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L’hypertexte : haut lieu de l’intertexte 

jeudi 31 octobre 2002, par Olivier Ertzscheid

1. Le texte et ses nouvelles modalités.

"L’omniprésence du discours humain pourra peut-être un jour être embrassée au ciel ouvert d’une omnicommunication de son texte." Jacques Lacan. Cité par [Bougnoux 93 p. 319]

Les civilisations du livre reposent sur des textes. Ces textes font autorité. Cette autorité est fondée par la légitimité du Livre. Il s’agit d’un cercle vertueux qui s’auto-entretient. Il en va tout autrement pour la civilisation du texte. Le texte ne repose plus - ou plus exclusivement - sur le livre. Et si son autorité ne peut jamais être vraiment contestée, c’est avant tout parce qu’elle n’est jamais vraiment construite. Il faut pourtant s’efforcer de repenser non pas le texte - qui en tant qu’objet ou idée ne souffre aucune transformation ontologique -, mais plutôt le rapport à la réalité que recouvre le tissu de significations qui le constitue.

Comme Chartier et d’autres l’ont montré, l’environnement, le support, les modalités d’inscription du texte ne sont jamais neutres mais bien essentielles dans ces relations qui unissent la connaissance que les hommes ont des textes et les connaissances que les textes donnent aux hommes. On se souviendra en effet que :

"La représentation électronique des textes modifie totalement leur condition : à la matérialité du livre, elle substitue l’immatérialité de textes sans lieu propre ; aux relations de contiguïté établies dans l’objet imprimé, elle oppose la libre composition de fragments indéfiniment manipulables ; à la saisie immédiate de la totalité de l’œuvre, rendue visible par l’objet qui la contient, elle fait succéder la navigation au très long cours dans des archipels textuels sans rives ni bornes. (...) En cela elle n’a qu’un seul précédent dans le monde occidental : la substitution du codex au volumen, du livre composé de cahiers assemblés au livre en forme de rouleau aux premiers siècles de l’ère chrétienne. (...) Ce n’est qu’à partir du IVème voire du Vème siècle que les codex grossissent, absorbant le contenu de plusieurs rouleaux. (...) Le codex autorise un plus facile repérage et un plus aisé maniement du texte : il rend possible la pagination, l’établissement d’index et de concordances, la comparaison d’un passage avec un autre, ou encore la traversée du livre en son entier par le lecteur qui le feuillette. De là, l’adaptation de la forme nouvelle du livre aux besoins textuels propres au christianisme : à savoir, la confrontation des Évangiles et la mobilisation, aux fins de la prédication, du culte ou de la prière, de citations de la Parole sacrée." [Chartier 96 p.32]

Plusieurs chemins s’offrent alors pour penser aux transformations qu’occasionne cette mutation du support de l’inscription qui est l’un des aspects de la nature numérique de l’hypertexte. Le premier de ces chemins est celui de l’analyse structurale qui fait du texte un paradigme que caractérise :

"1. la fixation de la signification, 2. sa dissociation d’avec l’intention mentale de l’auteur, 3. le déploiement de références non ostensives et, 4. l’éventail universel de ses destinataires. " [Molino 89 p.36]

Pourtant, dans cette liste, chacun des ancrages paradigmatiques que l’analyse structurale permet d’offrir pose la question transverse du support. Où fixer la signification ? Par quel biais atteindre l’éventail universel de ses destinataires ? Comment marquer, comment inscrire, la dissociation du texte avec celle de l’intention mentale de son auteur ?

Pour autant, l’autre chemin qui consiste à envisager la question du support comme élément suffisant pour l’établissement d’une typologie, ne résiste pas davantage à l’analyse. Cette perspective choisie, entre autres, par [Burrows 97] ne permet d’isoler qu’une série d’éléments d’ordre "archivistique" au sens le plus pauvre du terme, puisqu’elle ne prend en compte, pour qualifier le texte électronique, aucune des possibilités spécifiques offertes par l’hypertexte. [Burrows 97] choisit ainsi de retenir comme base de sa typologie, des critères qui ne sont qu’une transposition d’un support (papier) vers un autre (numérique) :

"le marquage employé (…), la limite dans laquelle l’édition est dépendante d’un logiciel spécifique (…), la méthode de distribution ou de publication (…), la structure d’ensemble ou l’architecture de l’édition (…), le type d’édition […]."

La seule conclusion à laquelle ces critères permettent d’aboutir est l’affirmation selon laquelle " L’éclectisme est inhérent au format électronique et devrait persister pour un temps considérable (sic)."

Le premier à affirmer d’un point de vue critique, comme fait littéraire originel, le rapport d’interdépendance existant entre des significations plurielles et des textes plurivoques, est Barthes. Aux outils méthodologiques d’analyse du texte il apporte - notamment - l’idée de lexie.

"Le signifiant tuteur sera découpé en une suite de courts fragments contigus, qu’on appellera ici des lexies, puisque ce sont des unités de lecture. (…) La lexie comprendra tantôt peu de mots, tantôt quelques phrases ; ce sera affaire de commodité : il suffira qu’elle soit le meilleur espace possible où l’on puisse observer le sens (…)" [Barthes 70 p.18]

Avec l’annexion de la lexie par l’hypertexte, celle-ci demeure le "meilleur espace possible", mais elle acquiert, du même coup son indépendance vis-à-vis de la notion "d’unité de lecture", du fait de la nature aléatoire et non prévisible de cette dernière dans un contexte hypertextuel. Chez Barthes, la notion de lexie apparaît dans le sillage de ce qu’il appelle le "texte étoilé" (p.18), ce "signifiant tuteur" : celui-ci est encore une origine, un repère stable et fixe, même s’il tend à se dissoudre dans la masse de ses fragmentations successives et subjectives. Ce qui fait de la lexie l’une des modalités essentielles de la manifestation hypertextuelle des textes, c’est qu’elle est un fragment - une partie d’un tout - mais un fragment autonome, c’est-à-dire n’existant que dans le cadre d’un tout qui le dépasse, mais ne nécessitant pas, pour exister en tant que fragment, de connaître ce tout ou d’entretenir avec lui des rapports explicites. Un fragment qui revendique son déni d’origine.

L’intuition de Barthes de l’existence d’îlots de signifiance autonomes et n’existant paradoxalement que dans une organisation réticulée qui intègre la nature, les modalités et le devenir de leur inscription, cette idée nécessite d’être réaffirmée avec force dans un contexte critique pour lequel la cohérence de cette organisation tend à se déliter derrière une fatrasie conceptuelle qui fait écho à celle, énonciative, que nous évoquions plus haut. Ainsi [Bootz 96] évoque et distingue les notions de "texte-à-voir" comprenant lui-même un "texte-à-voir-lu" et un "texte-à-voir-non-lu", et qui coexisterait avec d’autres "texte-lu" , "texte-lu-pressenti", "texte-à-voir-virtuel", etc. … autant d’entités qui, à force de se vouloir plurielles, se singularisent à un point jamais atteint et qui ne nous paraissent plus pouvoir "jouer le rôle du texte classique", même si cette performance théâtrale est accomplie par un "générateur", comme c’est le cas dans l’argumentaire de [Bootz 96].

Nous voulons donc ici nous efforcer de distinguer les principes d’organisation à l’œuvre derrière cette fatrasie conceptuelle, pour tenter d’en comprendre le fonctionnement. Nous montrerons que ce qui se transforme avec l’hypertexte, c’est ce que nous appellerons le troisième axe du discours : non pas celui, paradigmatique du sens-signifiant, non pas celui syntagmatique, du sens-signifié, mais bien celui, transverse, de cette direction qui fait sens, de ce sens qui oriente et détermine le placement des signifiants dans l’environnement mouvant des signifiés.

Il s’agit, pour faire œuvre critique de se donner les moyens d’apaiser une angoisse : avant l’hypertexte "(…) l’herméneutique était sinon une science, tout au moins un art et une discipline d’esprit … Avec l’hypertexte qu’en sera-t-il ? (…) Dès lors que le nombre de parcours échappe à l’auteur lui-même, parler de sens a-t-il un sens ?" [Ganascia 97]. Le développement qui suit se fixe comme objectif premier de proposer à l’herméneutique les outils et les méthodes qui lui permettront de réaffirmer son discours et de l’appliquer, en toute rigueur, à l’étude de l’hypertexte.

2. Qu’est-ce qu’un texte ? Ruptures …

"La Tortue : Vous avez sans aucun doute remarqué comment certains auteurs se donnent un mal fou pour faire monter la tension quelques pages avant la fin de leur histoire alors qu’un lecteur qui tient, physiquement, le livre entre ses mains, sent au toucher que l’histoire touche à sa fin. Il dispose donc de quelques informations supplémentaires qui constituent une sorte de préavis. La tension est un peu gâchée par la perception physique du livre. Il vaudrait nettement mieux, par exemple, qu’il y ait des pages et des pages de remplissage à la fin des romans, (...) servant à éviter que la position exacte de la fin ne soit repérée au premier coup d’œil ou au toucher." [Hofstadter 85 p.452]

2.1. Clôture et finitude : un texte a un début et une fin.

"Le texte, quelque soit son degré d’organisation intellectuelle, tient ensemble par le simple fait qu’il est linéaire […]. Le texte linéaire remplace la véritable cohérence intellectuelle par la succession qui en tient lieu avantageusement. La différence qui se pose avec l’hypertexte, c’est que nous n’avons plus cette merveilleuse béquille qui tient lieu de raison." [Clément 95]

"Les textes littéraires sont toujours planaires (et même généralement linéaires), c’est-à-dire disposés sur une feuille de papier." François Le Lionnais [Oulipo 73 p.285].

Linéaire. Littéraire. Il y a derrière cette paronomase bien plus qu’une connivence sonore. Un lien structurel est en place qui fait que le linéaire est l’espace de déploiement du littéraire, et au-delà même du littéraire, l’espace de déploiement du discours, de la pensée mise en mots. Les raisons de ce lien tiennent essentiellement à la matérialité du volume dans lequel jusqu’alors, venaient s’inscrire les textes. Cette linéarité est aussi bien spatiale - elle tient entre les limites physiques du volume -, que temporelle - elle est celle où s’étire et se contracte le temps de la lecture -, que stylistique - on sait le statut critique particulier de l’incipit romanesque ou d’un vers de chute dans un sonnet - que cognitive - puisque cette linéarité a partie liée avec le fonctionnement de notre mémoire, de notre compréhension, de notre analyse et de nos représentations.

C’est la fin de ce type particulier de linéarité que marque l’hypertexte. En ôtant de fait à l’esprit et à la lecture "cette merveilleuse béquille" [Clément 95], il nous offre simultanément l’occasion de questionner les mécanismes (stylistiques, rhétoriques) qui assurent la cohérence, la validité et/ou la littérarité d’un texte et ce dans des paysages textuels que le structuralisme, la critique génétique et l’ensemble des approches critiques antérieures aux années 1990 n’avaient pu au mieux qu’anticiper, sans jamais pouvoir les expérimenter autrement que sous la forme de ces "curiosae" dont parle Balpe.

"Impensable en dehors d’une inscription temporelle, toute littérature a massivement à faire avec la linéarité.(…) Et l’écriture des textes littéraires est largement contrainte par cette matérialité. Même les recueils poétiques, qui sembleraient pourtant pouvoir échapper à cette contrainte d’ordre, dès qu’imprimés dans un ouvrage quelconque se trouvent soumis à cette loi générale.
Bien entendu certains auteurs (…) ont essayé d’y échapper [Roubaud, Saporta, Cortazar], mais les pesanteurs du média livre rendent ces lectures hypertextuelles problématiques, et relèvent davantage des "curiosae" que de modalités réelles : le lecteur n’est pas suffisamment contraint dans ses pratiques pour ne pas faire fonctionner la lecture de ces ouvrages suivant l’habitus culturalisé." [Balpe 97a]

Là où la plupart des théoriciens, de Ducrot à Todorov considèrent que le texte se caractérise "par son autonomie et par sa clôture." [Vandendorpe 99 p.87], ces deux notions deviennent caduques, à moins de les réinvestir de significations qui n’ont plus rien à voir avec leurs acceptions d’origine. Pourtant le texte, à l’inverse du temps ou de l’espace, n’est ni une notion apodictique, ni un cadre a priori de l’entendement : il faut donc bien trouver une explication, ou à tout le moins une dénomination, à son existence nécessairement bornée. "Le texte informatique crée une forme nouvelle, sans incipit ni clôture, un texte qui, comme la parole, se déroule de son mouvement propre, un texte qui bouge, se déplace sous nos yeux, se fait et se défait : un texte panoramique." [Balpe 97b]. Pas plus qu’un texte, un panorama n’a d’existence en dehors de la subjectivité qui le fonde. La textualité de l’hypertexte fait le choix du spectare plutôt que celui du scribere. Rupture. Et dans son immense majorité, elle continue de donner principalement à voir ce qui est écrit. Continuité.
Un texte à un début et une fin.
Un hypertexte n’a ni début ni fin. Il dispose d’un ou plusieurs points d’amorçage. A partir de l’activation de l’un de ses points il se met en mouvement, jusqu’à l’épuisement de celui qui l’a créé, de celui qui le parcourt, ou de ses propres ressources.

2.2. Traçabilité.

" Nous appelons classique tout texte lisible." [Barthes 70 p.10]

" Qu’il appartienne à la littérature, à la philosophie ou aux sciences humaines, le texte classique, le texte lisible, est celui qui efface toute trace du dispositif qui l’a engendré." [Clément 95]

De l’assertion de Barthes à celle de Clément, se donne à lire, en abîme, l’histoire de l’un des aspects les plus problématiques de l’hypertexte : celui du statut qu’il faut accorder à la production hypertextuelle dans son ensemble. Celle-ci fonctionnant en dehors du circuit éditorial traditionnel qui permettait d’opérer une distinction salvatrice entre le texte-livre et le texte-brouillon, la question du statut "littéraire", "auctorial" ou tout simplement "fictionnel" de telle ou telle "lexie" hypertextuelle se pose avec une acuité déterminante et n’est plus l’apanage du critique ou du généticien des textes, mais également l’un des premiers enjeux de l’écriture comme de la lecture.

Pour ce qui est de la rupture opérée en termes de traçabilité par l’hypertexte, retenons qu’à l’inverse du texte, l’hypertexte revendique, utilise, ou à tout le moins laisse ouvert, l’accès au dispositif qui a permis de l’engendrer.

3. Qu’est-ce qu’un texte ? Continuités …

3.1. Dans la dépendance du support ?

"(...) le texte n’est pas le livre ; il n’est pas enfermé dans un volume, lui enfermé dans la bibliothèque. Il ne suspend pas la référence à l’histoire, au monde, à la réalité, à l’être. (...) Je voulais rappeler que le concept de texte que je propose ne se limite ni à la graphie, ni au livre, ni même au discours, encore moins à la sphère sémantique, représentative, symbolique, idéelle ou idéologique. Ce que j’appelle ’texte’ implique toutes les structures dites ’réelles’, ’économiques’, ’historiques’, ’socio-institutionelles’, bref tous les référents possibles. Autre manière de rappeler une fois encore qu’il n’y a pas de hors-texte. Cela ne veut pas dire que tous les référents sont suspendus, niés ou enfermés dans un livre (...) mais cela veut dire que tout référent, toute réalité a la structure d’une trace différentielle, et qu’on ne peut se rapporter à ce réel que dans une expérience interprétative." Derrida, Limited Inc, éd. Galilée, 1990. Cité par [Noyer 94 p.19]

Poser une nouvelle fois dans ce travail la question essentielle du support, c’est poser la question liée de la transcendance du texte. L’hypertextualité n’appartient pas plus au numérique, à l’informatique, à l’électronique, ou au digital que le texte n’appartient en priorité au livre, au journal ou au panneau publicitaire. Même la distinction établissant que le texte se donne à lire sous une forme matérielle - quelle qu’elle soit - et que l’hypertexte est d’abord une forme immatérielle nous paraît inadaptée. Quelle est en effet la vraie nature, le vrai support des Cent mille milliards de poèmes de Queneau : celui matériel de l’inscription appauvrie du texte dans l’espace d’un volume ? Celui exhaustif mais illisible - et donc aussi pauvre en signifiance que le précédent - de l’intégralité des poèmes en des dizaines de volumes ? Ou celui, potentiel, intime, poétique, immatériel de la projection instantanée et sans cesse reproductible de la potentialité que renferme cette mécanique textuelle dans un espace mental que reconfigure chaque nouvel abord du texte initial ou de l’une de ses combinaisons possibles ?

" Mais il ne faut confondre le texte ni avec le mode de diffusion unilatéral qu’est l’imprimerie, ni avec le support statique qu’est le papier, ni avec une structure linéaire et fermée des messages. La culture du texte, avec ce qu’elle implique de différé dans l’expression, de distance critique dans l’interprétation et de renvois serrés au sein d’un univers sémantique d’intertextualité, est, au contraire, appelée à un immense développement dans le nouvel espace de communication des réseaux numériques. Loin d’anéantir le texte, la virtualisation semble le faire coïncider à son essence soudain dévoilée." [Lévy 88 p.48]

Dans le texte comme dans l’hypertexte, ce qui a à voir avec le support, c’est l’inscription. Et le texte demeure irréductible à sa propre inscription.

3.2. Le dépassement de l’énonciation.

" (...) le Texte est ce qui se porte à la limite des règles de l’énonciation." [Barthes 84 p.73]

L’une des continuités les plus flagrantes entre le texte et l’hypertexte est celle de leur commune tentative de dépassement de l’énonciation. Si l’hypertexte permet effectivement l’émergence de nouveaux agencements collectifs d’énonciation là où le texte classique devait se contenter de procédés rhétoriques et stylistiques limités en nombre (niveaux de focalisation, monologue, etc.), tous deux reposent sur un double engagement, une double contrainte, un pacte énonciatif initial et fondateur : un texte comme un hypertexte n’existent que s’ils mettent en jeu une combinatoire énonciative par rapport à laquelle ils se définissent ; ce choix énonciatif est le premier et souvent le seul point par lequel la connivence entre un auteur et un lecteur prend corps et forme.
"Le récit s’élabore sur plusieurs plans, à différents niveaux de connivence ; d’où ce décalage entre ce qui est dit - jamais tout à fait dit - et ce qui est perçu - jamais tout à fait perçu - ; de sorte que c’est dans ce qui est attendu, oublié, retrouvé et reperdu que le texte s’écrit" [Jabès 75 p.88] A l’inverse du texte classique, l’hypertexte permet, dans certains dispositifs, l’inversion définitive ou temporaire de la posture énonciative initiale. Mais à l’identique du texte classique, il n’existe que sur la base du pacte énonciatif initial qu’il définit pour ensuite le suivre, le dépasser ou le détruire.

Pour qu’un texte existe, il faut une dualité : que quelqu’un parle à quelqu’un. Même dans le cas d’un monologue, cette dualité est présente, puisqu’il s’agit encore d’un discours adressé - je me parle -. Un texte est d’abord un discours adressé.

L’hypertexte existe comme singularité. Il suffit que la question "Qui parle ?" puisse être posée pour qu’il accède à l’existence. Cette question l’est d’ailleurs la plupart du temps de manière auto-référentielle par l’hypertexte lui-même, gagnant sa justification. Ainsi, pour exister, il suffit à l’hypertexte d’être amorcé, le fait même de la trace, laissée par le dispositif qui l’engendre ou qu’il engendre, étant une preuve "ontologique" suffisante. Un hypertexte est d’abord l’adressage d’un discours. "Tout ce qui existe est situé."

4. L’hypertexte haut-lieu de l’intertexte.

"Même si tous les textes (...) existent toujours en relation avec d’autres, avant l’arrivée de la technologie de l’hypertexte, de telles interrelations ne pouvaient exister que dans les esprits individuels percevant ces relations ou dans d’autres textes revendiquant l’existence de telles relations." [Landow 90 p. 426]

Dans l’article d’où est extrait l’exergue ci-dessus, Landow présente le système "Intermedia" comme l’un des fondements technologiques permettant d’exploiter l’hypertexte dans un cadre de travail coopératif, et conclut en indiquant que l’hypertexte est une explicitation de l’intertexte et des formes de collaboration induites par l’objet-livre ; cela s’explique essentiellement par l’utilisation qui peut être faite des liens hypertextes. "(…) le lien électronique change radicalement l’expérience du texte en changeant ses relations spatiales et temporelles aux autres textes." [Landow 90 p. 412]. Nombreux sont ceux, qui à l’instar de ce que peut laisser entendre le discours de Landow, considèrent l’hypertexte, au pire comme une forme d’intertextualité technologique et au mieux comme ce qui "(…) permettrait au lecteur de "visualiser" le concept d’intertextualité." [Marcotte 00]

Nous voulons ici dissiper ce qui nous apparaît comme une double confusion : celle qui est faite entre les définitions des notions d’hypertexte et d’intertexte, et celle de la perception des réalités qu’elles recouvrent aujourd’hui au vu des définitions précédentes.

On peut envisager de deux manières différentes le concept d’intertextualité ; du point de vue du texte, en considérant que "(…) nul texte ne peut s’écrire indépendamment de ce qui a déjà été écrit et il porte de manière plus ou moins visible la trace et la mémoire d’un héritage et de la tradition. Ainsi définie, l’intertextualité est antérieure au contexte théorique des années 60-70 qui la conceptualise." [Feuillebois 01]. Cette perspective tautologique équivaut, pour l’hypertexte cette fois, à celle de [Gazel 97] pour qui "Tout texte, d’une part appartient à et d’autre part contient un hypertexte". Reste à déterminer la validité de cette assertion, ses supposés fondements théoriques et surtout les proportions et les rapports qui se jouent dans ce subtil mélange entre nature et fonction. Toutefois, affirmer ainsi que tout est intertexte - ou hypertexte - ne permet pas de répondre à la question de savoir ce qu’est l’intertexte - ou l’hypertexte.

L’autre perspective est celle qui consiste à choisir parmi les caractérisations de ceux qui ont conceptualisé cette notion d’intertexte. Trois acceptions différentes seront ici retenues.
Premièrement, celle de l’intertextualité comme phénomène perceptible au niveau de l’unité de l’œuvre et dépendant essentiellement d’une volonté de l’auteur, volonté identifiable donc, bien que la plupart du temps inconsciente. Cette vision, historiquement la première, est celle développée par Kristeva :

"l’intertextualité est un processus indéfini, une dynamique textuelle : il s’agit moins d’emprunts, de filiation et d’imitation que de traces, souvent inconscientes, difficilement isolables. Le texte ne se réfère pas seulement à l’ensemble des écrits, mais aussi à la totalité des discours qui l’environnent, au langage environnant." [Feuillebois 01]

Deuxièmement, celle de l’intertexte envisagé comme un phénomène ne dépendant plus de l’écriture mais comme un effet de lecture. Pour Riffaterre : "L’intertextualité est la perception par le lecteur de rapports entre une œuvre et d’autres, qui l’ont précédée ou suivie." [Feuillebois 01]. Cette revendication de la part lectorale est très proche de la réalité du phénomène lectoral tel que nous l’avons défini dans un environnement hypertextuel. Le basculement ici opéré se joue entre une écriture de l’implicite et une lecture de l’explicite, une lecture qui en activant l’un des possibles parcours textuels de l’œuvre, en actualise l’une de ses potentialités.

Enfin, troisième voie de l’intertextualité, celle qui isolément paraît la plus restrictive : une intertextualité non plus de l’œuvre, mais des textes, une intertextualité qui prend place au cœur même de tout ou partie de ces textes, au cœur même des "lexies". "Je définis [l’intertextualité] pour ma part, d’une manière sans doute restrictive, par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre." [Genette 82 p.8 ] Il explique ensuite qu’elle adopte différentes formes pouvant aller de la citation ("la plus explicite") à l’allusion ("la moins explicite") en passant par le plagiat. La " pauvreté " de cette vue est cependant toute relative puisque qu’elle prend place au sein d’un appareil théorique de relations " transtextuelles " dont l’intertextualité est l’une des cinq modalités composites, au même titre que le paratexte , la métatextualité , l’architextualité et bien entendu l’hypertextualité .

Au delà des paradigmes explicatifs que tendent à dresser chacune de ces approches, la proximité de ces deux notions - hypertexte et intertexte - est depuis toujours présente. A tel point que Genette avait d’abord qualifié " d’intertexte " ce qu’il redéfinit dans Palimpsestes comme relevant de "l’hypertexte".

Une nouvelle fois, l’hypertexte - non plus au sens de Genette - offre à la critique et à l’épistémologie cette chance de réunifier des approches que la proximité théorique obligeait à choisir comme frontières méthodologiques, par suite de simples variations de point de vue, ou de contexte : la métatextualité de l’un (Genette) étant ainsi strictement équivalente à l’intertextualité de l’autre (Kristeva). A l’heure de la littérature électronique et de l’entrée dans l’explicite et dans le technique de la plupart des procédés - même métaphoriques - de liaison, la co-existence de ces deux concepts est-elle encore nécessaire ?

Nous pensons que oui. D’abord parce qu’au delà de la quasi-simultanéité de leur apparition - années 60 pour l’intertexte sur le vieux continent et 1965 pour l’hypertexte sur le nouveau monde - le contexte, l’environnement intellectuel et théorique ayant présidé à la naissance de ces deux termes est radicalement différent.

Ensuite parce qu’ils ne sont pas trop de deux pour permettre de rendre compte d’une réalité nécessairement multiple : lexies, textes, œuvres, tout semble effectivement, maintenant plus que jamais, lié à tout.

Mais la nature de ces relations - de parties entre elles, d’une partie vers un tout, d’un tout vers un autre, etc. - le seuil au-delà ou en deçà duquel elles sont perceptibles passant de l’implicite à l’explicite, la variabilité en contexte de chaque aspect de ces relations, la variabilité des contextes eux-mêmes, rien donc n’interdit la coexistence de ces deux notions, bien au contraire …
Pour autant, il s’agit d’être clair sur le sens que l’on choisit de leur affecter.
L’hypertexte n’est pas uniquement un moyen de rendre visible les relations existant entre des textes. Il est ce par quoi se déterminent et se fondent ces relations. Il est ce qui permet de sortir de l’interstice méthodologique de l’intertexte : en ouvrant, en déployant cette notion, il fonde la réalité herméneutique et littéraire des perspectives qu’elle avait contribué à mettre en place, avant qu’il ne les reprenne. L’intertextualité demeure, mais comme épiphénomène d’une organisation hypertextuelle des textes qui l’englobe. Nous choisissons donc ici de renverser la perspective ouverte par Kristeva. L’hypertextualité dispose de l’ensemble des paramètres de fonction et de nature permettant d’amorcer la "dynamique textuelle" dont parle Kristeva. L’intertextualité est l’un de ces moyens.

De plus, si l’intextextualité à fort à faire avec la diachronie, elle s’interdit toute relation anachronique : un texte ne peut faire référence à un autre qui lui sera postérieur. Elle est à sens unique et hérite des propriétés du cadre temporel (linéaire) dans lequel elle se situe. L’hypertexte s’inscrit dans une forme de temporalité différente : les propriétés dont il hérite sont celles de la session, c’est à dire une temporalité abstraite, non-linéaire, reproductible. En ce sens, rien n’empêche qu’il noue avec d’autres textes des relations implicites ou explicites alors même que ces textes n’ont pas encore été écrits ou sont en train de l’être . "Derrière le texte affiché se lisent toujours tous les textes possibles, c’est-à-dire tous les autres textes. Ces textes ne sont que la concrétisation particulière d’une infinité de possibles. Derrière la littérature informatique, s’impose la présence de la littérarité." [Balpe 96]

Avec l’hypertexte, la littérarité dont il est maintenant question fait face à sa complétude. Elle dispose de toute latitude pour s’y déployer, puisqu’elle ne se mesure plus à l’aune de ceux qui ont ou n’ont pas "fait une œuvre", puisque se substitue à l’œuvre et au Livre, comme référent stable et fondateur, le Texte. Il le fait en redevenant ce que lui assignait d’être l’idéal barthésien : "un champ méthodologique". En ce champ se trouvent et se confrontent des phénomènes linguistiques et des instances d’énonciation.

P.-S.

Bibliographie & Réseaugraphie :

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[Balpe 97b] Balpe J.-P., "Une écriture si technique", décembre 1997. [en ligne] http://hypermedia.univ-paris8.fr/Jean-Pierre/articles/Ecriture.html, consulté le 06/10/2000.

[Barthes 70] Barthes R., S/Z. Paris, Seuil, 1970.

[Barthes 84] Barthes R., Le bruissement de la langue - Essais critiques IV. Paris, Seuil, septembre 1984.

[Bootz 96] Bootz P., "Conférence AILF", 19 novembre 1996, [en ligne] http://www.ecritures.org/theories/theories_bootz/bootz1196/bootz1196.html, consulté le 15/02/02.

[Bougnoux 93] Bougnoux D., Sciences de l’information et de la communication. Paris, Larousse, 1993.

[Burrows 97] Burrows T., "Toward a Typology of the Electronic Text", in Conférence de la Société de Bibliographie d’Australie et de Nouvelle-Zélande, Perth, octobre 1997. [en ligne] http://docker.library.uwa.edu.au/~tburrows/bibsocpaper.html, consulté le 30/07/01.

[Chartier 96] Chartier R., Culture écrite et société : l’ordre des livres (14ème - 18ème siècle). Paris, Albin Michel, 1996.

[Clément 95] Clément J., "Du texte à l’hypertexte : vers une épistémologie de la discursivité hypertextuelle", in Acheronta, n°2, décembre 1995. [en ligne] http://www.psiconet.com/acheronta/acheronta2/dutexte1.htm, consulté le 10/10/1997.

[Feuillebois 01] Feuillebois E., "Phénomènes d’intertextualité en littérature persane" [en ligne] http://www.ivry.cnrs.fr/iran/atelintertext1.htm, consulté le 15/02/2002.

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