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La dame aux sangliers 

jeudi 14 septembre 2006, par Elisabeth Poulet

J’ai connu la dame aux sangliers lorsque j’étais enfant et j’eus même (fait très exceptionnel !) la permission maternelle de séjourner chez elle. Pendant le court laps de temps qui me fut laissé, j’observais à loisir cette femme surprenante qui marqua fortement mon imagination enfantine.
Je devais avoir sept ou huit ans lors de cette aventure. La présence de deux garçons de mon âge n’était pas pour rien dans mon désir de passer un peu de temps à la campagne, mais ils n’étaient pas pour autant ma principale préoccupation. Toute mon attention était dirigée vers Elle. Je dois avouer qu’elle me faisait un peu peur, avec sa haute stature, assez inhabituelle pour une femme, sa corpulence, ses sourcils fournis et très noirs, son abondante chevelure qu’elle nouait à la hâte, et surtout son rire, qui montait graduellement jusqu’à devenir tonitruant.
Dans cette maison campagnarde à étage, posée à la lisière d’une épaisse forêt, où régnaient le bonheur de vivre, la simplicité et « la bonne franquette », les horaires n’existaient pas, les repas se prenaient quand la faim se faisait sentir, parfois debout, sur le coin de la table mal débarrassée. Lorsque nous tombions de sommeil après une journée de courses effrénées, d’émotions et de rires, on nous mettait au lit, sans nous réveiller pour nous laver. Il va sans dire que j’appréciai cette nouveauté dans mon existence et que je me contentai sans problème d’un débarbouillage matinal.
Juste à côté de la maison, un enclos abritait des bêtes affreuses, d’une monstruosité repoussante : des sangliers. Il devait y en avoir au moins huit, sans compter les petits qui portaient le même nom que mes chaussures, comme c’était étonnant ! Les deux garçons et moi étions fascinés par les sangliers et venions souvent les épier, pleins de curiosité et de crainte. Nous les excitions en tapant sur la clôture avec un bâton. Lorsqu’une des bêtes s’approchait et chargeait, venant écraser son boutoir contre l’épais grillage, nous lâchions le bâton de peur et prenions nos jambes à nos cous. Sans nous retourner, nous filions jusqu’à la forêt et, épuisés, heureux de nous en être sortis à si bon compte, nous éclations de rire.
Mais la dame aux sangliers, Elle, vénérait ses bêtes. Elle aimait leur puissance et les faisait courir dans l’enclos, s’extasiant de leurs prouesses, les encourageant par la voix à augmenter leur vitesse, à former des cercles toujours plus restreints. Je frémissais lorsqu’Elle entrait, seule, sans même un bâton, dans l’arène. Munie d’un seau dans lequel elle avait déposé navets et choux, elle entrait d’un pas débonnaire et appelait ses « petits amours ». Les horribles bêtes s’avançaient alors, d’une démarche toujours lourde mais néanmoins différente, presque gracieuse, et s’arrêtaient devant Elle. Ils éclataient alors en bavardages compliqués qui l’émerveillaient (et que nous trouvions abominables !) et fouissaient le sol avec une rage contenue. Souriante, elle leur parlait, plaisantait avec eux tout en leur tendant les moitiés de choux et les gros navets jaunes, avec autant de naturel que moi en train de donner un morceau de gigôt à mon chat !
La nuit, je faisais des cauchemars d’où les sangliers n’étaient jamais absents. Je les voyais, grognant, bavant, se ruer sur Elle qui riait, et les laissait la dévorer. Une fois, j’ai rêvé qu’un sanglier, debout sur ses pattes arrière, m’attendait à la cuisine, les pinces aux hanches, vêtu de son tablier et m’offrait un morceau de ses jambons !
Personne d’autre qu’elle n’entrait dans l’enclos. Même son compagnon ne s’y risquait pas et se contentait de jeter la nourriture aux monstres par-dessus la clôture quand elle était en courses ou s’était trop attardée chez une voisine. Elle ne manquait jamais d’aller leur souhaiter une bonne nuit et leur envoyait des baisers.
Parfois, il arrivait qu’on tuât un sanglier. Curieusement, ce jour-là, elle n’était pas triste. Je l’avais imaginée pleurant, en grand deuil, derrière la dépouille de son bien-aimé sanglier, se mouchant bruyamment et chantant les louanges de cette bête exceptionnelle. Ce jour-là, au contraire, elle rayonnait et nous expliquait, à ses garçons et à moi, comment nous allions nous régaler. Je n’imaginais pas pouvoir avaler une bouchée de cette hideuse viande (j’ignorais que le délicieux jambon qui pendait à la cuisine et dans lequel nous faisions régulièrement des entailles était de sanglier !), et j’affirmais que j’allais sûrement vomir si on me forçait à manger ça. Elle me regardait de ses yeux perçants, qu’elle avait très noirs, et riait, riait, si fort que son grand corps en était tout agité de violentes secousses qui m’épouvantaient. J’avais peur qu’elle ne meure de rire.
Le jour où elle entreprit de cuisiner une de ses bêtes, les garçons et moi nous tenions, effrayés, tour à tour derrière la porte infernale, et sous la fenêtre. Nous faisions mine de ne pas nous intéresser le moins du monde à ce qui se passait dans la cuisine, mais ne pouvions nous empêcher d’en parler, de revenir aux endroits sus mentionnés et d’imaginer des choses effrayantes. Nous entendions parfaitement qu’elle découpait, hachait, et étions pris d’une terreur respectueuse envers celle qui accomplissait un tel exploit. Installés sous la fenêtre avec un gros paquet de chips (elle avait oublié de nous donner à manger ce jour-là et l’accès à la cuisine nous était interdit) et des bonbons de toutes les couleurs, nous respirions les odeurs qui montaient de l’antre magique et un fumet délicieux ne tarda pas à nous chatouiller les narines.
Le lendemain, triomphante, elle apportait sur la table (nettoyée et revêtue d’une nappe pour l’occasion), une terrine de sanglier dont la seule évocation me met encore l’eau à la bouche ! Je la revois, le visage rond et rose, les yeux pétillants, déposer dans mon assiette une large tranche de terrine, en me disant : « Tiens, petite, tu m’en diras des nouvelles ! » Mon appétit la renseigna mieux que des mots sur l’excellence de son plat : je repris au moins trois tranches de terrine de sanglier, maniant vigoureusement ma fourchette, et plongeant hardiment les grands ciseaux de bois dans le bocal de cornichons. Les garçons mangeaient goulûment, sans relever la tête de leur assiette. Quant à elle, ses bonnes dents mastiquaient avec vigueur un de ses « petits amours » qu’elle cajôlait encore quelques jours auparavant.
Ensuite, vint ce qu’elle appelait « le petit bijou », autrement dit le civet. Elle expliqua qu’il devait être à point car le sang de la bête était tout frais. J’eus un haut-le-cœur, vite réprimé cependant, et m’étonnai qu’on puisse manger du sang. Naïvement, je demandai si on pouvait aussi préparer du civet avec du sang humain. Elle échangea un sourire de connivence avec son compagnon et celui-ci m’assura que c’était parfaitement possible, que d’ailleurs, pendant la guerre, il en avait mangé du fameux, mais désormais c’était plus compliqué, on n’avait pas l’autorisation. Je soupirai, vaguement rassurée. Pendant ce temps, elle avait empli mon assiette et des morceaux de sanglier nageaient dans une sauce brune qui, ma foi, sentait rudement bon. N’écoutant que mes narines, je goûtais le plat. C’était délicieux, mais je gardai ma préférence à la terrine. Ayant terminé mon assiette, je demandai où était le dessert de sanglier, ce qui ne manqua pas de la faire rire aux larmes.
Sur le point de partir, elle me demanda si j’avais encore peur des sangliers. Bravement, je répondis que non, et que j’avais été très heureuse de faire leur connaissance. Elle rit, me prit par la main et me conduisit vers l’enclos. J’avais le sentiment très net d’avoir dit une bêtise et la peur me gagna pendant que je marchais avec elle vers les monstres. Elle entra d’abord seule, armée d’un bâton et fit sortir tous les sangliers, excepté une femelle en gésine. Elle m’appela avec un sourire et un petit geste de la main. Je m’avançai, effrayée mais en même temps très attirée. J’avais l’impression d’être au zoo et de pénétrer dans la cage des fauves. Elle me prit la main et la dirigea vers l’encolure de la bête. Celle-ci me lança un regard de myope, dénué d’agressivité. Je sentis sous ma main le poil rugueux de l’animal, ce qu’on appelait des soies. Heureuse, je levai mes yeux vers Elle qui me regardait sans rien dire, avec une expression concentrée que je ne lui connaissais pas. Elle m’expliqua qu’il ne fallait pas avoir peur de la nature, et qu’il était essentiel de respecter les bêtes, comme elle le faisait, elle, avec ses sangliers. « Mais pourtant, tu les manges ! », lui dis-je avec des larmes dans les yeux. Et elle me répondit en chuchotant que c’était parce qu’elle les aimait trop.

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