La Revue des Ressources
Accueil > Idées > Agora > Action !

Action ! 

jeudi 8 mars 2007, par Isabelle Baladine-Howald

« Enfin, j’aurais cru manquer à ce que je me dois, et à ce que je vous devais, en faisant un acte de déférence et non de conviction. L’art ne réclame (ni) complaisances ni politesses. Rien que la Foi, la Foi toujours, et la liberté. Et là-dessus, je vous serre cordialement les mains. »

Flaubert

Lettre à Léon-Laurent Pichat

2 Octobre 1856

Je suis résolument contre les librairies en ligne, point.

Je ne parlerai pas, cela a déjà été évoqué, du préjudice économique de la vente en ligne, pour les libraires, à terme c’est un enjeu gravissime.

Je comprends bien que ce soit pratique pour des gens qui vivent loin des villes (comment faisaient-ils avant ?...), mais je suis certaine qu’une librairie, ses vitrines (irremplaçable force fragile de l’ « expeausition », une vitrine est une âme), donc ses choix, ses libraires compétents quant à leur propre goût mais capable aussi de écouter ceux du lecteur (question, entre mille : qui va conseiller, sur le Net, à part un internaute disant « lis-le c’est vachement bien ! » ? - déjà je n’aime pas qu’on me tutoie d’office ni qu’on me donne des ordres, ce qui semble être la relation de base à l’autre sur les forums où je ne mets donc pas les pieds).

Je comprends qu’on n’aime pas faire la queue (je n’aime pas non plus cela mais bien que travaillant à temps complet, je trouve le moyen de faire mes achats sans trop attendre, mais il est bon aussi d’attendre un livre, de se réjouir d’aller le chercher quelques jours après la commande. Plaisir ineffable, je le promets).

Mais, attendre : qui attend, de nos jours alors que tout arrive en temps réel sans même le temps de désirer ?

Je comprends aussi qu’on aime rester dans son fauteuil plutôt que d’aller dans des villes parfois désagréables et polluées chercher un livre. Leur défaut me semble à moi plutôt de se ressembler toutes, idem pour trop de librairies. Mais à moins d’être âgés et malades, se rendre dans une librairie me paraît moins dangereux que l’enfermement chez soi, avec soi et en soi. L’autre est certes un risque, un risque que j’aime infiniment.
Donc, je ne vois aucune raison valable de ne pas aller en librairie « réelle ».

La question de la vente en ligne est complexe, on s’en aperçoit dès qu’on en discute, et il n’est pas ici question de conservatisme, mais de danger.

Que ce soit clair : rien quant à moi, contre Internet en général, dont je me sers et sur lequel il m’arrive aussi de publier (sic !), en tant qu’écrivain, avec précaution, car rien ne garantit rien, ne légifère rien (premier problème, au fond !).

Le danger, c’est la mode. Flaubert, Mallarmé, Kraus pestaient déjà contre elle. La mode des journaux gratuits qui proposent une information ultra basique, sans recul ni réflexion, la mode du gratuit en général (on n’achète plus rien sans qu’on vous donne du gratuit avec - qu’est-ce qui a donc dévalorisé les choses à ce point pour que remises, soldes, gratuité soient à ce point prescrites d’office ?). La mode du tout dire à tout le monde (téléréalité). Je n’ai personnellement pas envie de tout dire, encore moins à tout le monde (de même, merci d’ailleurs de garder vos secrets pour vous.)

Cette mode risque de coûter cher, car elle sera passée, les librairies auront pris un tel coup que nombre d’entre elles ne s’en remettront pas. Et ce sera un peu tard...

Le danger c’est la disparition (on y est déjà) de nombreuses librairies, crevant toutes seules ou rachetées par des groupes (similarité ici, avec la situation du disque il y a quelques années).

Ceci dit, pour être juste, c’est en partie la faute d’un certain nombre de gens qui ne font pas leur travail en librairie et je n’ai aucune, mais alors aucune indulgence pour les incompétents et les paresseux, ils ne sont que trop nombreux. Je suis d’accord pour dire que les libraires doivent se réveiller et rester réveillés, inventer, sortir de leur magasin et à l’intérieur y être aussi irréprochables que possible.

J’ai par contre toute l’amitié du monde pour celles et ceux qui partagent l’exigence et la qualité, je les soutiens activement, de même que je soutiens activement éditeurs et écrivains pour qui le soutien des libraires est vital.

Qui, sur Internet, se chargera de soutenir toute une œuvre ou tout un catalogue, hormis les souvent narcissiques sites d’ auteurs ou les sites d’éditeurs voués bien naturellement à leur seule production (certains indiquent toutefois à visiter des sites amis) ?

La librairie française se portait bien jusqu’à il y a peu, un best-seller en remplaçant un autre, chiffre factice, jusqu’à ce que, récemment, l’achat de DVD, téléphones portables et ordinateurs détournent passablement du livre : le best seller livre détourné vers un autre type de best seller et de surrenchère (j’entends tous les jours protester contre le prix d’un livre de poche alors que portables et MP3 sont quand même bien plus chers, baskets dernier cri aux pieds et sachet Séphora rempli à la main ! De même l’alphabet semble du chinois mais il est vrai qu’il faut savoir qu’Hugo se trouve sous H et pas sous U.

Amis professeurs, aidez-nous ! Amis parents, ne soyez pas moins cultivés que vos enfants...)

Nous avons besoin de ces grosses ventes rapides, en librairie, Diderot le définissait parfaitement dans sa Lettre sur le commerce de la librairie (ed.Parangon) :

« Un fonds de librairie est donc la possession d’un nombre plus ou moins considérable de livres propres à différents états de la société, et assortis de manière que la vente sûre mais lente des uns, compensée avec avantage par la vente aussi sûre mais plus rapide des autres, favorise l’accroissement de la première possession. » autrement dit, du fonds.

Gare à qui croit survivre de best seller en best seller... Gare à qui se croit meilleur que son concurrent faisant tel chiffre de plus que lui, car en allant y voir de plus près, c’est le moins « riche » qui a vendu le plus de volumes, donc de livres, donc de fonds. Et qui fait vivre le fonds d’un éditeur ? Pas celui qui déstocke et met des piles à tout va. Non, c’est le laborieux, qui fait son labeur, et enchante ses lecteurs en ayant par exemple tous les livres d’un écrivain, et pas seulement les plus lus et pas seulement en poche ! J’aime éprouver dans ma main un format, un dos, une tranche, un grain. Le livre est d’abord un toucher, et un regard vers ce toucher.

La librairie française se porte mal, en fait, ce n’est plus un secret, hypermarchés et chaînes se sont emparés du prêt-à-vendre, se gardant bien d’assumer le reste du travail. Ceux-là même qui voulaient vendre moins cher que tous il y a trente ans et qui, sans la loi Lang sur le prix unique, nous auraient asphyxiés ont cessé d’appliquer la mythique remise de 5%, pour augmenter leurs marge et faire des économies. L’agitation qui était un mot d’ordre a disparu sous l’inaction, la compression, la compilation.

Par contre je ne partage en aucun cas l’élitisme de certains « petits » libraires, refusant la vente aux particuliers de certains livres (je rappelle que la loi l’interdit) alors qu’ils vendent les mêmes livres (bien cachés dans leurs réserves) aux bibliothèques et autres collectivités. Il n’y a aucune raison de juger un lecteur dont on ignore les raisons de chercher tel « mauvais » livre, une course pour quelqu’un, un cadeaux, qui sait, nul ne sait, et qui en même temps pourrait découvrir Surya ou Cixous.

Morale douteuse, à mon avis...

Un petit libraire peut être un mauvais libraire, et un « grand » libraire un bon libraire, trop d’enseignes soi-disant littéraires ne sont plus que bien consensuelles (au secours Maspéro !) ! Mais il va de soi que l’inverse est souvent vrai aussi, des surfaces énormes et pas grand-chose à se mettre sous la dent, des stagiaires anxieux et des responsables hargneux (vendre un livre n’empêche pas de sourire, que je sache). Et des petites librairies survivent, minuscules et merveilleuses, je les salue.

Je demande à mes clients d’être exigeants avec moi, c’est un service qu’ils me rendent (je leur demande aussi d’être polis, au passage). Je leur offre ce que j’aime faire (vitrines, tables atypiques, choix affirmés).

Comment Internet remplacerait-il cet échange, ces quelques minutes où quelqu’un me dit assez de choses sur lui pour que je lui tende tel livre plutôt que tel autre, ce moment risqué et confiant. Comment Internet fera-t-il la ... différence, comment fera-t-il l’offre ? Comment jugera-t-il la maturité de telle jeune fille prête à lire Les fleurs du mal plutôt que Toi et moi ?

Je n’ai pas de réponses, je m’interroge.

Un certain nombre d’éditeurs ont cédé au sirènes, parce que nous n’aurions plus, nous libraires, « le temps de conseiller », nous disent-ils (sans que je sache d’où ils sortent, eux, une telle affirmation). Le problème est autre : moins de conseils car des prescriptions médiatiques à la pelle. Et, certes la surcharge quotidienne atteint des sommets (amis éditeurs, à bon entendeur... Réduisez tous la production de un à deux livres par office, ça ira déjà mieux), mais le prétexte me semble mince... Je laisse volontiers de côté une pile de best-seller pour un jeune homme qui me demande par quel livre commencer la lecture d’Artaud.

En tant qu’écrivain, j’ai fait des lectures récemment, dans une bibliothèque et une grande librairie, dans d’autres villes que la mienne. Aucune des deux (bonnes l’une et l’autre) n’avaient mes livres. Par chance, je ne suis pas susceptible, mais enfin, quelqu’un, dans l’affaire, n’avait pas fait son travail... Le distributeur qui ne se fournit pas en livres de poésie chez mon éditeur estimant sans doute que ça ne se vend pas assez, la poste aux tarifs prohibitifs (j’ai signé la récente pétition protestant contre ces tarifs), l’éditeur qui a un peu trop attendu par rapport à la date, ou le libraire qui s’est dit « bof, de la poésie, on ne vendra rien » ? Je ne sais pas. Un zeste de paresse, d’insouciance, de mollesse ou un choix délibéré de traiter autre chose rapportant davantage ? Allez savoir... Pour moi ça n’est pas grave, pour l’édition de poésie, ça l’est.

Je peux prouver que la poésie, la littérature, la philosophie et j’en passe d’aussi riches, « Mesdames, messieurs », pour paraphraser Celan dans le Méridien et un ami qui se reconnaîtra, se vend très bien pour peu qu’on se donne un peu de mal, que moi j’appellerai plutôt bonheur.

Il faut se battre ? Battons-nous. C’est perdu d’avance ? Pas sûr. Et même ? Don Quichotte est un livre de fonds, que je sache.

Photographie d’ Isabelle Baladine Howald : Vitrine de la librairie Kléber à Strasbourg.

P.-S.

Dernières parutions :

Les Etats de la démolition ed Jacques Brémond

Secret des souffles Melville

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter