La Revue des Ressources

Voix 

lundi 17 avril 2006, par D. James Eldon

Le téléphone sonne, et vous répondez. Lorsque vous entendez sa voix dans votre oreille, c’est comme si votre montre s’arrêtait, et vous souhaitez secrètement avoir laissé le répondeur s’occuper de cet appel.

- Bonjour.

Elle a encore ce léger accent du Sud, qui vous a toujours semblé quelque peu incongru dans une ville comme New York.

- Bonjour, répondez-vous à votre tour, avec une voix qui dénote une certaine trépidation.

- Je t’ai réveillé ? demande-t-elle avec un ton qui vous déplaît.

Elle avait l’habitude de vous poser cette même question, avec ce même ton, quelques mois auparavant. Quand vous étiez amoureux d’elle, vous la laissiez critiquer vos habitudes de vie. Seul le souvenir en est pénible aujourd’hui.

- Non, je suis debout depuis des heures.

- Oh... Comment vas-tu ?

Elle vous pose cette question comme si vous veniez de vous parler pour la dernière fois hier, et non pas il y a deux mois. Un soupçon d’angoisse dans sa voix hésitante vous donne l’avantage et vous essayez avec peine de vous retenir d’attaquer.

- Tout va bien. Qu’est-ce qui me vaut ton appel ?, lui répondez-vous, sans détours, mais sans colère non plus.

- J’avais envie de t’entendre... de savoir si tout allait bien.

- Pourquoi ça n’irait pas bien ? Je vais toujours bien, je survis à tout, tu te rappelles ?

- En fait, je pensais à toi, et j’ai eu envie de t’appeler pour te dire bonjour.

- Oh...

C’est tout ce que vous trouvez à répondre.

- Et comment va l’écriture ?

- Pareil. Je travaille toujours sur mes nouvelles, dans les bars vides ou dans des diners*, tard le soir. Il y en a même une ou deux que je ne trouve pas trop mal. Je dois être en train de faire des progrès.

- Tu as vraiment beaucoup de talent.

Elle pense qu’en vous complimentant, elle vous soutient le moral. Elle se trompe.

- Ouais, peut-être. Dans une prochaine vie...

A présent, elle se sent suffisamment en confiance pour s’embarquer dans une longue dissertation résumant sa vie pendant ces deux derniers mois. Le ton de sa voix se veut naturel, nonchalant. C’est une des choses qui avait le don de vous énerver par le passé, cette manière de prétendre avoir une conversation "normale", alors que la situation ne s’y prête pas du tout. Elle était d’ailleurs particulièrement douée pour parler des choses les plus triviales aux pires moments de votre relation. Vous n’écoutez plus ce qu’elle vous dit, vous espérez seulement qu’elle finisse par se taire et raccrocher.

Elle continue ses histoires complètement superficielles. Pourquoi ne raccrochez-vous pas ? Sa voix, son monologue pédant, son incapacité à se rendre compte du mal qu’elle vous fait, tout cela pèse tellement en vous, que vous l’entendez à peine.

Elle s’arrête finalement de bavasser, et vous pose une question sérieuse.

- Ça te gêne, que j’appelle ?

- Je ne sais pas.

- Comment tu te sens... là, maintenant ?

Vous faites une pause, puis vous dites brusquement :

- Déboussolé.

Il y a un silence profond tandis qu’elle réfléchit. Vous pouvez entendre le bruit des canalisations dans son appartement. L’image du radiateur qui se trouve sous la fenêtre de son salon vous revient brusquement en mémoire. Vous vous remémorez son appartement tout entier. Vous la voyez assise dans sa cuisine, en train de téléphoner. Elle bouge sur sa chaise et dit :

- Peut-être que je ne devrais plus t’appeler...

Vous avez un sentiment de pitié pour elle en décelant la note d’espoir qui passe dans sa voix.

- Si tu veux m’appeler, tu peux.

Vous reconnaissez trop bien là le regret en vous écoutant prononcer cette phrase. Il est trop tard, maintenant. Comment parvient-t-elle à vous impliquer ainsi, ne serait-ce qu’un minimum ? En un effort désespéré pour lui faire comprendre combien c’est difficile pour vous, vous finissez par lui dire :

- Il va me falloir trois jours -minimum- pour me remettre de ton coup de téléphone. Est-ce que tu peux comprendre cela ?

- Oui.

Par politesse, vous lui souhaitez une bonne nuit avant de raccrocher.
Ironiquement, les jours suivants se passent plutôt bien. La dépression que vous redoutiez ne se produit pas. Votre travail et vos amis sont salutaires. A la fin de la semaine, vous êtes presque content qu’elle ait appelé. Elle a peut-être enfin compris la profondeur de votre douleur. Malgré tout, vous espérez qu’elle ne vous appellera plus. Vous pouvez manipuler vos souvenirs afin qu’ils ne vous blessent pas trop lorsque vous pensez à elle, mais lui parler risquerait de tout remettre en question.

Un mois se passe et vous pensez toujours à elle. Vous vous accrochez à l’espoir qu’elle ne vous téléphonera plus, malgré votre sixième sens qui vous dit le contraire. Et qui sait ? Peut-être serez-vous alors content d’entendre sa voix. Peut-être ne serez-vous plus effrayé par votre envie de la revoir.

D’un autre côté...

Non ! Elle connaissait parfaitement les conséquences de son geste. Vous l’aviez prévenue : quand c’est fini, c’est pour toujours. Mais comme pour vous l’amour ne meurt jamais, seule la souffrance de la séparation disparaît avec le temps.

P.-S.

*Restaurants-cafétérias souvent ouverts toute la nuit (NDT). Traduction de l’anglais (américain) par Sébastien Doubinsky.

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