pesante. L’art y est confronté à beaucoup de tourments, particulièrement lorsqu’il aborde un sujet comme le corps. Comment se défaire alors des inconvénients que sont la religion, la tradition et la politique, lorsqu’on est un artiste issu de ses pays ? Peut-on raconter frontalement, et au présent l’individu et son corps pris dans la réalité, dans les interdits, dans la guerre, essayant de s’affirmer, dénonçant la vérité qu’il vit et la dissimulation qui l’entoure ? Ou, sommes-nous, fondamentalement, éduqués dans le mensonge et dans les non-dits ?

Dans Tableaux de la vie arabe, Slimane Ben Brahim tisse autour du tableau Les Filles de Djenn’s, d’Étienne Dinet, tout un monde de volupté et d’allusions érotico sexuelles. Que montre le tableau ? Un fleuve, des jeunes filles ailées qui s’amusent et qui le survolent de façon exaltée et joyeuse. Voici une partie du commentaire de Ben Brahim :

« …elles arrivent, portées par leurs ailes…leurs melhafas blanches clapotent entres leurs jambes…l’eau les reçoit avec tendresse, admirant leurs corps de tous cotés… mais l’adolescente, effarée, dresse ses cuisses d’ivoire, et, de ses pieds rougis par la honte ou le henné, elle cherche à repousser les attaques de cet amant indiscret…ses cuisses reluisent comme les mousses de velours des fontaines, et ses bras,…battent gaiement et furieusement à la fois cette eau téméraire qui voudrait se coucher sur les terrasses de son corps ».

Figure 1. Les filles de Djenn's.
Figure 1. Les filles de Djenn’s.

Devant l’inhibition de la langue que permettent Les filles des Djenn’s de Dinet, y aurait-il une place au même discours pour un tableau, ou un film, dont les héroïnes aux cuisses luisantes ne seraient que des femmes, et l’eau téméraire, qu’un homme ? Ou faut-il être la fille d’un djinn pour pouvoir vivre son corps ? Ces Jinns, tout droit sortis d’un rêve, nous donnent une idée du monde irréel auquel on associe encore le corps de la femme dans nos sociétés. C’est ce cadre imaginaire et fantasmagorique qui sert d’espace de vie aux corps dans la majeure partie des œuvres figuratives actuelles. Représentations orientalistes qui dépeignent inlassablement la femme comme poncifs colorés de corps sortis directement du passé, ainsi qu’était le corps de la femme avant le Déjeuner sur l’herbe de Manet (1863), ou il fallait être Venus naissante des vagues pour avoir un corps.
Il est souvent absent, costumé, dissimulé derrière une narration nostalgique, invisible, travesti et théâtralisé dans des décors qui sentent la menthe et le jasmin, l’eau de source et l’argile des jarres. La distance entre les sujets représentés et leur retour dans la réalité est niée.
Le corps est ainsi condamné à raconter les histoires des autres et rarement la sienne, il est mis en doute.

Bringing Water From The Fountain Has Nothing Romantic About It, (1991), (Chercher de l’eau à la fontaine n’a rien de romantique), installation de l’artiste Houria Niati née en 1948 à Alger et qui vit à Londres, critique les images qui montrent des femmes portant des jarres ou des charges sur leurs têtes comme images gaies d’un quotidien qui en serait ainsi plus frais et joyeux. Cette installation est composée de panneaux peints, de jarres et d’un schéma sur le sol (empreintes de pieds, mains et autres motifs).
Il n’y a effectivement rien de romantique dans cette corvée destinée à la femme et qui continue, aujourd’hui encore dans les campagnes et loin des villes, hiver comme été, de se tasser le corps à coup de jarres. Derrière ces représentations de femme à la fontaine, se tiennent, décor de rêve oblige, en arrière plan et presque invisibles, les dures tâches qu’elle doit accomplir, bien plus qu’une séduction à étaler.


2. Houria Niati, Bringing Water From Fountain Has Nothing Romantic About It, 1991.

Machine à multiples usages dont remonter le temps… au temps des sultans, comment s’y reconnaître ?

Shadafarin Ghadirian, artiste iranienne, détourne les objets ménagers et en fait des symboles d’enfermement singulièrement efficaces. Elle explore le concept d’effacement et montre la personne mise en doute. Ce n’est pas une présence imposante mais une apparition recluse. Shadafarin Ghadirian met à la place du visage, des objets, dans As Every Day, photographies, 2003, exposées à La Caravane, 6ème biennale de Sharjah (Al-Shâriqa, Emirats arabes unis). Le visage est remplacé par d’autres structures : poêle, théière, balai…etc. Des images "drôles" pour dire une triste réalité où les objets ont un corps que la femme n’a pas.

Shadafarin Ghadirian, As Every Day, 2003.
3. Shadafarin Ghadirian, As Every Day, 2003.

Pour Deleuze « le corps c’est la figure », l’absence de la figure implique, donc, l’absence du corps. Shadafarin Ghadirian dans As Every Day, semble faire le même lien entre absence de corps et absence de visage, cette « organisation spatiale structurée qui recouvre la tête ». Une absence qui accentue la désocialisation de la personne. Finalement ces tissus qui se retrouvent seuls et abandonnés à dire et à exprimer sonnent comme une résistance. Tissus foisonnants, colorés ou neutres, les voiles qu’on voit ne sont pas que ceux qu’imposent les religieux. Et le voile n’est pas que tissu. Pour certains c’est la promesse d’une liberté, pour les autres d’une oppression.
Image d’un corps voilé, celui d’une Vierge Marie mais qui porte le hayek. Self Portrait Or The Trinity est un triptyque qui montre, sur un fond neutre et blanc, l’artiste Zineb Sedira vêtue du Hayek. Pour Sedira « Self Portrait or The Virgin Mary est tout simplement une pièce qui veut rappeler à l’Occident chrétien que le voile a, aussi, existé chez les chrétiens et existe encore (voir les nonnes)… . » Dans un contexte d’actualité ce qui intéresse l’artiste « c’est la difficulté à traiter de ce sujet, surtout en Occident où le voile est constamment critiqué ». En tant que Franco-algérienne, nous retrouvons, dans cette œuvre, l’un des fondements de la chrétienté s’alliant à l’habit local d’une société musulmane. Union que permet le corps de l’artiste, lui-même mélange de deux cultures, de deux mondes, qu’elle joint par le même voile, usant de ses innombrables connotations.

L'image la plus répandue de la Vierge Marie
4. L’image la plus répandue de la Vierge Marie

Zineb Sedira, Self Portrait Or The VIrgin Mary 100x150, 2001.
5. Zineb Sedira, Self Portrait Or The VIrgin Mary 100x150, 2001.

Cela nous amène à penser que ce qui sépare ces deux mondes, dans ce cas, la religion, peut être, aussi, ce qui les rassemble. Qu’il soit un choix que dicte la ferveur et la foi ou une obligation qu’imposent la tradition et les habitudes, a-t-il le pouvoir de faire nier le corps ?

Lida Abdul. Née en 1973 à Kaboul en Afghanistan expose Global Porn, à la biennale de Sharjah. À propos de cette œuvre elle dit :« Elles ont le désir de parler, comme si tout devait être dit en même temps ; les sons de chaque mot s’expriment simultanément mais me sont compréhensibles. Il y a un certain automatisme en ce qui les concerne comme je suis sûre qu’il doit y en avoir un pour tout véritable témoignage. Peut-être ai-je tort, mais je suis convaincue que le corps a sa propre banque de mémoire que le cerveau ne peut toujours utiliser. Ceci est, pour moi, le paradoxe, la pornographie d’un acte nécessaire qui requerrait de certaines femmes de tout révéler, tout, pour réellement savoir si elles ont souffert . »
« Tout révéler, tout pour réellement savoir si elles ont souffert », Abdul veut découvrir le corps pour révéler ses bleus. Mais, elle ne montre pas réellement le corps, elle fait allusion à ses besoins sexuels. Dans Global Porn, Abdul entame sa quête du corps par la bouche : « Elles ont le désir de parler », dit-elle. L’organe de la parole, Abdul en fait un accès dégoulinant de miel, où la langue est maculée d’un aliment couleur or, pleine, interdisant quelconque mot.

6.Lida Abdul, Global Porn, 2002.
6.Lida Abdul, Global Porn, 2002.

Sans parole, la bouche retrouve un autre comportement, elle recouvre une corporéité que la parole empêche de dévoiler. C’est une mémoire physique de la bouche que « le cerveau ne peut toujours utiliser », car si la voix sort de la bouche pour atteindre l’oreille de l’autre et ainsi son entendement mental, de la bouche sort aussi le souffle qui atteint l’autre lorsque celle-ci l’explore. Ce sont là deux langages différents mais indéniables. Dans cette œuvre, il y a la convergence de la locution, de la nourriture et du plaisir sexuel. « Le sexe et la nourriture, voilà les deux besoins fondamentaux de l’homme. » dit Daniel Spoerri en parlant de ses tableaux pièges dont la matière première était la nourriture. Abdul passe par la nourriture pour parler de sexe. L’artiste, la langue tirée et dégoulinante offre ses faims, de la parole, du sexe, de la vie, au regard des autres, dans un visage aux traits sûrs et durs. Un visage qui n’a que le souci de soi, qui s’exprime effrontément, naturellement bien qu’entouré d’un voile.
Cette frontalité par rapport au sujet abordé, se manifeste comme un « automatisme », un naturel du corps qui tend normalement vers ses besoins, par une sorte de « banque de mémoire ». Par mémoire du corps, il s’agirait de dire, les façons qu’a ce dernier, de se rappeler son vécu, ses acquis, son passé. Sortes de réminiscences qui surgissent spontanément dans des actes ou des envies d’actes qu’il aurait et qui ne connaîtraient aucune entrave à leurs déploiements, ni les voiles, ni ceux qui les tissent.
De ce fait, le voile ne recouvre pas toujours un corps sans vie. Le voile n’a pas le pouvoir d’effacer ou de contrôler la mémoire du corps, qui sait naturellement ce qu’il veut. Cependant, le corps peut-il réaliser ce qu’il veut ? Si la langue est tirée, et que le regard ose, Abdul de noir habillée, est voilée. Global Porn montre que le corps dans le voile n’est pas à l’agonie. Elle pousserait avec son visage aux intonations obscènes, à réfléchir sur le pouvoir de la foi que suppose prouver le port du voile. Au présumé pouvoir qu’a celui-ci à faire nier le corps, car s’il y a une chose que l’artiste ne nie pas c’est bien l’appétit malgré le poids de l’interdit.
Ainsi, le voile recouvre un corps, et la perception du corps et la conscience de ses limites passe par la peau ; organe du toucher, il renvoie, aussi, à l’interdiction de toucher. Cet organe manque au regard.
Adel Abdessemed est un artiste algérien né en 1971 à Constantine. Il travaille et vit à Berlin. Nous citerons, particulièrement, une œuvre de cet artiste, où il exploite l’image du corps et de la peau, Real Time.

Real Time, cette performance, est un foisonnement de corps. Elle montre des couples faisant l’amour, dans une galerie, devant un public. Cette performance rappelle ce qu’avaient fait les artistes du Body Art. Ces oeuvres remettaient en question le principe d’exposition, les limites entre le spectateur et l’œuvre, ainsi que le statut même de l’œuvre. Un brin provocateurs, les artistes du Body Art inscrivaient leur travail dans une continuité logique. Mais s’agissant de Abdessemed, Real Time est une œuvre bien difficile à cerner.
Real Time, est-elle une tentative radicale de dépasser une fois pour toutes les interdits ? Une manière foncière d’en finir avec tous les obstacles, et toutes les barrières ? À un niveau personnel, il semble bien évident que l’artiste ait réussi à libérer son travail de toute censure.

Adel Abdessemed, Real Time, 2001.

7. Adel Abdessemed, Real Time, 2001.

Représenter le corps demande pour ces artistes d’aller au-delà pour arriver à un corps médium, support d’expression qui raconte l’homme sans le réifier, pour désacraliser le corps sans pour autant désacraliser l’homme.
Mais ce qui semble important à signaler, c’est que dans notre société, l’interdit est sélectif. Lorsque aujourd’hui le public sort des salles de cinéma satisfait de voir des films américains, avec leur lot de sexe et de violence, on s’étonne qu’en revanche, en voyant du sexe et de la violence dans un film, par exemple algérien, ce même public se dise choqué et crie à l’immoralité. Pourquoi ? C’est, peut-être là, ce qui justifierait leur conduite devant ce qu’ils ont vu, ou devant ceux qui ont été témoins de leurs "outrages", de l’acceptation des transgressions des sujets les plus tabous. C’est peut-être aussi que ces films n’ont pas su raconter par l’image, une histoire telle qu’ils voudraient s’y voir. Où se trouve l’indécence ? Serait-elle dans l’interprétation très souvent inavouée qu’en fait le regard de l’autre ? Peut-on laisser une ouverture d’interprétation vers autre chose que la sexualité avec du nu ?

Le public ne se reconnaît pas dans ces films et ne semble pas prêt à se voir tel qu’il est, c’est-à-dire comme les autres. Il préfère se voiler la face et accuser ces autres de faire partie d’un immense complot étranger visant à donner une fausse image du pays. Ces films qui osent bousculer les Algériens, sont financés, pour la plupart par des étrangers, plus précisément des Français. Ces derniers continuent à susciter la méfiance et à être dans la mémoire collective, les descendants des colonisateurs, qui donnèrent des noms d’oiseaux aux Algériens pour effacer leurs origines. Aujourd’hui, ces mêmes étrangers sont vus comme de nouveaux colonisateurs voulant brouiller notre image et donner, cette fois, des corps d’oiseaux, des corps souillés, aux personnages des films, et, ainsi, une image fausse de nous-mêmes.

Est-ce vrai ? Les artistes vendent-ils, ou plutôt achètent-ils ces petites révolutions aux prix d’infidèles images de ce qu’ils disent être vrai ? Peut-on montrer les états du corps sans être diminué par une critique qui n’existe pas, et un public faussement puritain ? Qui décrit la prostitution ou l’homosexualité comme "phénomènes" intrus à la société, alors qu’il n’en est rien. Ces "phénomènes" ont toujours existé et, cela, dans toutes les sociétés du monde. La religion n’y a jamais rien changé.

Ces commentaires sont surtout l’écho des faux-semblants d’une société qui se croit garante de la vertu parce que musulmane et qui s’agrippe à une tradition sèche et immuable tout en consommant frénétiquement la modernité au sens matériel.

Un exemple, le film Viva Laldjérie.

« 27 ans, pas vierge, deux fois avortée et une mère danseuse », c’est ainsi que se définit le personnage de Goussem dans Viva Laldjérie, film de Nadir Mokneche, sorti en 2004. Les personnages de ce film sont confrontés à un décalage entre l’image qu’ils renvoient, et celle que voudrait voir le public. Le corps, et surtout celui de la femme, y est dépeint comme pouvant se libérer de toutes les contraintes dont il aurait hérité.

Rescapée avec sa mère du terrorisme, l’héroïne se retrouve à Alger découvrant le monde de la nuit et s’y adonnant sans retenue. Elle vit sa sexualité en toute liberté, sans se soucier du monde. À plusieurs reprises, notamment, au début du film, on y voit du nu, lorsque le réalisateur donne à voir dans un plan fixe Goussem et son amant faisant l’amour, puis le corps de celle-ci, sourire aux lèvres et cigarette aux doigts. Ces images ont provoqué beaucoup de critiques et ont, malheureusement, mis de l’ombre sur le reste.

À propos de Viva Laldjerie, l’intervention des internautes sur le forum du site allociné.com nous livre deux visions différentes : l’une appuie le film et applaudit les sujets abordés les citant comme reflet d’un vécu trop longtemps occulté ; et l’autre déplore que l’on ait donné une telle image de l’Algérie, ou plutôt, d’Alger :

« …Tout d’abord, il devrait avoir pour titre "Viva Laldjérie Française" parce que personne n’y parle algérien : tous les dialogues sont en français. L’Algérie est devenue Algérie Française en 2004 grâce à ce film ! La (pseudo) histoire du film est un amalgame de fantaisies orientalistes sur l’Algérie, dont l’une des plus communes est cette vieille image de femmes musulmanes/arabes qui sont, en réalité, des putains sous leur voiles et leur djellabas… »

Comme le remarque cet internaute, le film est tourné en français. Pourquoi ? Selon son réalisateur, c’est parce que « la première chose est qu’actuellement en Algérie, il existe un manque de comédiens. Loubna Azebal est marocaine, Lounes Tazaïrt ne parle que le kabyle, donc nous avons opté pour le français. Même si l’Algérie ne fait pas partie de la francophonie, elle est le deuxième pays francophone au monde après le Québec. Et pour exporter le film, il faut une belle histoire avec un bon niveau et les conventions de financement entrent en jeu. »

Un autre pense que c’est « une fiction remarquable et juste sur la condition féminine en Algérie. Entre traditions et modernités, entre intégrisme et ouverture sur le monde, les 3 protagonistes magnifiquement interprétés se veulent en quête d’une identité toujours à reconstruire…La force du film réside sans conteste dans la volonté de Nadir Moknèche de rompre avec tous les clichés éculés sur la femme soumise dans la culture musulmane. Trois destins, trois choix de vie se croisent, comme pour nous dire qu’il n’y a pas de vérités unidimensionnelles...en Algérie non plus ».

Malgré ce réel problème de langue et l’invraisemblable mobilité du personnage principal, le film a la volonté de dévoiler les corps et les vies souterraines que sont entre autres, celles d’une prostituée ou d’un homosexuel en quête d’identité. Si ces individualités semblent secondaires et en retrait par rapport à ce que vit le personnage principal, il n’en demeure pas moins important de citer leur présence à l’écran, même si leur approche semble légère, et leur présence dans l’histoire donne l’impression que le film est une liste où sont assemblés, de bout en bout des mots comme : cabaret, putain, whisky…etc. On déplore, alors, qu’un sujet comme l’homosexualité soit juste un passage en bribes qui se termine dans un tunnel et qui s’est fait éclipser par la reconquête du Copa Cabana.

Ce qui a fait sortir les gens des salles de cinéma, c’est le fait de voir un corps, un vrai, celui d’une femme, là où toutes le femmes sont d’éventuelles soeurs, mères, cousines et autres. Donc voilà une sexualité assumée dans une société qui s’acharne à la nier au sein même du couple. Cette sexualité est vue comme une déviation, alors que loin des regards le sexe s’achète et se vend comme tout le reste.
Peut-on aller au-delà de l’image pour raconter et dire autre chose que le corps lui-même.

Le corps pour dire la distance et l’exil.

La majeure partie du travail de Mona Hatoum est issue et parle de l’exil et de l’exode, cette séparation, ce déracinement forcé qui provoque tant de blessures et de conflits sociaux. Les violences changent de noms, mais ce qui reste constant, ce sont les victimes qui vivent, dans leurs chairs, le poids de la séparation. Œuvre engagée et autobiographique, l’artiste tente d’y raconter à travers les souffrances du corps, souvent son propre corps, les souffrances des autres. L’engagement physique de l’artiste parlent de ses enfermements.
Il s’agit de parler de Measures Of Distance.
Measures Of Distance est composée de deux parties, une partie son et une autre vidéo. La calligraphie qui recouvre l’écran n’est autre que la correspondance de l’artiste avec sa mère qui vit à Beyrouth. Ces lettres racontent la séparation des deux femmes, mais aussi leurs rapprochements. Séparations physiques que l’écriture et la voix permettent de dépasser. La voix, autre élément important de la vidéo. Le son donne à entendre des conversations entre les deux femmes, ainsi que la traduction des lettres en anglais. Les lettres qui recouvrent le corps forment un tatouage fictif qui dissimule partiellement l’image. Cette œuvre dit la douleur de l’exil qui se ressent dans la chair, dans le corps. La voix, l’écriture, le corps, sont les éléments qui servent de support à la narration de la séparation. Mais ce sont aussi les éléments qui permettent la rencontre et le dépassement des distances.

Mona Hatoum, Measures Of Distance, 1988, couleur, 15 min, anglais.
Mona Hatoum, Measures Of Distance, 1988, couleur, 15 min, anglais.
8. Mona Hatoum, Measures Of Distance, 1988, couleur, 15 min, anglais.

La poétesse iranienne Forough Farokhzâd dans Poème d’amour tiré du recueil Une autre naissance s’inscrit dans son temps et arrive à soustraire ses sens et ses sensations de celles des cartes postales et des contes :

Mon corps a pris le goût de l’étreinte…
Mes pommettes brûlent de désir…
Les lignes de ton corps forment mon vêtement…

Ou encore Péché où elle dit :

J’ai péché, péché dans le plaisir,
Dans des bras chauds et enflammés.
J’ai péché dans des bras de fer,
Brûlants et rancuniers.
Dans ce lieu solitaire, sombre et muet
Ses yeux remplis de mystères, j’ai regardé
Et des supplications de ses yeux,
Mon cœur impatiemment a tremblé.
Dans ce lieu solitaire, sombre et muet,
Je me suis assise près de lui, agitée.
Ses lèvres ont versé l’envie sur mes lèvres.
De la tristesse de mon cœur fou, je me suis libérée.
A l’oreille, l’histoire d’amour, je lui ai racontée.
Je te veux mon bien-aimé !
Je te veux toi dont les bras sont vivifiants
Je te veux toi mon amoureux fou !
L’envie alluma des flammes dans son regard,
Le vin rouge dansa dans le verre,
Et sur le lit doux, mon corps,
Ivre de volupté, trembla sur sa poitrine.
J’ai péché, péché dans le plaisir,
Près d’un corps tremblant et évanoui.
Dieu ! Je ne sais ce que j’ai fait
Dans ce lieu solitaire, sombre et muet…

C’est un cri sensuel qui ébranle les murs et disperse les voiles et leur présumé pouvoir à faire nier le corps.

Dans une société qui souffre de dédoublement, il est difficile de donner un exposé clair de ce que nous sommes, et ce que nous voulons être en tant que citoyens et artistes. Dans nos sociétés, l’art vit une crise humaine et intellectuelle qui l’écrase totalement et l’empêche d’avancer. Cette crise vécue à tous les niveaux asphyxie les choix, et restreint les espaces d’expression à des notions mesurables, régies par des systèmes que valide un état de schizophrénie générale. Ainsi prises entre une tradition trop présente et une consommation passive de la modernité, les libertés individuelles restent figées et gelées, empêchant tout réel élan créatif.

L’art est un produit de la liberté humaine et celle « des artistes en particulier… fut conquise par un humanisme sur une théologie. C’est une libération. C’est pourquoi l’art n’est pas un trait d’espèce mais de civilisation » censé traduire ses préoccupations de façon directe, sans détours ni allusions. Mais il semble qu’un colonialisme en remplace un autre lorsque la liberté est pensée comme l’équivalent de l’amoralité et non pas comme un droit. Choisir de représenter l’homme actuel et son corps c’est inscrire l’art dans la vie sociale, c’est-à-dire dans la vraie vie. La société arabe n’est pas plus différente de toute autre société. Elle n’est pas un modèle de vertu ou de morale, donc il est contradictoire de créer, et d’imposer des zones prohibées au nom de la morale, ou de la religion, lorsqu’en vérité, tout est permis à condition que rien ne soit vu. Et c’est ce rapport au regard, à son interdiction, qui donne naissance à des corps sous écrous, face à ceux qui les emprisonnent dans la nostalgie, la prison sociale, les clôtures religieuses. Cet emprisonnement se lit clairement dans la majeure partie de la production artistique actuelle qui s’entête à nier l’image réelle de l’individu et lui préfère l’illusion des cartes postales.
Le corps comme support d’expression et comme sujet de cette expression peut servir à montrer l’individu non plus comme il se voit ou voudrait se voir, mais plutôt comme il s’interdit de se voir. Montrer ses états occultés et ignorés, et sa réalité voilée, sa mise à l’écart sociale que nul ne veut voir ou vivre.

Faire du corps, non pas un objet, mais un sujet !

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