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Loin du Monde 

jeudi 16 septembre 2010, par Sebastien Ayreault

UN ARC ET DES FLECHES


J’ai acheté mon premier paquet de clopes à 11 ans, un paquet de Marlboro Rouge. Pour ça, j’avais dû piquer une pièce de dix balles dans le porte- monnaie de ma mère. Je me souviens bien du gars qui me l’a vendu : il s’appelait Eugène.
Outre qu’il avait constamment la gueule dans le brouillard à cause de sa gitane maïs qui ne quittait jamais ses lèvres et que ses lèvres ne disaient jamais plus de trois mots, il avait, au bout d’un bras maigre comme tout, une main en bois qu’on avait parfois envie de toucher, et parfois pas. Peut-être bien que c’était du chêne, mais sûrement pas du sapin, encore moins du contreplaqué. Bref, Eugène refourguait aussi des magazines qui vous agrandissaient la pupille, magazines que je n’avais jamais les moyens de m’acheter. Ce que je veux dire par là, c’est que si j’avais en plus des cigarettes piqué de quoi m’acheter ce genre de magazines dans le porte- monnaie de ma mère, je veux dire, ça aurait fait plus que des plis sur la surface de l’eau.
D’ailleurs, en vous parlant de tout ça, je m’aperçois que ma toute première cigarette, c’était peut-être bien avec ma grand-mère. Une menthol. Peut-être bien qu’on était au bord de la mer, du côté de Notre-Dame de Monts, peut-être bien qu’elle fumait en maillot de bain à fleurs sous les immenses peupliers, et peut-être bien que je lui ai demandé le goût que ça avait, alors elle m’a filé sa clope, j’ai tiré dessus et elle a ri. Il est dans mon oreille le rire de ma grand-mère, juste là, quand je le tape sur les touches de mon clavier. Après ça, après ça je suis parti avec mon arc et mes flèches jouer aux Indiens dans les dunes. Parce que dans les dunes, on y voyait la même chose que dans les magazines d’Eugène, ces choses qui vous agrandissaient la pupille. Et allez savoir, assis là, à regarder toutes ces jolies choses dans le creux des dunes, j’ai vite pigé qu’un paquet de clopes me serait plus utile qu’un arc et des flèches.

RIEN A FAIRE


Sinon,
Affronter ces heures où les tendons se déchirent. Lambeaux de tout et de rien. La rage au bout des poings. Mutisme. Chiures d’étoiles. Planté dans ce grand que dalle je me revois petit, touchant mon zizi à travers le tissu et regardant ce foutu hamster courir dans sa roue. Hercule,
Qu’il s’appelait. Hercule
Est mort.
Dépression nerveuse.

Mon père toussait. Le docteur a dit c’est c’t’enculé de hamster. Alors on a passé une annonce dans le journal local et une petite fille est venue le chercher. Bouclettes blondes, jupe à fleurs et socquettes blanches. Je suis sorti dans la rue et je l’ai regardée se tailler avec la cage au bout de son petit bras, dans sa petite main. Le soleil tombait comme dans un western, le vent balayait mes larmes, j’ai dégainé, et juste comme elle tournait le coin, d’une bastos l’ai envoyée paître au paradis.
Deux semaines plus tard, la mère de la petite fille a appelé. Hercule était mort.
Elle a dit il
S’est laissé crever, le salaud.
Voulait rien bouffer, restait toute la journée allongé dans sa cage, courait pas dans sa roue, jamais.

Mon père ne tousse plus.
Et bientôt, je serai plus vieux que lui.

L’ŒIL DE DIEU


La vieille femme qui nous enseignait Dieu le mercredi matin n’était pas une méchante femme. Elle portait des blouses bleues à fleurs et je crois pouvoir dire qu’on s’aimait plutôt bien. Non, le vrai problème du mercredi matin, c’était Dieu lui-même. Ce Type-là était une véritable usine à culpabilité. Un calvaire à ciel ouvert. Ma mère comparée à lui, c’était des clopinettes. Et plus ça allait, moins je me sentais capable de descendre la petite culotte blanche de Sylvie. L’Œil de Dieu était partout. L’Œil de Dieu avait envahi ma vie. Salement.
Sylvie habitait à dix maisons de la mienne, pile à l’angle de ma rue, elle avait deux ans de plus que moi, et avant que je découvre Dieu et ses sbires, j’avais découvert la raie de ses joyeuses fesses. Je pouvais plus m’en passer. Fallait que j‘y plonge. À tout prix tous les mercredis. Et disons-le tout cru, plus que ses rondeurs, plus que sa raie, c’était bien le trou minuscule qui s’y planquait qui me provoquait mille et un feu d’artifice dans les mirettes, me faisait tourner la boule, me faisait frotter le sexe de plus en plus fort contre le rebord du lit.
J’en étais dingue.
Complètement fou.
Pas Dieu.
Dieu s’élevait plus haut que n’importe quel clocher, plus raide qu‘une tige de bambou, plus froid que le marbre, et son Oeil volumineux crachait sur moi le venin d’un vieux crotale colérique. Ce type-là, c’était l’enfer à lui tout seul. Et plus les mercredis passaient, plus je sortais de mes séances « cathé-raies » en miette, laminé, limite morbide. Un immense champ d’orties me poussait à foison sur la rétine, et j‘entendais gueuler en voix-off :

COUPABLE
COUPABLE
COUPABLE

ELLE VIENT LE MATIN

Je relisais pour la énième fois « Objectif Lune » quand on a sonné à la porte. J’ai sursauté et regardé mon réveil. 8 heures du matin à peine. De l’autre côté de la cloison, ma mère a demandé à mon père :

— On n’est pas dimanche ?
Mais mon père n’a pas eu le temps de répondre,
Tout juste le temps de tousser.
La sonnerie a de nouveau retenti, plus dure, puis des poings contre la porte, biens lourds, et la maison entière a semblé d’un coup basculer dans une obscurité froide. J’ai balancé Hergé par-dessus bord, éteint ma lampe et me suis planqué sous la couette. Dans un éclair, j’ai vu une caboche pleine de sang, les yeux grands ouverts, rouler sur la chaussée. Prendre la fuite. Le plus vite possible. Pieds nus traverser l’épouvante et sortir de ce monde saignant, de ce monde hurlant, cognant, frappant à tout rompre. Même la nuit, même aux heures du silence, le monde vous gueule dans la tête. Entre les murs de la tête. Il dégueule le monde, nuit et jour, il vous attaque dans votre sommeil, vous étrangle, vous met la tronche en bouillie, y’a pas de raison, pas de saisons, t’y passeras toi aussi, un dimanche matin ou plus tard, on te découpera la bouche, les tripes, les boyaux…
Et puis, et puis j’ai entendu ma mère grogner un truc à propos des témoins de Java. Les témoins de Java étaient des types qui parfois sonnaient aux portes des gens. On ne pouvait pas dire qu’ils étaient méchants, non, mais c’était de sacrés emmerdeurs, ça oui ! On ne savait pas trop d’où ils venaient, on ne savait pas trop où ils allaient, et en fin de compte, on ne savait pas trop non plus qui était Java. Ou peut-être bien Jéhovah. Va savoir.

— J’ai l’impression qu’c’est Alain, a dit mon père.

— Ton frère ? Mais qu’est-ce qui lui prend ? Il est tombé du lit ?

— J’arrive, a gueulé mon père, j’m’habille.

— Ferme la porte, a dit ma mère.
La tête décapitée gisait dans le faussé. Je me voyais dans mon pyjama vert, pieds nus, en larmes, tout près de cette tête.
Si tu cours, t’es mort.
Mon père a ouvert la porte : c’était bien Alain. Et rien à voir avec les témoins de Java de ma mère.
J’ai tendu l’oreille.

— J’espère qu’t’as un tuyau sérieux pour le tiercé ! a dit mon père.

— C’est pas pour le tiercé.
La voix de mon oncle était terrifiante,
Toute dans les basses.

— Antoine est mort, il a dit.

AUX CHIOTTES !


Son poing est monté tout là-haut, au ciel, avant de s’abattre avec fracas sur la table de la salle à manger. 23 heures à la pendule. Le tremblement des couverts et tout autour, un silence de mort. Tic-tac. Tous nos yeux plongés soudain dans ses yeux à lui.

— Terminé, il a dit, c’est la dernière fois qu’on fête Noël en famille.
Et alors
Tous nos yeux de pleurer.

C’est la danse des canards
Qui en sortant de la mare
Se secouent le bas des reins
Et font coin coin

Le 45 tours s’est tu et j’ai regardé la branche du tourne-disque se lever et retourner bien sagement à sa place. Celle du silence. Recrovillée au fond du canapé, des larmes plein les joues, ma cousine tortillait ses doigts dans ses bouclettes.

— Faut toujours que tu gâches tout ! Saint-Jean de Monts, les pique-niques, la Toussaint, et maintenant Noël !
Ma mère a balancé sa serviette de Cholet par-dessus bord et elle est partie rejoindre ma grand-mère à la cuisine. On l’entendait jouer des fourchettes et des couteaux contre la faïence.

— Je suis vieux, ma pauvre Jojo, il a répondu. Je ne supporte plus le bruit des gosses. Vous avez qu’à fêter ça entre vous désormais. Vous n’avez pas besoin de moi. Je vous enverrai vos chèques.

— Allons, Georges, a dit mon père.

— Tu peux t’les garder tes foutus chèques, a dit ma tante. Si tu crois qu’on vient pour ça !
Elle s’est levée tout d’un bloc. Raide. Mâchoires en avant. Le visage si rouge de colère que l’envie de pisser m’est montée d’un coup jusqu’aux yeux.

— Où tu vas ? m’a demandé mon père.

— Aux chiottes !
J’ai fermé la porte à clé et me suis assis sur la cuvette, pantalon et slips aux chevilles ; posé mes coudes sur mes cuisses et mon menton entre mes mains ; chialé encore une fois, bien sûr qu’il n’y aurait plus jamais de Noël en famille. Quand le poing de mon grand-père montait tout là-haut, au ciel noir, c’était foutu à jamais. Il portait la moustache courte et dure, une moustache qui taillait en lame tous les mots sortant de sa bouche. Plusieurs portes ont claqué, des « merde » des « Nom de Dieu », et tout de suite après, j’ai entendu une bagnole démarrer et partir en trombe dans la nuit. J’ai tiré la chasse, remonté slip et pantalon.

— Mon pauv’, Titi.
Mon grand-père pleurait. Assis seul au bout de sa grande table, un morceau de chèvre dans son assiette, mon grand-père versait larmes et murmures. Toute la famille avait foutu le camp.

— Mon pauv’, Titi, je gâche toujours tout.
J’ai pas su quoi dire, les mains au bout des bras, les bras le long du corps. Mon père et ma mère sont sortis de la cuisine, ils avaient leur manteau. J’ai enfilé le mien et je suis parti dire au revoir à ma grand-mère, complètement effondrée au-dessus du levier. Elle m’a dit d’attendre. Elle a disparu un instant et elle est revenue avec trois cadeaux.

— Mon pauv’, Titit, elle a dit, c’est pas d’ta faute.
Et je crois bien que c’est à ce moment-là, précis, que le ciel m’est tombé sur la tête comme un sac de ciment.

GOURMETTE


Le soir, après dîner, mon père allumait une Gauloise bleue sans filtre, il chopait une Kro dans le frigo et l’on allait se poser le cul dans l’herbe tiède, derrière la petite maison locative. Johnny Hallyday chantait « Cadillac » sur la platine et ça nous faisait rêver loin, très loin : Je vais semer aux Amériques / Je vais inventer des lois / Des métaux et des musiques / Je vais fonder Détroit… À la fin de l’album, il y avait ce titre très solennel « Testament d’un poète » et qui se terminait sur ces trois vers : J’aime les mondes fragiles / Sans gravité et tranquille / Comme les bulles de savon… Les Amériques et les mondes fragiles, ce n’était pas des choses que je mettais franchement quelque part. La poésie, aussi pauvre soit-elle, m’était complètement étrangère. Il n’y avait pas de livres à la maison, et personne n’en souffrait. Allongé, la tête posée sur les cuisses de mon père, je jouais avec sa gourmette en argent et essayais de faire le tour de son poignet avec mon pouce et mon index. Peut-être bien qu’un jour, moi aussi, j’en aurais des comme ça, des puissants, des qu’on ne peut pas faire le tour. Peut-être bien. Même si cela me semblait impossible tant j’étais maigre. Et j’avais beau m’entraîner comme Rocky, la serviette-éponge autour du cou, les poings recouverts de bandage, rien n’y faisait. J’étais né sac d’os.
Hier soir, après dîner, je me suis allumé une Pall Mall rouge sans filtre, j’ai chopé une Michelob dans le frigo et me suis assis sur la terrasse, une terrasse quelque part aux Amériques. J’ai ouvert « Disparitions », le recueil de poésies de Paul Auster, et j’ai commencé à jouer avec la gourmette en argent autour de mon poignet. Cette gourmette qui porte le nom de mon père, avec laquelle je jouais quand j’étais môme. Monde fragile. Sourire paternel, sans gravité et tranquille. Disparu.
Ma femme m’a rejoint et je lui ai dit comme ça :
« Mon père n’avait pas des poignets si puissants, en fin de compte. Regarde les miens, tu verras les siens. »

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