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De la photographie, faire son deuil 

Rêves et variations

dimanche 8 mai 2011, par Camille Joffres


Avec une certitude parfaite, j’établis, grâce à d’anciennes photographies, ou gravures, que la table (de salle à manger) provient en fait d’une de ces institutions coercitives, militaro religieuses, où, à n exemplaires, elle meuble une salle immense, peut-être destinée à des visites (pauvreté, obscurité, et cette propreté générique, hygiénique, qui ne laisse pas de sentir mauvais).

N’y a-t-il de familles qu’unies dans les rancoeurs, les frustrations, les refoulements et les conflits plus ou moins ouverts ? Dans La Chambre claire , Roland Barthes, fidèle à l’intention d’une recherche toute tendue vers la singularité, et à travers elle, c’est-à-dire la sienne, et donc aussi la subjectivité, assumée sans emphase, se le demande, et proteste, presque modestement, ou discrètement, qu’il en a connu une, mais lacunaire (pas de père, seulement le souvenir des grands-parents, ni sœurs ni cousins), où seul l’amour unissait. Et ce livre où la mort de sa mère est omniprésente témoigne aussi de ce qu’a été pour lui la fin de cette famille, à savoir, dans l’ironie, la seule attente de sa propre mort (qui, mais il faudrait vérifier, ne devait guère tarder, puisque si le livre (sous-titré Note sur la photographie) fut écrit entre le 15 avril et le 3 juin 1979, sa publication en février 1980 coïncida avec l’accident dont il mourut peu après. En sorte que ce qui fut écrit dans l’épreuve du deuil (un an semble-t-il après la mort de sa mère) résonne désormais comme le dernier, et pas seulement poignant pour cette raison contingente) opus de celui qui fut salué alors, contre sa volonté apparente, comme l’un des derniers maîtres, 1915-1980, du XX° siècle.

La jeune chatte se traîne lamentablement, roule de côté, fait voir ses viscères dont le coup de pied d’une servante-hôtesse lui a infligé la létale libération.

Blanchot fournit la citation la plus longue et la plus dense du livre, Husserl est là, en deux lignes de deuxième main, S. Sontag présente seulement dans la bibliographie. Quant à Walter Benjamin, il n’y est pas du tout. Liberté !

« l’essence de l’image est d’être toute dehors, sans intimité, et cependant plus inaccessible et mystérieuse que la pensée du for intérieur ; sans signification, mais appelant la profondeur de tout sens possible ; irrévélée et pourtant manifeste, ayant cette présence-absence qui fait l’attrait et la fascination des Sirènes « (Blanchot), p. 165. La bibliographie ne permet pas de savoir d’où provient cette citation. Le livre lui-même est « En hommage à L’Imaginaire de Sartre » (p.7).

Ce sont des « souvenirs » d’un que je tiens pour un grand homme, de bien. Qui me sont adressés, textes et photos. J’en pleure, d’émotion et de tendresse, pour sa perte aussi, et mon chagrin. Les textes sont allemands. Sur certaines des photos, de vastes pains ronds sont posés au sol et une lettre indique ses préférences (le lettre est lue comme par sa voix, et il y a une chaleur et une douleur extrêmes dans le fait d’entendre cette voix dire ces simples choses touchantes et intimes). Nous sommes aussi plusieurs, d’une de ces sciences qui ont exigé tant de livres, nous marchons, nous nous rendons quelque part, comme dans une bibliothèque.

Ce livre, je venais de le lire, pour la première fois, me semble-t-il (ce qui veut dire que peut-être je l’avais feuilleté, que certainement j’avais lu des critiques à son sujet, que j’en avais entendu parler, que j’en avais recopié des citations…), vingt-sept ans donc après sa publication, et parce qu’il était ici, parmi ses livres à elle, qui était morte trois mois auparavant. Autrement dit, ce livre m’attendait, et peut-être avais-je aussi attendu le juste moment pour le lire.

D’abord l’image du père, qui vient à peine de mourir, et repose sur le grand lit de bois blond, bien au milieu. Le tour des nombreuses pièces de la maison a lieu en compagnie de la mère, qui ne pleure ni ne sanglote. Trottine efficacement. Penser à faire sortir le chat de la chambre mortuaire. Puis dans un négoce proche qui est une maison semblable, constater que la mère n’évoque pas même l’événement. Il est vrai qu’elle s’adresse à un hybride commun, grenouille de bénitier et langue de vipère. Plus tard, ce sont des mots, des chiffres même, qui disent le coût pour ne plus être, et je dois faire grand effort pour entendre que la somme annoncée, et incriminée, l’est en lires…

Puisqu’il s’y agit de photographie, à peine avais-je commencé à le lire qu’il m’avait fallu aussi en écrire, interrompant ma lecture, comme si je n’avais pas besoin de chercher si Barthes avait pu penser ce qui me venait à l’esprit, et qui consistait aussi en une sorte de correction épistémologique à laquelle j’étais récemment devenu sensible, et dont j’étais certain qu’elle orienterait l’éventuel avenir de la photographie, correction qui avait à voir avec la chimie d’une part, et d’abord, mais aussi, et secondairement avec la question de la couleur, et la lecture du livre, sur ce point, avait confirmé mes anticipations.

L’angoisse majeure la touche : ces menaces sur les prochains mois, sur les prochains jours, menaces sur sa vie même (dans cette angoisse il y a, six mois après l’avoir vue, découvrir la diminution, la voir vraiment). Comme une source de larmes prête à déborder.

D’abord, donc, ce que j’ai dû écrire, puis quelques notes empruntées à la Note du maître. Enfin, retrouvée inopinément, une page ancienne, écrite vingt-cinq ans avant les précédentes.

Lei sta frugando in uno sgabuzzino, sta sulla soglia, trova [Elle, elle farfouille dans un cagibi, elle se tient sur le seuil, elle trouve] quelque chose, qui se trouvait en hauteur, dit ne pas vouloir le remettre à sa place : ça peut attendre par terre ; elle se baisse – se penche pour le mettre par terre, mais, se redressant, elle tombe de tout son long, et la nuque vient toucher le carrelage.

Je m’éveille ; l’impression immédiate est : absurde/impossible, il est mort & n’a donc plus besoin de rien.

1. Nécessairement (ou alors nolens-volens), être ici à nouveau (séjourner une nouvelle « fois ») me reconduit à la question de la photographie.

Le lieu (la construction où j’habite) est contemporain de son invention et de sa (je l’imagine ainsi) rapide diffusion, et tous les habitants de la maison y demeurent présents à travers d’innombrables photos qui, à l’exception des plus anciens, les représentent à tous les âges de leurs vies. Non seulement tous ces habitants du lieu se sont laissé photographier et ont laissé ces traces à la garde de leurs descendants, mais encore, pour plusieurs d’entre eux, à partir, peut-on penser, des années 1920, ils en ont été les opérateurs. Puisque ce sont aussi d’anciens appareils (Box, Kodak de poche à soufflet) qui ont été conservés. Mais pas de matériel de développement ou d’agrandissement, et je ne sais plus trop où a fini celui qui fut le mien.

Je laisse de côté le cinéma, l’expérience fut en un sens brève, et le renouvellement des techniques au cours des cinquante dernières années, l’incurie des uns et des autres, la quantité et la rapide obsolescence des médiations nécessaires au spectacle garantissent davantage encore contre l’émotion terrible du retour du vif saisi par la mort. Protection rassurante en un sens : alors que je ne suis jamais à l’abri du choc que provoque la photo qui glisse à l’improviste d’un livre que je feuilletais « sans y penser », la bobine de Super 8, la K7 tiennent bien enfermés les flots de larmes qu’elles pourraient déclencher si l’on s’avisait d’en animer à nouveau les images, et, pire encore peut-être, les sons, c’est-à-dire les voix disparues.

D’ailleurs, qu’encore aujourd’hui ce soit une très exotique et plus que centenaire malle à chapeaux qui enferme mes anciens appareils photographiques témoigne bien que, pour moi, la photo a toujours en elle quelque chose de Napoléon III, de XIX ° siècle, dont je ne saurai la - ni me - défaire. Quelque chose aussi de funèbre : tout ce matériel était noir, dès lors que le bois n’est plus entré dans sa fabrication, et métallique. Froid.

Encore : quant au modus operandi photographique, qui convoque l’œil (et peut-être encore davantage le doigt si j’en crois Barthes), il relève d’une urgence fabriquée, parfois longuement attendue (« flash », déclic, clic, clac) qui n’évoque en rien la chimie (a fortiori la biologie) mais seulement la mécanique, c’est-à-dire la physique. Pourtant, le « laboratoire », que ce soit l’officine commerciale du boulevard le plus proche, ou le lieu initiatique et privé où l’on se trouve comme religieusement introduit, ou encore celui que l’on s’aménage pour soi-même, plus intime encore, est royaume chimique et à ce titre quasi biologique, puisque produits, humeurs, températures doivent y faire l’objet de mesures et de contrôles incessants. C’est un lieu où l’on ne saurait se passer d’eau, et d’écoulements, comme une salle de bain, mais en outre et comme en un oxymore non paradoxal, la lumière en est bannie, comme en une cave profonde : pour que la lumière puisse s’écrire, il faut la nuit artificielle de l’obscurité entretenue, où seule la lumière « rouge » est autorisée, d’où la blanche est bannie, ce qui condamne à la solitude, ou à une intimité protégée de toute intrusion inopinée. Lieu sacré, donc, mais où la parole n’est pas condamnée (qui le serait au studio d’enregistrement, ou sur le plateau du tournage cinématographique).

Mais la présence des liquides, leur usage, leur nécessité, la chimie donc qui travaille la photographie et le photographe ne doivent être que provisoires : s’il n’y a pas de photographie sans passage, aussi bien de la pellicule que du papier, par des bains, l’état définitif, réalisé selon le télos propre de la photographie est celui de la sécheresse, et serait compromis ou endommagé par le retour de ou à l’humide [l’analogie avec l’écriture ou la peinture est ici négligeable : s’il faut beaucoup d’eau pour fabriquer du papier, son usage implique qu’il soit parvenu à l’état sec : à peine l’aquarelle requiert-elle un peu d’eau, et destinée ici encore à l’évaporation ].

Aussi le séchage, et ce mode de cuisson très spécial qu’est le glaçage absorbent-ils place et préoccupation au laboratoire : pellicule et papier ne font qu’y être baignés sous contrôle, et ce n’est que parvenue à l’état sec que la photographie devient présentable.

Cette phénoménologie psychanalysante est rendue nécessaire par ma découverte récente de l’inintelligibilité complète, depuis plusieurs années déjà à coup sûr, d’un texte de Bergson à propos de l’art où, pour en illustrer la fonction révélatrice, le philosophe recourt à l’image… de l’image photographique se révélant progressivement au spectateur qui observe la feuille plongée dans le bain, et, opérateur sensible, attend l’instant juste pour l’en soustraire et fixer désormais définitivement un processus fragile (et nocif : la feuille doit être délicatement extraite à l’aide de pinces aussi bien pour éviter que les doigts l’abîment que pour empêcher que les produits corrosifs ne les abîment) qui, si l’opérateur n’y prenait garde, s’obscurcirait jusqu’à rendre de nouveau l’image invisible, la feuille ayant désormais viré au noir le plus intense.

Epiquement dit : combat permanent pour la visibilité, où l’ennemi est la lumière, la révélation a la luminosité rougeâtre comme alliée et condition nécessaire, et la photo désormais fixée résulte du noircissement contrôlé et définitivement arrêté d’une feuille qui fut blanche, et qui le redeviendra lorsque l’exposition trop prolongée de l’épreuve à la lumière aura rendu invisible la photo prise. A rebours du tableau peint que les goudrons et le vieillissement des vernis obscurcissent avec les siècles, et les chiures des mouches.

Bergson désormais inintelligible puisque la photo de notre époque semble ne rien devoir à la chimie, seules les petites et très opaques « cartouches » d’encres introduites dans les « imprimantes » ont à voir avec elle, mais qui pourrait y prendre garde ? – et la photo en est-elle moins photo lorsqu’elle est regardée sur l’écran de l’ordinateur, ou du téléviseur, ou de l’appareil lui-même .

La mécanique l’a emporté, et cette forme de mécanique pour laquelle l’électricité est nécessaire, hylétiquement parlant, la photo est toute entière désormais passée du côté de l’écriture et de l’informatique, donc de l’électronique, elle est digitale et non plus analogique, enfin elle a abandonné avec la chimie toute parenté avec la peinture. Dématérialisation, donc, assurément.

Mais, spiritualisation conséquente ? Rien n’est moins sûr. D’autant que la mutation technique s’est accompagnée d’une mutation historique : durant plus d’un siècle, la photo, c’était et ce n’était que le noir et blanc, comme on disait (de fait, rarement noir et rarement blanc, et même pas gris, bistres plutôt, comme le deviennent les dessins à l’encre de Chine lorsque le papier avec l’encre a jauni).

Désormais, la photo, c’est la couleur, et la couleur, ce sont les couleurs. (Ici, bien entendu, il faudrait préciser : selon presque tous les procédés utilisés, la couleur ce sont trois couleurs, plus le noir, et le blanc du papier, ce que ne savent plus guère les peintres, que savaient les imprimeurs, et les lithographes. Et encore, à qui approche suffisamment son œil, entre lithographie et photographie la différence est de taille, à peu près analogue à celle entre Masaccio et Seurat, pour le dire vite). Mais les couleurs suscitent-elles l’émoi ?

Evidemment, pour ce que je voulais, initialement, mettre au jour, ces considérations techniques et historicistes sont presque superflues, mais m’induisent cependant à penser que peut-être est-ce sans aucune assurance qu’il en sera comme il en a été, et que demeureront à l’avenir les pouvoirs et les émois propres à la photographie.

Demeurent l’œil et le doigt du modus operandi, demeureront peut-être l’album et le fait de le feuilleter, la photo encadrée, accrochée au mur ou posée sur la cheminée, scellée sur la tombe, celée au fond du portefeuille ou exposée sur le tableau de bord de l’automobile.

Des scorpions attachés par trois, qui constituent un cercle terrifiant et magique.

Quelqu’un qui m’intime sans cesse de lui parler de face, comme un sourd qui exigerait de pouvoir lire sur mes lèvres.

2. p.23, vraie mais désormais caduque, cette observation à partir de laquelle j’arrêtai ma lecture pour écrire ce qui précède : « Techniquement, la Photographie est au carrefour de deux procédés tout à fait distincts : l’un est d’ordre chimique : c’est l’action de la lumière sur certaines substances ; l’autre est d’ordre physique : c’est la formation de l’image à travers un processus optique. »

Il y a des bateaux, qui ne sont pas que de croisière, et des jeunes filles. Un rituel aussi, du genre criminel & policier ensemble. Non sans portée métaphysique. Porter quelqu’un au bout (au-delà) de soi-même.

p. 99 : « Je savais bien que, par cette fatalité qui est l’un des traits les plus atroces du deuil, j’aurai beau consulter des images, je ne pourrais jamais plus me rappeler ses traits (les appeler tout entiers à moi. Non, je voulais, selon le voeu de Valéry à la mort de sa mère, « écrire un petit recueil sur elle, pour moi seul » ».

pp. 103-104 : « Dire devant telle photo « c’est presque elle ! » m’était plus déchirant que de dire devant telle autre : « ce n’est pas du tout elle ». Le presque : régime atroce de l’amour, mais aussi statut décevant du rêve – ce pour quoi je hais les rêves. Car je rêve souvent d’elle (je ne rêve que d’elle), mais ce n’est jamais tout à fait elle (…) : je rêve d’elle, je ne la rêve pas. »

Quand donc cette pensée est-elle venue ? Que la mort ne saurait être comparée au sommeil, car les mots n’abandonnent pas sans cesse celui-ci. Tant que la définir pourrait être : la mort des mots. (L’abandon des mots. L’abandon par les mots ?)

pp. 126-128 : « On dit souvent que ce sont les peintres qui ont inventé la Photographie (en lui transmettant le cadrage, la perspective albertinienne et l’optique de la camera obscura). Je dis : non, ce sont les chimistes. (…) La photo est littéralement une émanation du référent. (…)

C’est peut-être parce que je m’enchante (ou m’assombris) de savoir que la chose d’autrefois, par ses radiations immédiates (ses luminances), a réellement touché la surface qu’à son tour mon regard vient toucher, que je n’aime guère la Couleur. (…) j’ai toujours l’impression (..) que la couleur est un enduit apposé ultérieurement sur la vérité originelle du Noir-et-Blanc. La couleur est pour moi un postiche, un fard (tel celui dont on peint les cadavres). »

Mes cheveux ratissent de nombreux petits pois, dont il est friand, surtout à peine cueillis et avec des oignons nouveaux, il y a aussi quelque présence animale, et tous les membres rapportés éminents de la gens.
L’autre fois, était-ce la veille, l’inquiétude portait sur le chien, qui à force de s’agiter sur le balcon finissait par se retrouver sur le sol, mais sans spectacle direct.

Ne pouvoir se défendre d’une émotion, d’ordre vraiment personnel, dès que conscience est prise que c’est à Florence qu’il faut aller. Ex. : qu’ici les couleurs seraient les vraies couleurs (de l’automne), les vraies, ou les seules ? exclusives, celles de l’expérience, pourtant pas originaire.

p. 129 « La Photographie ne remémore pas le passé (rien de proustien dans une photo). (…) La Photographie a quelque chose à voir avec la résurrection : ne peut-on dire d’elle ce que disaient les Byzantins de l’image du Christ dont le Suaire de Turin est imprégné, à savoir qu’elle n’était pas faite de main d’homme, acheïropoïétos ? »

Est-il possible de dire qu’après le sentiment de la perte vient celui du manque, plus vif en un sens, que le précédent, car fait, tissé de désirs auxquels il faut mettre un terme, et définitif ?

p. 141 : « la Photographie – ma Photographie – est sans culture : lorsqu’elle est douloureuse, rien, en elle, ne peut transformer le chagrin en deuil. Et si la dialectique est cette pensée [Lacoue-Labarthe] qui maîtrise le corruptible et convertit la négation de la mort en puissance de travail, alors, la Photographie est indialectique : elle est un théâtre dénaturé où la mort ne peut « se contempler », se réfléchir et s’intérioriser ; ou encore : le théâtre mort de la Mort, la forclusion du Tragique ; elle exclut toute purification, toute catharsis. »

p. 153 : l’âge de la Photographie correspond précisément à l’irruption du privé dans le public, ou plutôt à la création d’une nouvelle valeur sociale, qui est la publicité du privé…). »

p. 154 : [la Photo] « ne sait dire ce qu’elle donne à voir. »
p. 177 : « L’image, dit la phénoménologie, est un néant d’objet. Or, dans la Photographie, ce que je pose n’est pas seulement l’absence de l’objet ; c’est aussi d’un même mouvement, à égalité, que cet objet a bien existé et qu’il a été là où je le vois. C’est ici qu’est la folie ; car jusqu’à ce jour, aucune représentation ne pouvait m’assurer du passé de la chose, sinon par des relais ; mais avec la Photographie, ma certitude est immédiate : personne au monde ne peut me détromper. La Photographie devient alors pour moi un medium bizarre, une nouvelle forme d’hallucination : fausse au niveau de la perception, vraie au niveau du temps : une hallucination tempérée, en quelque sorte, modeste, partagée (d’un côté » ce n’est pas là », de l’autre « mais cela a bien été ») : image folle, frottée de réel. »

Elle a envoyé des mails, et dans l’un que je déchiffre sans peine, la phrase est une sorte de doux reproche, d’avoir tant laissé et si peu pris alors que j’ai déjà beaucoup donné.

C’est à moi que la phrase s’adresse (tu avais déjà beaucoup donné).
C’est sans surprise que je constate la présence des mails sur un écran, et que je l’annonce (tiens, elle a encore envoyé des mails)
Pour lire cette phrase, il m’a fallu m’approcher de l’écran qui était comme posé au niveau du sol, et ce qui de loin m’avait paru indéchiffrable paraît, à bonne distance, parfaitement lisible, banal en sa lisibilité sans aucune particularité notable (c’est de la typographie, pas un manuscrit).

p. 182 : « généralisée, la Photographie déréalise complètement le monde humain des conflits et des désirs, sous couvert de l’illustrer. Ce qui caractérise les sociétés dites avancées, c’est que ces sociétés consomment aujourd’hui des images, et non plus, comme [p. 183] celles d’autrefois, des croyances ; elles sont donc plus libérales, moins fanatiques, mais aussi plus « fausses » (moins « authentiques ») – chose que nous traduisons, dans la conscience courante, par l’aveu d’une impression d’ennui nauséeux, comme si l’image, s’universalisant, produisait un monde sans différences (indifférent), d’où ne peut alors surgir ici et là que le cri des anarchismes, marginalismes et individualismes : abolissons les images, sauvons le Désir immédiat (sans médiation). »

De jeunes élèves préparent la fête de la fin de l’année scolaire. Ce qui transpire de leurs préparatifs finit par me faire pleurer : ils veulent, à l’occasion de mon départ imminent et désormais connu de tous, me rendre hommage. C’est ma sœur, vraiment toute petite, que je tente d’embrasser, et qui pleure autant que moi. Elle, devant l’armoire de la chambre, à demi ouverte, prépare un déménagement, ou plus communément, l’un de ces transports qui ressemblent à des déménagements. Sans même se retourner, glaciale : « Cessez donc de vous faire du mal, vous deux ! »

3. S’il est bien un geste qui paraisse aujourd’hui anodin, c’est celui qui consiste à « prendre une photo ». Cependant, si l’on y réfléchit, aussi anodin semble-t-il, ce geste n’est pas sans conséquence : quelque chose en résulte, une image. Hors des circonstances, acteurs et auteur de sa production, cette image acquiert son indépendance, comme son éternité. Sitôt « prise », elle échappe au temps qui l’a vue naître : instantanée, elle le devient pour toujours.

Aussi n’est-il pas de question plus délicate, dans un rapport entre des personnes, que celle de savoir si l’on peut, ou doit, de ce rapport (ou de ces personnes) assurer cette fixation. En effet, il n’est pas de pire ennemi de la mémoire comme de l’imagination que de telles images. Si Platon soupçonne à juste titre les méfaits de l’écriture quant à l’éducation morale et intellectuelle, que ne devrait-on reprocher à l’écriture quant à l’éducation sentimentale ?

D’autre part, le développement de cet usage apparemment innocent modifie jusqu’au rapport que nous entretenons avec notre propre corps : alors que nous ne pouvons jamais nous en faire qu’une idée, que les miroirs ne peuvent véritablement modifier, et que seuls les autres peuvent s’en faire, dans l’instant, une image, qui reste particulière, liée aux relations que nous entretenons, nourries de sentiments et désirs, la photographie propose un modèle de réalité, impersonnel, sans prétention ou excuse subjectives : témoignage irréfutable, et qui ne témoigne d’aucun témoin.

Ce qui explique qu’à la fois je puisse craindre et détester ces traces qui, échappant à ma conscience, conservent hors de sa portée la représentation outrageusement fidèle non seulement de mon corps, mais de mon visage même et de son expression, révélant de combien d’absence à soi-même chacun est capable, et qu’à les regarder, j’ai le plus souvent l’impression de ne pas m’y retrouver, non plus d’ailleurs que d’y retrouver les autres : c’est toujours à une opération de falsification et de méconnaissance qu’on s’est laissé « prendre ».

Alors, si aucun cliché n’est authentique, si je n’y suis dans aucun, c’est qu’aussi bien la photographie est un procédé cruellement fidèle : tous ces ratés, tous ces écarts sont ceux que nous entretenons avec nous-même.

A l’égard de soi, la décence imposerait donc la destruction de toutes les images, chacune offrant un déni flagrant du respect égoïste que nous devons nous porter.

A l’égard d’autrui, les choses sont plus délicates, bien que trompeuse, l’image ne l’est pas suffisamment pour que nous ne puissions pas malgré tout nous y retrouver, c’est-à-dire nous en accommoder, surtout si l’on fait intervenir ici l’utilité et l’utilisation que l’on peut en retirer elle peut être, elle est déjà support.

C’est-à-dire aussi medium, de nos craintes, de nos désirs, de nos espoirs, ou désespoirs. Réel, au-delà du réel.

Il pleut, bien sûr. Très calmement. Mais les photographies ne disent jamais la pluie. Ou si mal. Elles n’en disent que l’effet sur les choses, et non l’essence. Elles ramènent « la pluie » à un simple brouillage de la perception des « choses ».

Pourtant, si je sors, maintenant, c’est bien la pluie que je verrais. Non plus les choses, déjà obscures, mais bien la pluie, réalité autonome. Et qui pourtant disparaîtra comme telle de la photo (que d’ailleurs je ne prendrai pas).

Qu’on « prenne » une photo dit bien sûr le rapt qu’elle effectue, rapt qui ne doit rien au concept. Mais qui sait ce qui est pris, en l’occurrence ? Ni LE temps, ni L’espace : quelque espace, prédécoupé mécaniquement, réordonné techniquement, et une fine tranche de temps qui, à être ainsi emmagasinée n’est plus du temps et fait même douter qu’elle ait jamais pu lui appartenir : qui pourrait vivre au soixantième de seconde ?

Alors ? fiction, qu’il faudrait lire fixion, fixation fictive, banquise figée au-delà des sensations et des sentiments, grand Nord indéfiniment décoloré de toutes nos chimères. Cavernes.

4. Il faudrait ajouter qu’esthétiquement considérée, mon expérience de la photographie m’a conduit à deux conclusions :

- j’ai perdu, comme systématiquement, mes photos les plus belles qui d’ailleurs étaient souvent le résultat d’un ratage ;

- absolument parlant, mes photos les plus belles sont celles que je n’ai pas prises, soit parce que j’ai « préféré ne pas », soit parce que j’ai été dans l’impossibilité, morale ou matérielle, peu importe, de les « prendre ».

P.-S.

Première publication : mars 2009

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