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Le retour en grâce du mot « oligarchie » 

jeudi 15 septembre 2011, par Bernard Pasobrola

Un spectre hante aujourd’hui le discours politique, celui du mot « oligarchie » [1]. Ce concept avait peut-être été un peu oublié, nous alerte le journaliste Hervé Kempf, mais « nous sommes entrés dans un régime oligarchique : la domination d’une petite classe de puissants qui discutent entre pairs et imposent ensuite leurs décisions à l’ensemble des citoyens. » (L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie , éd. du Seuil, 2011).

En fait, ce concept a fait partie de la rhétorique social-démocrate pendant bien longtemps. Pour Jaurès, par exemple, l’État était l’expression à la fois de l’ « oligarchie bourgeoise et capitaliste », de la démocratie et de la « puissance prolétarienne », car l’influence de la bourgeoisie, bien que dominante, n’excluait pas celle de la démocratie et du prolétariat. Il admettait ainsi la coexistence au sein de l’État de diverses classes dont ces fameuses « oligarchies » – qu’il nommait « oligarchie d’argent », « oligarchie bourgeoise », « possédante » ou « oligarchies souveraines du travail national ».

L’État interclassiste de Jaurès est-il si différent de celui de nos actuels sociaux-démocrates socialistes, verts, communistes ou mélanchonistes ? L’objectif était alors, tout comme aujourd’hui, de « socialiser » l’État au moyen d’une politique fiscale plus équilibrée. « À mesure que la démocratie et le prolétariat accroîtront leur influence sur l’État moderne, ils accroîtront par-là même leur influence et leurs prises sur le budget de l’état moderne transformé. » (Jean Jaurès, Études socialistes, 1902) La voie pour y parvenir était celle du suffrage universel qui, écrivait-il, « est aujourd’hui pour la bourgeoisie une garantie contre les surprises de la violence et contre les formes anarchiques de la révolution sociale, et il est pour le prolétariat, si celui-ci en sait faire fortement usage, l’instrument décisif d’une transformation libératrice de la propriété. » (Discours parlementaires, T1, 1904) Jaurès reprochait d’ailleurs aux radicaux de défendre avec vigueur « la propriété individuelle », alors que la propriété capitaliste évoluait vers « une sorte de communisme oligarchique » que le prolétariat avait pour mission de convertir en un « communisme démocratique universel ».

Il faut donc attendre la fin du XXe siècle pour voir triompher l’illusion d’une démocratie représentative sans minorités riches et puissantes, si tel est le sens du mot « oligarchies ». Car on savait auparavant, quelles qu’aient pu être les illusions réformistes partagées par ailleurs, que la démocratie bourgeoise et représentative comportait en son sein des groupes d’administrateurs gérant l’institution d’en haut, « selon des mécanismes oligarchiques » (Jean Meynaud, Les groupes de pression, 1958) et jouissant d’une stabilité complète dans leurs fonctions.

Où passe la frontière entre démocratie et oligarchie ? Tocqueville ne craignait pas d’affirmer que « ce serait faire injure aux républiques que d’appeler de ce nom l’oligarchie qui régnait sur la France en 1793 » (De la Démocratie en Amérique, II, 1835). Seuls les États-Unis avaient, selon lui, réalisé une grande république démocratique. Il constatait par ailleurs que les formes démocratiques qui régissaient la direction des villes européennes étaient devenues méconnaissables au XVIIIe siècle. Au XVe siècle, ces villes étaient dirigées par une assemblée générale populaire et le peuple tout entier élisait ses officiers municipaux. C’était à lui qu’on rendait compte, alors qu’au XVIIIe siècle, l’assemblée n’était plus élue par la masse du public. Elle était partout composée de « petites oligarchies », de quelques familles qui conduisaient toutes les affaires selon leurs intérêts particuliers, sans être responsables envers l’assemblée générale devenue presque toujours représentative. Et, concluait Tocqueville : « Le peuple, qui ne se laisse pas prendre aussi aisément qu’on se l’imagine aux vains semblants de la liberté, cesse alors partout de s’intéresser aux affaires de la commune et vit dans l’intérieur de ses propres murs comme un étranger. Inutilement ses magistrats essayent de temps en temps de réveiller en lui ce patriotisme municipal qui a fait tant de merveilles dans le moyen âge : il reste sourd. Les plus grands intérêts de la ville semblent ne plus le toucher. On voudrait qu’il allât voter, là où on a cru devoir conserver la vaine image d’une élection libre : il s’entête à s’abstenir. » (L’Ancien régime et la Révolution, 1856)

Il faut donc être bien naïf pour croire que la démocratie représentative, cette forme particulière de démocratie inventée par la bourgeoisie au mépris des formes communales assembléistes instaurées au cours de la première période de son histoire, ait pu se passer d’oligarchies, et que ses institutions aient pu être égalitaires. Ou même qu’elles puissent le devenir.

Ce qui distingue un régime démocratique d’un régime proprement oligarchique, c’est simplement le suffrage universel. Selon la définition de Platon dans La République : « J’entends [par oligarchique] une forme de gouvernement où le cens décide de la condition de chaque citoyen, où les riches par conséquent ont le pouvoir auquel les pauvres n’ont aucune part », le cens étant le montant de l’impôt (direct ou foncier) que doit payer un individu pour être électeur ou éligible.

Aristote a apporté des précisions à la théorie de Platon. Il fait état d’une gradualité entre une forme d’oligarchie qui se distingue par la fixation d’un cens assez élevé pour que les pauvres, bien qu’en majorité, ne puissent atteindre au pouvoir, ouvert à ceux-là seuls qui possèdent le revenu fixé par la loi, et à l’autre extrême, la tyrannie basée sur l’hérédité de la souveraineté et des magistrats qui se substituent au règne de la loi. (Le Politique). Admirons la lucidité politique d’Aristote : pour lui, la république est forcément un mélange de démocratie et d’oligarchie. C’est presque par un subtil dosage qu’il définit la forme démocratique. « Ainsi, la voie du sort pour la désignation des magistrats est une institution démocratique. Le principe de l’élection, au contraire, est oligarchique ; de même que ne point exiger de cens pour les magistratures appartient à la démocratie, et qu’en exiger un appartient à l’oligarchie. L’aristocratie et la république puiseront leur système, qui acceptera ces deux dispositions, dans l’une et dans l’autre ; à l’oligarchie, elles prendront l’élection ; à la démocratie, l’affranchissement du cens. Voilà comment on peut combiner l’oligarchie et la démocratie. » Une république où se combinent parfaitement l’oligarchie et la démocratie ne doit donc pas repousser de son sein la plus grande partie de ceux qui veulent participer au pouvoir, mais se concilier l’accord unanime des membres de la cité, dont aucun ne voudrait changer le gouvernement. Et il poursuit son raisonnement en énumérant les avantages que représente une classe moyenne nombreuse, les États bien administrés étant ceux où la classe moyenne est plus développée et plus puissante que les deux autres réunies. (op. cit.)

Finalement, il semble que la « démocratie bourgeoise » se soit évertuée à adopter et appliquer à la lettre le programme d’Aristote. Et peut-être a-t-elle trouvé la formule idéale pour permettre aux oligarchies de perdurer à travers le dégoût général du peuple pour les affaires publiques qu’exposait déjà Tocqueville. Groupes de pression s’autoperpétuant sans contrôle extérieur, élections de chambres de représentants composées principalement de notables et abstention populaire face à l’inutilité du suffrage universel font de la démocratie représentative un régime permettant aux oligarchies, quelles que soient leurs rivalités et les lutte sans merci qui les opposent, de se perpétuer. Mais avec certains garde-fous : celui du suffrage universel qui protège contre le danger toujours présent d’évoluer vers des formes de gouvernement « tyranniques », et celui de classes moyennes suffisamment nombreuses pour préserver l’équilibre général.

Le haro actuel sur ces oligarchies dont certains semblent découvrir l’existence avec horreur, la désignation démagogique de ces cibles grossières, est-ce autre chose qu’une façon d’abuser de la crédulité du public et de tenter de sauver du désastre le représentationalisme éculé qui fait figure, aujourd’hui encore, de meilleur vecteur de la souveraineté populaire ?

P.-S.

En logo : "Peau d’Âne" de J. Demy ; en survol : buste d’Aristote.

Notes

[1Cf. le dialogue entre Eva Joly et Hervé Kempf « Comment en finir avec l’oligarchie », par Agnès Rousseaux. URL : http://www.bastamag.net/article1551.html « Il y a dix ans, lit-on aussi sous la plume d’Andrea Massari, les « oligarques » désignaient des dirigeants russes plus ou moins mafieux qui s’enrichissaient sur les ruines de l’ex-Union soviétique. Aujourd’hui, la critique des oligarchies a franchi le mur de l’ex-« rideau de fer ». Apôtre de la démocratie directe, Yvan Blot publie L’Oligarchie au pouvoir. Il se trouve en compagnie d’Alain Cotta dénonçant Le Règne des oligarchies et d’Hervé Kempf qui publie, au Seuil, L’Oligarchie, ça suffit, vive la démocratie. Et le libéral Vincent Bénard, directeur de l’Institut Hayek, dénonce les « oligarchismes ». Un point de vue que reprend d’une autre manière, l’anthropologue Paul Jorion dans Le Capitalisme à l’agonie. Ainsi cinq auteurs, partant de cinq points de vue différents, convergent dans la même critique. A la place des oligarques on s’inquiéterait ! » URL : http://www.polemia.com/article.php?id=3948

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