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Adieu la vie, adieu l’amour 

mardi 25 août 2009, par www

« Adieu la vie, adieu l’amour,

Adieu toutes les femmes.

C’est bien fini, c’est pour toujours,

De cette guerre infâme.

C’est à Craonne, sur le plateau,

Qu’on doit laisser sa peau

Car nous sommes tous condamnés

C’est nous les sacrifiés ! »

Chanson de Craonne, 1917



Novembre 1935

1. A l’ombre des grands morts

« Les Français n’ont plus qu’une passion, de crever... »

Pierre Drieu La Rochelle, Gilles

J’aime me dire que je suis né au son des obus. Qu’aux hurlements de douleur de ma mère répondaient des centaines de cris de mutilés, d’enterrés vivants, de défigurés. L’hémorragie a été atroce, tout le monde pensait qu’elle allait y passer : voilà ce que m’a répété ma tante durant toute mon enfance. Chaque fois que j’écrivais ma date de naissance, 24 novembre 1915, c’était reparti pour un tour : « Jamais on n’avait connu un mois si terrible, jamais... D’abord, la mort de ton père, et puis, toi, l’accouchement... » Elle se mettait alors à hocher la tête en répétant « novembre 1915...tous ces morts...ça n’en finissait plus... » Invariablement, elle finissait par lâcher une larme et un sourire forcé : « mais tu es là, mon Pierrot, tu es là... » Sa main collait à la mienne, je me dégageais, je retournais à mon jeu. « Fais attention à ne pas te faire mal ». Né d’une race épuisée, mon sang était précieux.

Petit, je m’imaginais la vie comme une grande guerre bien sanglante, un vaste terrain de destruction où la valeur se démontre à coups de couteau. Elevé aux cris des « plus jamais ça », « guerre à la guerre », « arrière les canons », très tôt, je n’ai rêvé que d’une chose : les tuer, tous, jusqu’au dernier. Nettoyeur de tranchées, comme mon père. Achever les mourants, clarifier, tracer des limites : là, la vie, et pour toi, la mort. Et d’un geste précis, sûr de soi, en finir avec la mesquinerie des agonisants, leurs cris femelles implorant à l’aide, leur bave et leur yeux déjà blancs. Etre l’instrument de la fin, voilà ce que j’ai toujours voulu faire.

Je ne me suis pas méfié, au début. Je les ai laissé me gaver. Je me suis fait remplir comme une putain. On m’a dit ce qui était bon, on m’a dit ce qui était mauvais. Ma vie était tracée. Normalien, le mot magique. Chaque fois que je repense à l’épreuve d’oral, j’ai la nausée. « A défaut de talent, vous avez des connaissances » m’a dit le président du jury, un ignoble binoclard au corps anémié. Je lui aurais craché au visage. Sale vermine.
Mais j’y suis allé. Je ne peux m’en prendre à personne. J’ai intégré l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, par pure faiblesse, par vanité aussi. Personne ne doit se sentir coupable, moi seul, je porte ma croix, je la porterai jusqu’au bout.

2. Rareté de la noblesse

Je savais que je n’aurais pas dû sortir. Quand René est venu frapper à ma porte, je savais que j’aurais dû prétexter un devoir à finir, un exposé imminent, n’importe quoi. Après les cours, je m’étais allongé sur le lit. Les muscles de mes cuisses me tiraient atrocement, j’avais un peu trop poussé sur la course, ces derniers temps. Malgré la douleur, je me suis endormi tout de suite.
Une heure après, réveil brutal, toujours le même rêve : une jeune femme blonde, jambes écartées, le sang coule entre ses cuisses, je tends la main, et là, dans le creux de ma paume, apparaît un œil recouvert d’une fine pellicule blanche. Je continue à avancer la main, je veux toucher ce sang, là est la vérité, là est le bonheur. Mais au dernier moment, alors que j’y suis presque, le sang cesse de couler, la fille grogne une obscénité, je me réveille en sueur.
« Il faut te secouer un peu, mon pauvre Pierre. Tu sens la mort » Cette façon précieuse qu’il a de prononcer « môôôrt »... « Tiens, je te présente Anna... » J’ai regardé la fille, le type même de ces pucelles qui traînent en grands nombres aux alentours de la rue d’Ulm. Jupe sage et chemisier transparent, sûrement pensionnaire au couvent Sainte Lucie. Un je-ne-sais-quoi de vulgaire, pourtant. Fille de petits fonctionnaires, ou de commerçants peut-être. J’ai hoché la tête. Elle a paru satisfaite de la salutation. Plutôt le genre timide, la nouvelle fiancée. J’ai hésité à demander des nouvelles de l’ancienne, et puis, je me suis dis que René allait mal le prendre, que ce n’était pas le moment. « Allez, mon vieux, a-t-il ajouté, tu vas me faire le plaisir de venir avec nous. On doit rejoindre Lulu et Antoine au Bateau ivre... »

La pluie fine de novembre donnait au sol une patine intrigante, aux reflets changeants. J’avais oublié mon manteau d’hiver, je m’en suis aperçu au bout de dix minutes quand des gouttes se sont mises à ruisseler le long de ma colonne vertébrale. Je fixais les pavés, j’avançais docilement en suivant les réverbères. La boue commençait à coller à mes chaussures, cirées du matin. De temps en temps, René me lançait un clin d’œil puis se mettait à serrer la taille de sa poule.
Mon père n’a jamais été à Paris. Il est né à Nuit-Saint-Georges, comme ses ancêtres, comme son fils. Son corps ne moisit pas dans le caveau familial, il s’est désintégré sous les bombes de l’ennemi. Ou peut-être s’est-il lentement décomposé, au milieu d’autres corps, dans une bouillie méconnaissable de chairs, sans que personne ne vienne le chercher.
Au bout de la rue, les lumières du café-concert se diluaient dans les gouttes. Les filles se réchauffaient les organes à l’intérieur. Voilà le monde pour lequel il s’était battu, voilà pourquoi il était mort... Il fallait que je rentre à l’Ecole, que je me blottisse dans un coin de ma turne. Ne plus penser à rien, dormir recroquevillé. « Tu vas rester longtemps sous la pluie ? » René me tenait la porte, avec cet air de supériorité qu’il prend toujours avec moi. Je l’ai suivi à l’intérieur, la tête baissée.

J’ai hésité à prendre un cocktail, comme les autres. Mais la bière était deux fois moins chère. Faire pauvre ne me dérange plus. C’est sûrement une forme de vieillissement, cette vie repliée sur soi-même, sans souci du regard des autres.
Ça faisait longtemps que je n’avais pas vu Lucien, il s’était fait pousser un collier de barbe assez hideux, genre professeur de province. Il promenait un regard agressif autour de lui, tout semblait l’irriter au plus profond de son être. « Il n’a pas supporté l’échec au Concours », m’a dit René en septembre. Antoine, lui, restait l’éternel khâgneux : cheveux en bataille et air perdu dans ses pensées.

- Quand même, Marx a eu infiniment plus d’ambition que Spinoza...Rien à voir !

- Relis Schopenhauer, tu me feras plaisir... Et le concept de Volonté... Prolétariat... Lutte des classes... Galimatias, tout ça...

Ma bière avait pris un goût amer, un peu écœurant. Je continuais pourtant à boire, gorgée après gorgée, en me concentrant sur Anna. Elle non plus n’écoutait pas. Elle avait penché sa tête sur le côté, d’un air de contemplation, plein de grâce. Ses lèvres avaient une forme pleine, légèrement ourlée. La laque rouge les rendait atrocement attirantes. Quelque chose pourtant me dérangeait dans son visage : les yeux, peut-être, ce bleu dur où perçaient par moments des traces de cruauté. Je l’ai observée encore quelques secondes, elle faisait mine de ne s’apercevoir de rien. A quoi ressemblait-elle, jambes écartées ? J’ai avancé la main vers mon verre, je me suis efforcé de détourner le regard, de me concentrer sur la scène.
Une vieille chanteuse susurrait une longue plainte, sa robe de satin noire oscillait doucement. « Ton retour, mon amour... » Le faisceau lumineux suivait son visage trop fardé, ses lèvres épaisses s’ouvraient sur des mots de douleur. Au refrain, elle croisait tristement les bras sur sa poitrine tombante. « J’attendrais toujours... » La voix se faisait de plus en plus faible, le piano la couvrait presque entièrement. Et de nouveau, ce refrain déchirant, cette voix perçante de maîtresse blessée. Je sentais les larmes s’accumuler dans mon corps, il fallait que je tienne, pas devant Anna, pas devant une femme. Les dernières notes, crescendo, et cette souffrance intenable. La vieille s’était jetée à genoux, tête baissée, recroquevillée, c’était la fin. J’ai sorti mon mouchoir, j’en ai couvert mes yeux. « Tu pleures, ma biche ? » René avait passé un bras autour du cou d’Anna, elle restait silencieuse.

- Ah, ces âmes sensibles...a dit Lucien d’un air agacé.
- Tu as trop lu Musset, mon pauvre Pierre, a ajouté René avec un petit sourire. Ça t’a amolli les sens...

3. Les lendemains qui chantent

René a ouvert tout de suite la porte de sa turne, je ne le dérangeais pas, il écrivait juste une lettre : « Tu comprends, les filles, il ne faut pas hésiter, tu vas droit au but, la déclaration, les grands sentiments, tout ça... Et puis, je vais t’étonner, mais je crois qu’Anna est vraiment différente des autres. Elle a...je ne sais pas comment le dire... » Comme j’esquissais un sourire, il s’est repris : « Enfin, elle a des belles jambes. Pas comme cette grosse...comment s’appelait-elle ? Marguerite, je crois... »

- Tu dissipes ton énergie révolutionnaire, mon brave René. Rien ne devrait te détourner de la grande lueur à l’Est...
- Oui, oui...Le Parti...Et bien tant pis, ça passera après les femmes....
Il s’est mis à rire, un rire de gamin bien franc, puis il a fait mine de reprendre sa lettre.
- Tu venais pour quoi, au fait ?

Comme je ne répondais rien, il m’a regardé attentivement, cherchant un signe quelconque sur mon visage.

- Le problème avec toi, a-t-il lâché en griffonnant sa feuille, c’est que tu ne sais jamais ce que tu veux. Tu méprises tout le monde, tu passes ta vie à juger. Mais au fond, tu ne fais rien...

Mon regard s’est abaissé, dans un mouvement d’humiliation furtive, puis s’est posé sur le bureau de normalien nourri, logé, pensionné. Je n’arrivais même pas à lui en vouloir. C’était loin, des délires d’adolescents échauffés. Est-ce que j’y avais même cru, à ce journal qu’on devait fonder ? Le « Flambeau du prolétariat » : franchement, c’était à se tordre de rire...Deux pensionnaires d’un lycée de province, délaissés par leur famille, rêvant à des grands destins. Des milliers nous avaient précédés, des milliers nous suivraient. Toutes ces discussions sur la guerre, les femmes, les philosophes...l’impression d’une connivence totale.
Et de cette amitié, il ne restait rien. Les gens se rapprochent, puis s’éloignent graduellement. Toute trace de souvenir, toute trace d’attachement finit immanquablement par perdre sa substance, par se réduire à quelques vagues silhouettes mal définies. Et peu à peu, même ces ombres disparaissent, ne restent que des carcasses, quelques noms écorchés, rien de plus. J’avais aimé René, j’avais eu besoin de lui. Dans le monde atroce du lycée, lui seul avait été là pour moi. Pendant quelques années, nous avions vécu côte à côte, nous nourrissant l’un de l’autre. Et puis, sans qu’il fasse aucun effort pour m’oublier, pour me tenir à l’écart de sa vie, ma présence s’était peu à peu désagrégée. On pouvait se passer de moi.
Les attachements meurent et rien ne les remplace. Rien. J’étais né pour être de ceux qui refusent l’évidence, j’étais né pour en souffrir atrocement.

Je me suis approché doucement derrière lui. Son cou avait gardé la blancheur et l’aspect velouté des tous jeunes enfants. Une veine bleue battait faiblement le long du côté droit, et remontait vers l’arrête de la mâchoire. J’ai fait craquer les os de mes doigts, je me suis étiré longuement. Tous mes muscles étaient tendus, prêts à se lâcher au moment venu. J’ai fixé une dernière fois la ligne de sa colonne vertébrale. Il n’allait pas souffrir, je ne voulais pas qu’il souffre. Et c’est là où j’ai vu la marque rouge, à la base de son cou, à moitié cachée par la chemise.

- Qu’est-ce que tu fais ? a dit René en se retournant, avec un mouvement brusque.
J’ai caché mes mains dans les poches de mon manteau, je les sentais trembler, contaminer tout mon corps. Mes dents faisaient un grincement étrange. Il fallait que je me concentre, que je m’assois quelques secondes, ne pas s’arrêter à l’échec, recommencer...

- Tu as eu un malaise ? Tu veux que j’appelle l’infirmière ?

Ma respiration se faisait plus saccadée maintenant, et cette buée devant les yeux...Il fallait juste que je m’allonge quelques secondes, que je reprenne des forces, je continuerais ensuite, juste quelques secondes...

J’ai ouvert les yeux avec peine, j’étais encore dans sa turne, la marque de son cou avait pris une couleur marronnasse, une fine croûte s’était formée. J’ai penché la tête vers le sol, l’envie de vomir remontait lentement, j’ai attendu un peu, rien ne sortait. René continuait à me fixer. Il avait compris, je sentais qu’il avait compris. Il fallait que je me relève, que je retourne dans ma chambre, ça irait mieux une fois là-bas. J’ai réussi à aller jusqu’au robinet, en dessous du petit miroir à rasage. Plonger les mains dans le baquet, asperger le visage d’eau froide.

- Tu es sûr que tu ne veux pas aller à l’infirmerie ?

J’ai évité ses yeux en sortant. L’air froid s’est infiltré sous mon manteau, la paume de mes mains est devenue écarlate, avec des reflets bleutés en transparence. J’ai traversé le jardin en courant, j’ai poussé la porte des privés. Mes yeux luisaient, avec un aspect jaune écœurant.

Le miroir a explosé avec un bruit sourd, j’ai regardé le sang perler le long de mes doigts. Les gouttes tombaient lentement dans l’évier, se reflétaient dans les éclats de miroir puis encerclaient le siphon. J’ai voulu recommencer avec la main gauche, une immense faiblesse m’anesthésiait, la douleur remontait par sursaut le long du bras. Je me suis accoudé contre l’émail blanc, mon corps a glissé vers le bas, s’est recroquevillé contre le sol boueux. « Et ta chair se mêlera à la terre », ça revenait en boucle, ma tête vibrait sous les coups, entre deux sanglots.

C’est Antoine qui m’a trouvé. Je le revois clairement, penché sur moi, « arrête de hurler, Pierre, arrête de hurler ».


4. Vanité du désir

J’avais pris l’habitude de la regarder bien en face, de la dévisager sans aucune honte. Après tout, c’est ce qu’elle cherchait, avec ses lèvres et ses ongles laqués. Ce genre de filles perd toute substance hors du regard d’autrui, elles deviennent calmes et tristes, insignifiantes.
Très vite, j’ai compris qu’Anna était aussi vide qu’elle en avait l’air. Qu’aucune pensée un tant soit peu personnelle, qu’aucune émotion même ne la traversait jamais. Soirée après soirée, c’était des sourires coquins, des yeux baissés, des rougeurs maîtrisées, toutes ces mimiques de fille désirée. Ses jambes étaient toujours enrobées d’une soie fine et brillante, ses cheveux remontés en chignon d’où sortaient quelques mèches passées au fer à friser. Dire que je l’avais trouvée timide, la première fois...

- Pierre, je peux vous emprunter une cigarette ?

Je ne fumais pas, elle le savait. René s’empressait alors de lui tendre son étui, en fronçant les sourcils.

Et puis, il y a eu cette soirée. René avait obtenu des places gratuites, un de ses cousins tenait un petit rôle dans une pièce de second ordre.
Anna devait bien avoir une heure de retard. J’étais dans la chambre de René, il me parlait de ses révisions pour l’agrégation, d’autres choses aussi, je ne me souviens plus trop. Quand elle est rentrée, il y a eu quelques secondes de silence, puis René a fini par se lever : « Tu n’as pas pris de manteau ? » Elle a répondu que non, elle était partie de chez elle en vitesse, pas le temps de se préparer. Je ne me souvenais pas avoir jamais vu une robe si échancrée : la flanelle noire s’arrêtait très haut sur la cuisse, puis retombait en drapé sur les mollets. Elle a fait une moue étrange en me regardant, j’ai détourné les yeux.
C’était une de ces pièces modernes, avec des poses grotesques de prétention et des répliques pitoyables. « La guerre ne peut avoir lieu, la guerre ne doit pas avoir lieu », bégayait une matrone habillée en cuisinière. Le roi de Thèbes portait un costume de marin russe, avec des décorations militaires : « Le sang ne coulera pas, jamais nous ne le permettrons. Les puissances impérialistes seront mises en déroute ! » J’ai tenté de contenir un petit rire, je me suis mordu la lèvre de toute mes forces, et c’est là que j’ai senti la main d’Anna se poser sur ma cuisse. Elle portait un parfum étrange, assez capiteux, avec un arrière fonds de fraîcheur, de jasmin peut-être. J’ai tenté de croiser son regard, mais elle fixait la scène avec un port de tête rigide, des lèvres entrouvertes dans un effort factice de concentration. La main s’était retirée de ma cuisse, rien ne s’était passé. On a annoncé l’entracte, elle s’est levée lentement, elle a lissé les plis de sa jupe et est sortie de la loge, sans se retourner.

- Alors, comment trouvez-vous la pièce ? m’a demandé le cousin de René, un gaillard blond atrocement fluet.

J’ai murmuré un « très bien, très bien », d’un air maussade. Elle n’attendait qu’un signe d’encouragement, un clin d’œil de ma part pour tomber à mes pieds. Et ce signe, j’étais incapable de le faire. Je ne saurais l’expliquer. J’aurais préféré mourir que de devoir lâcher ces mots usés par des millénaires de conquête : « Votre sourire, Anna...votre sourire me rend fou », « la blancheur de votre peau...l’éclat de vos yeux... », « donnez-moi un rendez-vous, un seul... » Même l’idée de m’emparer de sa main me faisait vomir. Je pensais à Julien Sorel, à ses grands défis pour rompre la résistance de Mme de Rênal. Tout acte est vulgaire, immanquablement entaché par la pensée d’un autre. Il me semblait qu’une Anna obtenue par ses moyens ne valait guère mieux qu’une bonne séance d’onanisme.

- Et vous vous destinez au professorat, comme René ?

Le cousin avait pris cet air faussement intéressé des conversations mondaines. J’ai hésité à lui rire au nez, je me suis contraint. Ses pommettes avaient un aspect tranchant, l’os perçait sous la peau. L’entraînement s’était mal passé, je m’étais levé trop tard, résultat : seulement une heure de course le matin. Je sentais mes muscles fondre sous la chemise. Une semaine de relâchement, et je tomberais au niveau du cousin, sans l’ombre d’un doute. Il ne resterait plus qu’à gravir de nouveau les échelons, un par un.

5. Le phare du monde civilisé

« Trois jours, cela fait trois jours que nous tenons le cimetière pilé par les obus. Rien à faire, qu’à attendre. Quand tout sera bouleversé, qu’il ne devra plus rester qu’un mélange broyé de pierres et d’hommes, ils attaqueront. Alors, il faudra qu’il surgisse des vivants »

Roland Dorgelès, Les croix de bois

« Alors, il faudra qu’il surgisse des vivants ». La phrase n’a pas arrêté de me tourner dans la tête, toute la matinée. Lougeoir devant les yeux : un pilier de la maison, trente ans d’enseignement à son actif. Il parlait romantisme, rhétorique, lyrisme, prosopopée et moi, j’avais le goût du sang dans la bouche. A ma droite, Antoine grattait soigneusement sa feuille : « éthique du ravissement », « registre pathétique », « ambition posthume ». J’ai posé mon stylo, ma main tremblait légèrement. Voilà ce qu’on attendait de moi, voilà pourquoi j’avais intégré Normale sup. « L’élite intellectuelle de la France », l’expression m’a arraché un rictus mauvais.
Et Lougeoir continuait, il aurait pu continuer des heures encore, il avait consacré sa vie à Chateaubriand, son savoir ne connaissait pas de limites. Il avait disséqué l’œuvre, extrait la quintessence du génie. Rien ne lui échappait.
Mes yeux suivaient les mouvements de son corps, il traversait l’estrade à petits pas secs, s’arrêtait quelques secondes, cherchait le mot juste, puis s’agitait de nouveau. Cet homme-là avait fait la guerre. Aussi surprenant que cela puisse paraître, cet homme avait connu l’enterrement des tranchées, l’odeur piquante des morts, le froid et le sang. Et il était revenu, avait retrouvé ses classes de normaliens candidats à l’agrégation de lettres classiques. Année après année, il leur enseignait les mêmes niaiseries mortifères, avec un entêtement, une persistance dans l’effort digne d’un animal de trait.
« Il faut de la passion pour comprendre Chateaubriand ». Je me suis efforcé de détourner les yeux. Le marronnier cachait l’essentiel de la fenêtre. On apercevait pourtant une partie du jardin, avec ses parterres organisés en carré. Un étudiant que je ne connaissais pas était assis sur le banc vert, avec un livre. Une vie paisible, sans grande exigence. Il suffisait de jouer le jeu, de se contenter de vomir des simulacres de connaissances, d’ingurgiter des pensées écœurantes de bêtise. Pas grand chose, en somme.

6. La voie du sang

J’empestais. L’odeur avait imprégné les draps, l’oreiller, jusqu’à la serviette suspendue près de l’évier. Mélange effroyable de tabac, de sueur, des puanteurs de la veille, avec un arrière goût rance d’autre chose. J’ai voulu me recoucher, pas assez de force pour faire ma toilette maintenant, j’ai soulevé le drap, et c’est là que j’ai vu la tache. Du sang déjà noirci, répandu en cercle imparfait. « Du sang de menstrues », et cette phrase revenait en boucle, j’avais beau me passer le visage sous l’eau froide, ça revenait quand même, mon cerveau en était plein. Et là, le rêve m’est apparu de nouveau : ce bébé mort-né qu’on me jette dans les bras, encore gluant de placenta, sa face violacée. Soudain, l’hémorragie, la rivière rouge dans laquelle je nage et là, à portée de main, cette porte noire en triangle. Je rentre, je sens quelque chose serrer mon cou, devant moi, Anna nue, un homme à côté, j’étouffe, elle ricane, l’air devient de plus en rare, je crie quelque chose...
J’ai tiré les draps, sans regarder. Tout est question de concentration. Récurer le visage, les dessous de bras, l’intérieur des cuisses. Ne penser à rien. S’appliquer à scier soigneusement les millimètres de barbe. Question de routine, tout ça. « Remets les pieds sur terre, tu m’inquiètes », m’a dit René il y a quelques jours. L’air glacial a lentement aéré ma chambre. L’odeur allait partir, quand je reviendrais de cours, tout serait oublié.

J’ai relu Barrès, des bouts des Déracinés, Scènes et doctrines du nationalisme également. Ces histoires de grands morts, d’ancêtres glorieux qui fertilisent de leur sang la terre maternelle, me berçaient doucement. « J’ai ramené ma piété sur la terre, sur la terre de mes morts ». J’ai repensé au corps de mon père, les Boches avaient dû en faire un parapet pour se protéger des obus, qui sait. Ses yeux rongés depuis longtemps continuaient à me fixer. Les grands ancêtres. Jamais nous ne paierons notre dette. « Je ne puis vivre que selon mes morts ». J’ai commencé à pleurer, je me faisais honte. Les larmes coulaient et je repensais à ma mère, à Anna. J’allais la tuer, je le savais maintenant. Et cette pensée me remplissait d’une joie malsaine, ma face n’était plus qu’un miroir déformé par la buée, je me sentais mieux. Elle allait mourir, elle méritait de mourir. Pendant quelques secondes, j’ai tourné cette certitude dans ma tête, j’ai serré mon oreiller, j’étais bien.

7. Expier

Ça devait bien faire une heure que j’attendais Anna. Elle m’avait donné rendez-vous devant L’Ami Georges, un troquet de la place Saint Sulpice, à côté de l’église. J’avais fini par m’asseoir à la terrasse, malgré le froid de novembre. Le brouillard ne s’était pas levé de la journée. Les passants émergeaient d’un nuage vaporeux, passaient devant ma table, puis retournaient dans leur néant. « L’haleine de Satan ». J’ai repensé à nos paysans de Nuit-Saint-Georges, qui restent terrés des jours entiers par peur que le brouillard leur fasse « un mauvais coup ». Pauvres nigauds...
On a sonné le glas, un coup, puis deux, de plus en plus fort. Ils avaient sorti le cercueil sur le parvis de l’église, on apercevait les contours, en regardant bien. Des silhouettes étaient penchés en cercle sur la dépouille, le voile de la veuve scintillait délicatement. Le glas a repris, les ombres ont avancé vers les marches, puis se sont fondues dans le brouillard. Un trou de plus dans le cimetière de Passy, quelques pleurs, un enterrement de riche, parfaitement banal.
J’ai joué un moment avec mon couteau de poche, à dessiner des arabesques sur l’avant-bras. De fines gouttes de sang ont commencé à perler, j’ai arrêté. Sale putain, j’ai pensé. Et puis, je me suis dit que René l’avait probablement retenue, qu’elle n’avait pas su trouver de prétexte pour s’échapper, venir me rejoindre.
Une femme s’est avancée vers moi, je lui ai tendu du feu, ses talons ont claqué sur le sol, sa jupe de satin noir remontait sur une croupe ronde, atrocement appétissante. Anna devait être allongée dans son lit, à se laisser caresser paresseusement, à étaler sa chair sans aucune pudeur, grue parmi les grues. Et j’avais voulu entrer dans le bordel, attendre patiemment que René ait fini et m’engouffrer moi aussi dans ce trou à syphilis. La serveuse est venue débarrasser, ses seins énormes bougeaient sous le tablier blanc, j’ai dû me faire violence pour détourner le regard.

Il suffit de s’appliquer, tout s’arrange déjà. La chair de mon père a fertilisé cette terre, le passé disparaît, place aux vivants. J’enfonce lentement une brosse à cheveux ronde à l’intérieur d’Anna, elle crie, serre les cuisses, j’enfonce plus loin, je tourne la brosse, je récure, le sang coule le long du manche. Je lèche mes doigts, l’un après l’autre.

Et c’est là que je les ai vus. Ils devaient bien être une cinquantaine, dans des uniformes noirs ajustés à la taille, encore plus jeunes que moi pour la plupart. Leur chef menait le troupeau du haut de son pur sang, un animal sublime, aux longues pattes élancées. Le brouillard s’était complètement dissipé, de fins rayons de lumière perçaient maintenant vers le sol. « Christus Rex » s’étalait en lettres d’or sur la banderole du premier rang.

« Nos cœurs s’élancent vers vous, Seigneur

Versez le sang, versez nos pleurs

Encore un tour

Et puis se meure »

Ils chantaient tous, la main sur le cœur, le regard vers l’église. J’ai étouffé un bâillement. A tous les coups, aucun ne croyait dans ce galimatias politico-mystique. Je commençais à les connaître, ces jeunes exaltés, ça pullulait à Normale : le déclin spirituel, la Cité de Dieu à conquérir par les armes, les lendemains glorieux nés sur les ruines, et ça pouvait continuer dans le même registre pendant des heures. J’ai hésité à partir, et puis, j’ai pensé à Anna. Encore quelques minutes, et je me forcerai à rentrer.

« A terre, face contre terre ! » a crié le chef. Les troupes s’étaient retranchées derrière lui, laissant un jeune homme seul, tête baissée, face au cheval. Il devait avoir 17 ou 18 ans, un visage poupin, l’ossature fine d’une demoiselle. Je l’ai vu dégrafer attache après attache son uniforme. Il a fini par retirer entièrement la vareuse, sa peau avait pris un éclat bleuté dans le vent glacial. « A terre, face contre terre ! » Il est tombé à genoux, puis tout son corps a basculé vers l’avant, joue plaquée contre le sol, bras étalés en croix. « Christus Rex » a retenti dans les rangs. Et le chef a fait avancer son pur sang.
La bête s’approchait lentement du corps, tout le monde regardait ça, j’ai voulu crier quelque chose, j’ai fini par me rasseoir. Les os se sont mis à craquer, l’un après l’autre, chaque côte brisée résonnait dans ma poitrine, et puis, enfin, un long hurlement et le silence. A cet instant, il m’a semblé que le monde allait tomber dans le néant, que jamais je ne m’en relèverais. « Il faut appeler la police, c’est terrible ! » a fini par dire une grosse bonne femme, à coté de moi. Les troupes avaient encerclé le corps, on ne voyait plus rien. Le spectacle était fini.

8. Un monde sans dieu

« Elle devint quelque chose de bizarre, d’informe d’où dégouttaient du sang et des larmes et d’où sortaient des cris »

Joris Karl Huysmans, Sainte Lydwine de Schiedam

Elle ne s’est pas méfiée, elle m’a ouvert la porte tout de suite. <br /

- Qu’est-ce qui se passe, Pierre ?

Sa chambre donnait sur la rue, au rez-de-chaussée d’un de ces pavillons ouvriers de Montreuil. Elle avait laissé la porte ouverte, son lit n’était pas fait. Le salon était d’une banalité affligeante : un de ces intérieurs tristes, dans les tons bordeaux et gris. « Un monde sans dieu », j’ai pensé, sans vraiment savoir pourquoi. Au centre de la pièce trônait un poste TSF flambant neuf, le seul indice de relative prospérité. Ses parents venaient de partir : le samedi, leur boutique ouvrait à 9h, je m’étais renseigné. Ma main droite tremblait légèrement.

- Il est arrivé quelque chose ? Sa voix était encore ensommeillée, à peine troublée par une pointe d’angoisse.

Je sentais que si je la regardais en face, mon énergie allait peu à peu se liquéfier. Pourtant, je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un coup d’œil à ses jambes. Elle portait un de ces déshabillés en fausse soie, qui s’arrête au niveau des genoux. J’avais presque oublié à quel point ses chevilles étaient parfaites.

- René est mort, cette nuit. Suicide, ai-je trouvé bon d’ajouter.

Elle m’a tourné le dos et est partie dans sa chambre. Je l’ai entendu sangloter, avec des grands hoquets plaintifs. C’était le moment, il fallait que j’y aille. Lui passer un bras consolateur autour du cou, pas d’éclat de voix, pas de cruauté, une fin paisible, heureuse. Il fallait que je m’approche d’elle, il fallait que j’y arrive.
Des jambes parfaites, une gorge d’une blancheur inouïe, et ces lèvres...les membres défilaient devant mes yeux, comme des trophées à portée de main. Et ces sanglots qui n’en finissaient pas. La porte de sa chambre était restée ouverte, elle m’attendait. Mon silence la faisait atrocement souffrir. Il fallait la satisfaire. Ses jambes ne quittaient plus mes yeux, l’image était incrustée au fond de ma rétine. Ma main remontait tout le long, jusqu’au cœur. La porte clignotait, il fallait que je l’atteigne...

J’appuie la lame contre ses seins, le sang commence à perler, la salive s’accumule dans ma gorge, ça monte doucement. Son corps s’arque vers moi, dans un effort stupide pour se libérer. Sale grue, va-y essaie de crier, essaie. Quand je sors le couteau, ses yeux se mettent à tourner de droite à gauche, sa face est bouffie, ignoble. Je m’amuse à passer la lame sur mon avant-bras, je taille quelques petites encoches, pas très profondes, je regarde ses seins, le couteau s’enfonce en dessous du mamelon droit, jusqu’au manche. La douleur l’a prise par surprise, les yeux se figent, elle s’évanouit. Un flot de sang épais, presque noir, coule le long du ventre, je colle mon bras contre elle, nos sangs se mélangent, mais ça m’énerve tout d’un coup, je me mets à labourer son ventre de grands coups de couteaux, la sueur coule le long de mon front, je continue, jusqu’à faire d’elle une chose ouverte, sans nom. Une odeur de viande fraîche sort du trou béant, le sang a imbibé les draps, je prends sa main, je lèche doucement ses doigts, l’un après l’autre.

Quand elle revient à elle, une masse de tripes marronnasses pend de son ventre, j’enfonce les mains dedans, elle secoue faiblement la tête, elle respire encore.
Je suis sur son lit, mon corps bouge mécaniquement au-dessus du sien, je sens le plaisir monter, encore quelques mouvements, mes mains des deux côtés de son cou, j’appuie, son corps oscille d’avant en arrière, ses yeux se retournent, le visage écarlate, je sens qu’on y est presque, je sens qu’on y est...

Ses parents ne fermaient jamais leur boutique pour rentrer déjeuner, j’avais tout mon temps. J’ai hésité à retirer le bâillon qui liait sa bouche et ses mains. Les yeux étaient restés ouverts, figés dans une terreur de bête. J’ai dû abaisser les paupières avant de remettre mon pantalon. Ce qui restait des seins dépassait du déshabillé, de la bave déjà séchée avait coulé le long du cou. J’avais fini par casser la mâchoire, elle pendait lamentablement, seul le bâillon cachait l’intérieur de la gorge.
Il n’y avait plus grand chose à dire. Je la connaissais à peine, de toute façon. Ses parents porteraient le deuil quelques jours, puis les affaires reprendraient. René se trouverait une autre poule avant Noël. A aucun moment la pensée du suicide ne l’effleurerait. La vie d’Anna avait été inutile, belle gamine parmi d’autres. Sa mort n’aurait aucun impact sur l’existence des vivants. C’était ainsi, ça devait être ainsi.
J’ai ramassé mes affaires, j’ai voulu la couvrir avec le drap. Les jambes étaient intactes, d’un blanc lumineux sali par le sang. Le carillon de l’église d’à côté s’est mis à retentir, d’abord faiblement, et puis de plus en plus fort. « Vive les mariés ! » a crié quelqu’un dans la rue. J’ai cru entendre la porte d’entrée s’ouvrir. Le sang dessinait des rigoles noirâtres, jusqu’aux genoux. J’ai soulevé délicatement son déshabillé, j’ai posé ma tête contre ses tripes. Une moiteur écœurante me collait aux joues, j’ai arraché un bout d’intestin, je l’ai mâché doucement en sanglotant, le goût m’a donné envie de vomir. « Tout ce que tu as aimé périra ». Et la phrase revenait en boucle, le carillon avait repris, j’allais mourir, les larmes descendaient vers ses cuisses, j’allais mourir près d’elle. J’ai voulu serrer sa main, la chair était un peu gluante, déjà froide. Je me suis détaché, j’ai écrasé tout mon corps contre le sol, des bouts de chair me collaient aux cheveux, de longs sanglots me soulevaient par vagues, tout revenait en bloc, l’odeur de ma mère, ses cheveux vaporeux, ses ongles taillés en amande et laqués de rouge...Et ce visage bouffi, injecté de sang, pendu au bout d’une ceinture...Quelqu’un a sonné à la porte, une fois, deux fois, j’attendais, les hoquets avaient repris, de grands élans de nausée montaient jusqu’à la gorge, puis repartaient. Il fallait juste que j’attende, ils viendraient me chercher, quelqu’un finirait par venir, les anges noirs du jugement dernier, ces paupières qui s’ouvrent sur des cavités de sang...

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