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Happy days 

vendredi 14 mars 2014, par Márcia Marques-Rambourg






Le monologue s’installe peu à peu. Dans cette salle obscure, deux atmosphères se forment graduellement. L’espace de l’Homme se vide. Je vois l’improbable prendre forme ; s’élargir en densité. Agir et grandir dans mon esprit trébuchant entre réel et simulacre.

En face de moi, une porte laissée entrouverte. Les mots s’y personnifient, se maquillent, dansent d’un pas marqué, masqué, aigu. Les personnages s’y chosifient. Il est une hiérarchie entre l’Homme et la négation de lui-même ; entre l’esprit et la chair irrévocablement mortelle. Entre l’intérieur et l’extérieur de la scène, entre le possible et l’impossible ; entre le Moi et l’Autre. Je vois un dénouement s’établir dans la peur de la conscience, dans la peau de cette salle. Les personnages se vident de sens et font exister l’absence de l’Homme. Ils vivent pour faire place à la représentation de la représentation.

Je m’installe confortablement devant cette photographie. Avant d’entrer dans l’édifice de l’absurde, j’observe encore avec douceur la femme qui parle à l’homme sourd, tous deux assis devant moi, géants. Elle encore jeune, belle, couverte des baisers inaccomplis. Ils sont deux. Incommunicables ; inexistants l’un pour l’autre. Elle, comme moi, à l’extérieur de la salle. Ils s’investissent dans des monologues interminablement toxiques, tels Willie et Winnie de si beaux jours (« Je devrai apprendre à parler toute seule » me dis-je, en les regardant, en me souvenant du texte beckettien). Ce sont des personnages en réécriture, blancs, en mutation, en métamorphose éternelle, recouverts de cette soie inoffensive qu’est la mémoire.

Je les vois d’ici. Ce sont des fragments de mémoire. Je suis amenée à rester dans cette salle à deux atmosphères, où je me revois dans l’image de son image. Muette, spectatrice d’un monologue épars, je le vois seul, prisonnier d’une première photographie, à parler en échos fractalisés. « Il y a si peu qu’on puisse dire ». Beckett nous revient.

Lorsque nous étions encore dans la même sphère, les mots nous étaient si difficiles, si promeneurs, si furtifs, opaques. Ils étaient à portée de main, faciles, et nous fracassaient pourtant l’esprit avec le son grave des dialogues absents, violents, de nos mots ingrats, figuratifs. Si peu, si peu qu’on puisse dire lorsque nous sommes dans la même salle.

Je me souviens de mon père tous les jours. Je me souviens de notre mémoire lente, tous les jours.

Hier, il est arrivé élégant. S’est assis sur mon canapé, dans mon salon empli de littérature sonore. M’a dit avoir pris plusieurs photographies en noir & blanc, vu des personnages à plusieurs corps, à de multiples scènes. Il orchestrait ses mouvements calculés. Circulaires. Semblait maîtriser la voix de la photographie. Souriait, satisfait, sans entendre le chœur du décor. Et m’a dit, d’un air vibrant, presque vivant, que dans l’intimité superlative de l’Homme, seul l’invisible est inchangeable.

P.-S.

En logo : David Maisel, <em<History`s Shadow GM16, 30"x40" (source).

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