La Revue des Ressources
Accueil > Champ critique > Recensions > Sur Je suis tchétchène, de German Sadoulaev

Sur Je suis tchétchène, de German Sadoulaev 

jeudi 4 janvier 2018, par Françoise Genevray

Traduit déjà en plusieurs langues, Je suis tchétchène (2006) parvient au lecteur français avec dix ans de retard [1]. De quoi se remémorer une période émaillée de violences, avec deux guerres sur le sol de Tchétchénie (1994-1996, 1999-2000), des attentats et des prises massives d’otages en Russie au fil des années 2000 (Moscou, Volgodonsk, Kislovodsk, Beslan, Naltchik), traumatismes ravivés depuis par des explosions meurtrières (métro de Moscou en 2010, aéroport de Domodedovo en 2011, Volgograd en 2013, métro de Saint-Pétersbourg en 2017). Remis dans pareil contexte, le titre de German Sadoulaev sonne comme une provocation fondée sur « un mot empoisonné » [2] : un Tchétchène peut-il être autre chose qu’un bandit, un terroriste ou à la rigueur un mafieux ? La diabolisation de ces rebelles à la conquête russe, de ces « coupeurs de gorge », comme dit Maxime Maximytch dans Un héros de notre temps (1839), est une vieille histoire, assortie de respect pour leur esprit d’indépendance et pour leur courage : « de sacrées caboches … quels gaillards ! », ajoute le même personnage de Lermontov [3]. Le Tchétchène, dans la version essentialiste qui a cours, ne recule devant aucune atrocité pour accomplir sa fière devise, ’la liberté ou la mort’. En réalité, suggère Sadoulaev, aujourd’hui la majorité des Tchétchènes aspire surtout à la paix.

L’écrivain admet ne pas avoir inventé lui-même ce titre, soufflé par l’éditeur qui accueillit le premier texte de son recueil et qui l’incita à poursuivre [4]. D’abord méfiant, le lecteur ne tarde pas à saisir ce que recouvre le choix d’un tel drapeau. Loin de revendiquer une identité exclusive et fermée, et quitte à heurter certains compatriotes, Sadoulaev démonte le mythe identitaire d’une ethnie tchétchène originaire du Caucase : « il n’y a aucune ethnie tchétchène » autochtone (p. 59), plutôt un amalgame de populations déplacées, un conglomérat de tribus disloquées, rendu plus hétérogène encore, une fois fixé au Caucase, par les mariages conclus au sein d’autres populations (Avars, Ingouches, etc.). De ces tribus diverses, que la politique russe depuis l’époque des tsars contribua à souder et qui pourtant n’ont pas totalement fusionné, témoigne l’existence des clans qui structurent la société locale.

Mais cette mise au point n’est pas l’essentiel du propos. Né en 1973 à Chali, où il vécut jusqu’à l’âge de seize ans, l’auteur insiste de préférence sur la proximité des Russes et des Tchétchènes, sur l’étroitesse des relations tissées entre eux par le quotidien. Tout comme le double fictionnel auquel il délègue sa voix dans Une hirondelle ne fait pas le printemps, Sadoulaev est issu d’un père tchétchène et d’une mère russe. Nourri de classiques russes, tant par le système d’éducation soviétique que par tradition familiale, il se sent parfaitement chez lui à Saint-Pétersbourg, où il vit après y avoir fait ses études de droit. Il ne croit pas que son pays natal gagnerait à se rendre indépendant : sans passer sous silence les injustices et les cruautés subies (la déportation en Asie centrale des Tchétchènes et des Ingouches fut en 1944 une tragédie monstrueuse) [5], Sadoulaev regrette la Tchétchénie du temps de l’Union soviétique, une « grande patrie » inclusive qu’il estime avoir été, d’un point de vue culturel, « l’incubateur idéal pour les petites nationalités » (interview). L’appartenance tchétchène affichée en tête de son livre ne recouvre donc aucun parti-pris en faveur du séparatisme, de l’autonomie ou d’une quelconque formule politico-administrative, ni même l’affirmation d’un nationalisme culturel. Elle correspond bien plutôt aux besoins d’une situation [6] qui engage un choix d’écriture : « je me suis mis du côté des faibles. Parce que le fort se défend tout seul. C’est pour cela que je me considère tchétchène, un vrai tchétchène » (interview).

Quoique lestée d’un poids historique évident, la question tchétchène est inséparable des problèmes actuels liés au démantèlement de l’ancien espace soviétique. De la « grande patrie » partiellement désintégrée à un nationalisme tchétchène discrédité par sa frange islamiste radicale, la fabrique d’une nation va tristement de pair avec celle de l’étranger : « à présent, on nous dit que nous sommes tchétchènes. Et ce grand pays [la Russie] est soudain devenu pour nous un pays étranger » (p. 58). Voilà le porte-à-faux dont Sadoulaev fait état, tout en interrogeant des clichés trop répandus. Admettons que les farouches Tchétchènes « ne savent tout simplement pas se rendre » s’ils sont attaqués (p. 302) ; mais ils peuvent être écrasés par la force militaire, une force oublieuse des barrières morales, comme il advint au terme des années 1990. À travers le cas particulier d’un homme qui, sans se contredire, déclare à ses lecteurs russes : « Je dis ’nous’, car je suis l’un des vôtres » (p. 238), le livre propose un défi à ces derniers : m’acceptez-vous comme tel, à la fois tchétchène et russe, membre à part entière de la même communauté civique ? C’est donc bien une sollicitation politique qui prend corps dans l’espace littéraire, avec les moyens de la littérature : polyphonie énonciative, mise en symbole et traitement lyrique des éléments naturels (la terre, les montagnes, l’hirondelle), pluralité des genres (souvenirs personnels, histoires inventées, écarts fantastiques, contes et légendes, mythologie). Raconter sa Tchétchénie, celle de sa jeunesse et celle d’aujourd’hui, permet à Sadoulaev de décentrer les regards prévenus et d’ébranler le point de vue, stigmatisant tout un peuple, selon lequel « Nous sommes des Tchétchènes, donc des ennemis » (p. 93) ou encore « Un bon Tchétchène est un Tchétchène mort ». Car ce vieil adage n’a cessé de sévir, anesthésiant l’opinion russe et cautionnant la brutalité des méthodes employées par les forces armées dans la petite république caucasienne : comment justifier les bombardements de civils (marché de Chali, 1995) et d’hôpitaux, les « nettoyages » frappant à l’aveuglette femmes, enfants et vieillards ?

Sadoulaev vivait ailleurs. Mais une guerre ne se contente pas de supprimer des vivants et de bouleverser l’existence de qui la subit directement. Il arrive qu’elle vous rattrape au loin, « sous la forme de vérifications dans les aéroports et les gares … de refus directs de m’enregistrer, de refus confus et honteux de m’embaucher après lecture de ma fiche de renseignements » (p. 129). Ayant touché des proches et blessé une terre aimée, la guerre chez l’auteur tantôt s’insinue comme un lent poison, tantôt surgit, en soudaine explosion, au cœur des souvenirs plutôt heureux de l’enfance, qui occupent ici une place centrale : « Quoi que je me rappelle, les fils de ma mémoire me ramènent toujours à la guerre » (p. 137). Et la magie des mots censée remédier à cette obsession semble impuissante à la contenir puisque la mort violente est partout, disséminée dans une collection de faux souvenirs nés d’identifications imaginaires : « Si j’avais péri, j’aurais péri en une seule fois. Quelle souffrance de mourir encore et encore ! Mais je suis parti, c’est pourquoi j’ai été tué par la balle d’un sniper dans une rue de Grozny, j’ai été déchiqueté par une grenade à Samachki, j’ai été mortellement blessé par l’éclat d’une bombe à Chali et j’ai brûlé dans un char au cours de cette bataille d’Ourous-Martan où tout mon régiment a été exterminé » (p. 95). Livre-mémorial, Je suis tchétchène met en scène divers personnages inspirés à Sadoulaev par sa connaissance du petit peuple tchétchène : un camarade tué au combat, un enfant qui croit voir un dragon dans l’avion bombardant son village, un homme d’âge mûr qui compte ses disparus... Réceptacle des vies alternatives dont se nourrit la fiction, cette mémoire d’emprunt rive l’esprit à un passé qui ne passe pas, fait barrage au cours linéaire du temps et fissure l’identité personnelle : « si j’étais un écrivain, j’aurais écrit un livre là-dessus. Ou bien un récit. Mais je ne suis que le fragment de la vie de quelqu’un » (p. 180). À la fois aimanté et oppressé par l’aspect le plus douloureux de son sujet (une guerre qui « n’a pas eu d’histoire, juste la télévision » [7]), Sadoulaev revendique l’aspect fragmenté de ses narrations, subdivisées en très courts chapitres : à la facture classiquement maîtrisée duJour de la Victoire, nouvelle dotée d’une charpente et d’une fin bien marquées, s’oppose ailleurs le décousu émotionnel de la « nouvelle éclatée » (sous-titre de Une hirondelle…) ou du « journal d’un fou » (allusion à un récit de Gogol, p. 242).

Z. Prilepine et V. Makanine ont scruté les guerres de Tchétchénie au plus près du terrain et de la psychologie des combattants [8]. Sadoulaev livre une vision à la fois plus large (embrassant aussi la vie courante et le paysage tchétchène, bordé de montagnes bleues ou noires tantôt sévères et tantôt féériques), plus distancée et plus subjective. Moins puissante peut-être, mais précieuse pour appréhender la complexité des choses. « Personne n’a besoin d’un livre pareil qui ne s’inscrit dans aucun système de propagande » (p. 157) : raison de plus pour ouvrir Je suis tchétchène.

P.-S.

logo : German Sadoulaev. Crédits : pravoslavie.fm

Notes

[1Monique Slodzian inclut G. Sadulaev parmi Les enragés de la jeune littérature russe, La Différence, 2014, p. 148-150.

[2Thomas de Waal, « Chechens I used to know », 19 avril 2011, sur le site carnegieeurope.eu (rappel chronologique des faits, analyse et bilan).

[3Lermontov, Un héros de notre temps, trad. Déborah Lévy-Bertherat, GF Flammarion, 2003, p. 47.

[4G. Sadoulaev, Je suis tchétchène. Une hirondelle ne fait pas le printemps, trad. Cécile Giroldi, préface d’Anne Nivat, Louison éditions, 2016. Le sous-titre correspond au premier texte du recueil, qui en compte neuf. L’original russe (Ia-Tchetchenets) parut en 2006 chez Ultra.Kultura.

[5Voir le chapitre consacré à cet épisode par Éric Hoesli dans À la conquête du Caucase : épopée géopolitique et guerres d’influence, Éd. des Syrtes, 2006.

[6On pense aux Situations de J.-P. Sartre (1947-1976), dix volumes d’écrits de circonstance fortement liés à l’histoire et manifestant « un lien vivant de rage, de haine ou d’amour » entre celui qui les a produits et ceux qui les reçoivent.

[7Formule tirée de son roman Chalinskij reid (Un raid sur Chali, 2009, non traduit).

[8Zakhar Prilepine, Pathologies (2005), trad. Joëlle Dublanchet, Éd. des Syrtes, 2007. Vladimir Makanine, Assan (2008), trad. Christine Zeytounian-Beloüs, Gallimard, 2013 : cf. notre recension de Assan mise en ligne le 13 novembre 2013 dans La Revue des ressources/Champ critique.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter