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A thin line 

lundi 10 mars 2008, par Jo Ann von Haff

Filipa parvient à la zone piétonne sans s’en rendre compte. Déboussolée, elle s’arrête au milieu du trottoir et cherche une cigarette dans son fourre-tout. Étrangère au bruit environnant, elle fouille au fond de son sac à la recherche d’un paquet entamé. Mais elle ne trouve que de vieux biscuits Marie rassis, des emballages de mouchoirs en papier vides, des bouchons sans stylos, son téléphone portable sans batterie et des bouts de papiers avec des notes illisibles... Le fourre-tout est la représentation exacte de Filipa : désorganisé. A bout de nerfs, elle s’accroupit et jette le contenu du sac par terre, à même le trottoir. Les passants la regardent avec une surprise teintée de dégoût. Ils se disent sans doute que c’est encore une folle engendrée par la crise que le Portugal vit depuis des années. Une de plus ou de moins... ils continuent leur chemin, et oublient Filipa très vite. La jeune femme se débat avec ses boucles noires et mêlées qui gênent sa vue, et trie parmi les miettes vieilles de cinquante ans...
- Où est cette putain de clope ?! - elle pousse un cri de frustration et sent la colère monter en elle - J’entends déjà ma mère : « Pipa, doux Jésus ! Que faites-vous là, sur le trottoir, comme une mendiante ? » Oh, ce serait drôle ! Une bourgeoise comme Babicha Ribeiro Guedes, le balai là où je pense, avec une fille en train de péter les plombs en pleine Lisbonne. Qu’est-ce qu’on se marre !
Elle sent le regard des autres sur elle. Elle lève les yeux, irritée, lisant dans leur pensée : « pauvre enfant, la précarité a eu raison d’elle ». Elle le sait. Elle-même a eu des pensées de ce genre envers d’autres femmes de son âge... Elle a toujours essayé de fuir cette vision de déchéance, de peur que ce soit contagieux. Elle a toujours tenté de se cacher derrière le masque de la bourgeoise portugaise intouchable, alors que depuis des années, elle souffre en silence. Filipa se met à sangloter, son nez se met à couler. Sans hésiter, elle remet ses affaires éparpillées sur le trottoir dans son fourre-tout, sans faire abstraction des déchets qui peuvent s’y être mêlés. La jeune femme ne songe pas à l’hygiène... loin de ça... Elle arrête un piéton.
- S’il vous plaît ? Vous n’auriez pas une cigarette ? - elle essaie le ton le plus poli et neutre possible.
- C’est la galère pour tout le monde. - répond l’homme sans même la regarder et continuant son chemin.
- Putain, c’est qu’une clope ! - la politesse n’a plus de place dans la frustration - Bande d’abrutis ! J’suis pas mendiante, j’ai pas besoin ! Connard !
Elle se tait un instant, surprise par les mots qui sortent de sa bouche. Ce matin encore, elle n’aurait jamais pensé parler de la sorte en privé, moins encore dans la rue, là où on peut la voir et la reconnaître. Mais c’est la faute de sa mère ! Pendant des années, Filipa a essayé de garder ses secrets et de sauvegarder les apparences. La distance du vouvoiement entre sa mère et elle n’a jamais facilité l’échange et les confidences. Filipa a souffert en silence toute sa vie.
Et voilà qu’aujourd’hui, sa mère décide de lui raconter que son père n’est pas son père... « J’ai une chose à vous dire » et elle l’a dit, sans prendre de pincettes, sans se perdre dans des détours inutiles. Ce serait mal la connaître. Babicha est allée droit au but, « ton père n’est pas ton père, c’est celui-là » avec photographie d’époque à l’appui. Et d’un seul coup, la vie de Filipa s’est brisée pour la deuxième fois.
- Traînée ! - elle se laisse aller à des injures qu’elle n’aurait jamais proférées avant, encore moins à l’encontre de sa mère : mais cela soulage - Pauvre conne, quelle mère lamentable !
En passant devant un café, elle se regarde dans la glace et remarque son air sale. Elle a quitté la maison de sa mère en catastrophe, elle a laissé son maquillage se dégrader à force de larmes sans se soucier de son apparence. Elle prend ses lunettes de soleil, celles qui lui donnent un air de mouche. Mais Filipa se sent comme un insecte dégoûtant en circulation.
- C’est ta faute, Babicha ! C’est ta putain de faute ! - jamais elle n’a tutoyé sa mère, et tout comme avec les insultes, elle n’est pas complètement à l’aise - T’es inconsciente ! Je te hais, je te hais, je te hais ! - elle crie, éclatant d’un rire mauvais.
Elle passe de moins en moins inaperçue. Il ne manque plus que les vêtements sales et cette odeur de mal lavé pour que la panoplie soit complète. Filipa se laisse glisser contre un mur et s’assoit sur le trottoir sale, perdue dans ses pensées, dix ans plus tôt...
Tout semblait aller pour le mieux. C’était le quinzième anniversaire de Filipa et sa mère avait invité les enfants de ses amies Betas de Cascais, toutes portant des surnoms aussi exotiques les unes que les autres. Babicha accueillait alors avec joie Mimi, Ló, Tita, Lalá, Milú, Pipa - surnom de « Filipa » - et autres noms affectueux. Les enfants de ces dernières répondaient eux aussi tous aux mêmes prénoms : des Gonçalo, des Salvador, des Mafalda, des Francisco, des Marta, des Filipa, des Joana et des Rita à la pelle. Filipa n’avait jamais compris ces envies de faire comme tout le monde, et ne se sentait pas à sa place dans cette communauté-là.
Ils se ressemblaient tous, portaient les mêmes chemises à carreaux verts, bleus ou rouges sur fond clair, les mêmes pulls aux losanges bordeaux, bleu, gris ou vert, les mêmes mocassins en cuir, et les mêmes coiffures avec la mèche scientifiquement rebelle, que ce soit fille ou garçon. Elle se savait différente, mais ne comprenait pas exactement pourquoi. Elle ne rentrait pas dans le moule.
Sa grand-mère Lili ne l’appréciait pas trop, non plus. Filipa n’en avait jamais compris la raison. Elle avait dû s’investir deux fois plus que tous les autres : avoir les meilleures notes, un comportement irréprochable, être la plus sage, la plus cultivée... en un mot : la meilleure.
Une fois n’était pas coutume, elle s’échappa du groupe et sortit dans la rue, loin de la musique et des conversations de ses camarades.
- Hey ! Tu ne devais pas être là-dedans, en train de faire la fête ?
Elle n’avait jamais vu cet homme, mais il était là et semblait tellement plus intéressant que tous les Betos qui participaient à cette fête ! C’était suffisant pour l’intéresser, surtout qu’il ne portait ni losanges ni mocassins !
- Je le devais.
- C’est ton anniversaire, hein ?
- Comment tu le sais ?
- Je sais beaucoup de choses sur ce coin. - il regarda autour de lui, toutes ces maisons bourgeoises... - Tu as l’air de t’embêter.
- T’as vu leurs têtes ?!
Il éclata de rire puis s’approcha d’elle.
- Je suis Salvador. Et toi ?
- C’est un nom de Beto !
- Personne n’est parfait. - il haussa les épaules.
- Je suis Filipa.
- Un nom pas du tout de Beta.
Elle rougit, mais le trouvait charmant. Et elle le suivit sur sa moto, loin de sa fête d’anniversaire ennuyeuse.
Sans hésiter. Elle l’aurait suivi n’importe où, tant qu’il l’emmenait loin de Babicha et de ses acolytes. Jusqu’au bout du monde...
Mais le bout du monde fut bien près, et la fin du monde encore plus proche. Alors qu’elle pensait sérieusement qu’il était sympathique comme garçon, différent des autres mais cavalier, il l’emmena sur des routes qu’elle n’avait pas voulu connaître, la forçant sur des chemins qu’elle n’avait pas voulu suivre. Et devant son refus, il n’hésita pas à user de la force et de la violence. Filipa paya de sa personne son premier et unique écart de conduite...
Filipa renifle et décide de se lever. Elle doit rentrer chez elle, prendre une douche chaude, se laver les cheveux et se préparer. Elle a une soirée...

Enfin propre et parfumée, habillée « très tendance » loin des losanges et des mocassins d’antan, Filipa étudie le contenu de son sac à main et se regarde une dernière fois dans le miroir. On n’aurait pas dit qu’il y avait eu cet accès de folie dans la journée.
- Bonsoir, je m’appelle Filipa Ribeiro Guedes, enchantée. - elle s’entraîne devant la glace - Comment allez-vous ? Moi ? Non, rien de nouveau. D’ailleurs, mon nouveau projet consiste à regrouper des brebis égarées... voire galeuses... Oui, c’est drôle... Ma mère dit souvent que j’ai un sens de l’humour par-ti-cu-lier...
Elle prend ses clés et quitte son appartement, descend au garage pour récupérer sa berline. Le GPS en marche, elle démarre et conduit lentement dans les rues de Lisbonne, n’étant pas pressée. 
Elle arrive vingt minutes plus tard devant un immeuble de luxe. On l’accueille au quinzième étage, on lui met une flûte de champagne entre les mains et on la laisse errer à son aise... et puis, parmi l’assemblée, elle le remarque...
- Salvador.
Il a changé. Il n’a plus ce look de motard, c’est un homme d’affaires respectable et un chef de famille. Que de chemin parcouru en quinze ans ! En entendant son nom, il se retourne et pâlit. Le verre de whisky tremble légèrement dans sa main.
Il s’excuse auprès de ses invités et s’approche d’elle.
- Fi... Filipa...
- Tu te souviens de moi. - elle le regarde, sans émotions.
Il déglutit péniblement. De si près, elle remarque ses rides et ses quelques cheveux blancs.
- Tu as toujours su qui j’étais. Tu es un malade !
- Je regrette, je...
- Tu sais, ma mère m’a racontée une histoire amusante, aujourd’hui. - elle regarde sa flûte à moitié vide - Elle a dit que mon père, tu sais, le Ribeiro Guedes... bein... il n’est pas mon père. C’est un cocu, le pauvre homme... Et puis, l’histoire est si drôle, qu’elle m’a montrée une photo de toi ! Tu sais que le nom de « Sauveur » ne te va pas bien ? Hein, Salvador ? Salvador, Salvador, Salvador ! - elle finit par crier.
Une fois encore, Filipa est le centre de l’attention. Et une fois encore, elle s’en moque royalement. Tout le monde s’est tu et les regarde avec étonemment.
- Tu m’as violée, sale porc ! J’avais quinze ans ! Quinze ans, et tu savais qui j’étais ! Qui était ma mère !
Des cris de surprise se font entendre dans le salon.
- Tu as voulu te venger de ma mère ! Tu m’as eue ! Je ne t’ai rien fait !
Filipa laisse tomber sa flûte de champagne par terre en écartant ses doigts avec élégance. Le verre se brise en mille morceaux à ses pieds. Elle ouvre son sac et en sort un revolver.
Tout le monde fait un pas en arrière.
- Filipa, qu’est-ce que tu vas faire avec ça ? - la voix de Salvador tremble.
- Tu es une ordure, Salvador. - elle fait une grimace - Je ne vais pas te tuer, tu n’aurais pas de regrets... Personne ne te regarderait avec mépris... Non, Salvador, ce n’est pas comme ça que ça marche.
Elle enlève la sécurité et approche son doigt de la détente. Elle approche alors l’arme de sa propre tempe, écartant ses mèches sombres et essayant d’ignorer le contact froid du métal contre sa peau. Des chuchotements d’horreur envahissent le salon. Elle veut les faire taire, mais ils ont compris qu’il est pire que voir un homicide, c’est d’assister à un suicide en direct.
Salvador lève la main pour éviter qu’elle commette une folie. Mais c’est trop tard. La folie, il l’a commise le jour du quinzième anniversaire de Filipa. Il y a exactement dix ans, jour pour jour.
- Joyeux anniversaire à moi. - dit Filipa d’une voix limpide - C’est un bon jour pour mourir...
- Filipa, non... !
- Au revoir... papa.
Et elle appuie sur la détente.

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