La Revue des Ressources
Accueil > Création > Nouvelles > Robert le diable

Robert le diable 

juillet 2003, par Stéphane Tirilly (Date de rédaction antérieure : 1er janvier 1970).

Adhémar de Thérouanne, dans sa Chronique de la Cité terrestre, prétend que le comte de Flandre Robert, dénommé par certains jongleurs et conteurs de fables Robert le Diable, mourut empoisonné à Nicée au retour du pèlerinage qui l’avait mené à Jérusalem. Mais ce qu’il raconte est une histoire mensongère.

Car l’abbé Gottfried, du monastère de Siegburg, m’a confié le manuscrit qui contient, entre un savant traité grec sur la sainte Trinité et deux catalogues des saintes reliques à Antioche et Jérusalem, la très véridique relation de Syméon le soldat, compagnon du comte et témoin oculaire de sa mort édifiante à Nicée. Celle-ci se produisit l’an 1036 de l’Incarnation. Ce que rapporte Syméon dénonce la fausseté dont se rendent coupables de nombreux chroniqueurs comme Adhémar de Thérouanne.

Syméon mourut à Cologne, après avoir séjourné au monastère de Siegburg ; on y remémore encore parfois sa piété d’ascète. Ses origines sont les suivantes : né à Antioche dans une noble famille, il fut soldat et combattit les barbares dans les armées de Basile le Grand. Plus tard, déjà âgé, il se retira au monastère de Saint-Anastase-le-Persan à Antioche, appauvri et presque à l’abandon. On ne sait pas très bien ce qui le détermina à prendre la direction des contrées occidentales ; sans doute des pèlerins en route vers le saint Sépulcre et passant par Antioche évoquèrent-ils la piété et la générosité des princes francs, et notamment du comte de Flandre.

Syméon fut accueilli avec bienveillance à la cour de Flandre. Le comte Robert accorda à l’ascète une somme pour la restauration du monastère délabré, et lui offrit une châsse dorée pour le crâne de saint Anastase. L’abbé Richard des Eaux-Noires, chapelain et conseiller du comte, adressa aux abbés et évêques des lettres où il citait les dévotions du moine Syméon.

La relation très véridique de Syméon le soldat nous apprend que le comte Robert de Flandre songeait au terme de ses jours. Il régnait depuis dix-huit ans ; il avait connu l’exil et l’hostilité de son oncle Baudouin ; il avait longuement guerroyé contre les félons, jusqu’à la défaite et la mort du seigneur de Thérouanne. Sa seconde épouse, la pieuse Mathilde de Hainaut, était morte deux ans plus tôt.

Le chroniqueur Adhémar prétend que le comte fit vœu de partir à Jérusalem par repentance d’avoir ordonné l’incendie de la cathédrale de Thérouanne, où s’étaient retranchés les félons. Mais Syméon, bien plus véridiquement, nous instruit de la générosité et de la dévotion de Robert ; sa volonté d’honorer saint Anastase et tous les sanctuaires de l’Orient ; son ardent désir de fouler une terre où s’imprimèrent les traces d’un Dieu fait homme. L’ascète raconte aussi qu’un astrologue avait autrefois prédit à Robert que, devenu comte de Flandre par d’âpres luttes, il mourrait après avoir vu Jérusalem.

Robert remit le gouvernement du comté à son fils Baudouin, prit l’habit de pèlerin et chevaucha vers Jérusalem, accompagné d’une importante suite. Je laisse de côté quelques événements, comme la noyade dans un affluent du Danube à laquelle échappa Syméon, par miracle ou volonté divine. Le comte Robert parvint à Constantinople, où l’empereur fidèle dans le Christ Michel IV le Logothète le reçut avec honneur.

Une légende assez répandue (dont Syméon ne parle pas) raconte que Robert fit garnir les sabots de ses chevaux de fers en or avant de franchir les portes de Constantinople ; lorsque les bêtes les perdaient, ses hommes devaient les laisser. Ainsi les habitants de la ville impériale pouvaient juger de la magnificence d’un prince franc.

D’après Syméon, lors de l’audience impériale dans la salle des griffons, le comte s’assit sur le divan de l’empereur à côté de celui-ci. Mais l’empereur ne trahit aucune colère face à cette impudence franque (il connaissait les usages indisciplinés des Francs, et respectait la haute lignée et la puissance de Robert) ; il accorda au comte un sauf-conduit pour la traversée de l’Asie. Robert promit de faire venir à Constantinople de nombreux guerriers francs, afin qu’ils combattent au service de l’empereur les barbares et les infidèles.

Puis il fut autorisé à vénérer les saintes reliques conservées au palais impérial : il baisa la dalle du saint Sépulcre, et la table sur laquelle le Christ soupa le Jeudi saint avec ses disciples ; il admira le vase d’or apporté par les rois mages ; il pria devant la sainte couronne d’épine, les saints cheveux, la sainte éponge, le saint seau, les saints clous, le saint marteau, la sainte colonne de marbre à laquelle le Christ fut attaché et flagellé, les saints dès qui départagèrent la sainte tunique. Et il reçut de l’empereur un petit fragment de la sainte Croix, enfermé dans un coffret d’ivoire splendide, confié à la garde de douze écuyers.

Syméon rapporte avec détail la traversée de l’Asie et l’arrivée de la pieuse troupe à Antioche. Le comte aimait la compagnie de l’ascète et apprenait de lui la langue grecque. Après Antioche l’armée des pèlerins entra dans le territoire des infidèles (Sarrazins impies qui adorent faussement les idoles Mahomad, Tervagan et Apollon). Mais malgré leur fourberie et leur sauvagerie naturelles, les Sarrazins respectèrent les accords conclus, et la troupe n’affronta que des pillards isolés. Le satrape despotique de ces esclaves du vin et de la débauche envoya plusieurs présents à Robert, parmi lesquels un esclave médecin natif de Perse. A Jérusalem le comte s’établit à l’hôtellerie de Saint-Sabas, que l’empereur Michel IV avait relevé dans sa splendeur. Robert demeura à la sainte Cité deux mois. Puis, son vœu accompli, il s’en retourna.

Mais une ombre passa sur lui : il apprit à Antioche la mort de son fils Baudouin. Je laisse de côté quelques péripéties que rapporte Syméon. La pieuse troupe parvint devant la prospère ville de Nicée, qui est située non loin de la Propontide et du Bosphore ; un vaste camp fut établi face aux murs de la ville, où siégeait le stratège Andronic Doukas. La douceur printanière du séjour finit par bannir l’humeur noire. Robert s’adonna avec les écuyers et les vassaux aux plaisirs de la chasse. C’est au cours d’une de ces expéditions près du Mont Olympe qu’il contracta une fièvre maligne. Il mourut une semaine plus tard. Surmontant sa douleur immense, Philippe, neveu du comte, rassembla les vassaux devant le coffret d’ivoire et la sainte relique, pour leur faire prêter dans ses mains le serment de fidélité. Ceux qui refusèrent se réfugièrent auprès du stratège et de l’empereur Michel.

Syméon décrit la maladie et les derniers jours du comte, les vains efforts du médecin persan, la mort de Robert tourné vers les reliques. Il cite la lettre authentique que l’abbé Richard des Eaux-Noires adressa aux évêques et abbés. Comment douter que le comte Robert soit mort dans la dévotion ?
Syméon rapporte aussi un étrange prodige qu’il faut relater. L’un des écuyers, qui avait recueilli de la bouche du comte malade les paroles d’une vision, demanda conseil à l’ascète ; voici le récit de cette vision :

Robert, au cours de la chasse fatale, s’était écarté de la troupe et des guides et retrouvé seul, en poursuivant un cervidé d’une grande beauté. Il se trouva dans une forêt âpre et obscure ; il traversa d’épais fourrés sur un sol inégal, laissant flotter les rênes, car avec ses mains il se protégeait des branches qui attaquaient son visage. Au sortir de la forêt apparut une vallée, puis un mont aux pentes couvertes par les ruines d’une ville abandonnée. Les oiseaux s’étaient tus. Des chèvres faméliques sur les contreforts, des ruines sombres s’étageant jusqu’aux vestiges d’une forteresse ; une maison basse et misérable au pied du mont ; devant la masure une silhouette dont il approcha.

Le comte adressa des mots grecs à l’homme pauvre. Mais il lui parut que celui-ci lui répondait dans sa langue :

- Je cherche une source pour me rafraîchir.

L’homme fit un geste vers la ville :

- Dans cette ville, autrefois opulente, il y a une source qui donne depuis toujours une eau bonne et fraîche.

Robert demanda le nom de la ville.

- Cette cité, noire et dévastée, se nomme Jérusalem.

- Tu mens, impie ! Ce n’est pas Jérusalem !

Mais l’homme répéta :

- Cette cité, noire et dévastée, se nomme Jérusalem.

Robert tira son épée, mais l’apparition s’évanouit. Il tourna la bride et s’enfuit ; il erra, avant de retrouver sa suite. Et la fièvre le saisit.

Ici prend fin la très véridique relation de Syméon le soldat sur mort du comte de Flandre Robert. Les circonstances du retour dans les contrées occidentales de l’ascète sont les suivantes : dix ans plus tard, un tremblement de terre détruisit l’église et le monastère restauré de Saint-Anastase-Le-Persan. Très âgé, Syméon reprit la route du comté de Flandre ; mais il ne fut pas accueilli à la cour du comte Philippe. Il se rendit dans plusieurs villes ; à Cologne il sollicita l’évêque, puis séjourna quelques mois au monastère de Siegburg. Enfin il s’installa à Cologne dans un petit ermitage, une hutte de bois adossée au mur de la ville, non loin de la grand-porte. C’est là que ses jours prirent fin. Nous lui devons de connaître le détail véritable de la mort de Robert de Flandre, que des jongleurs abusant la foule ignorante et des chroniqueurs malveillants appellent aujourd’hui Robert le Diable.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter