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La route de Hanoï 

samedi 8 janvier 2011, par Julian Assange

[Assange 1/3]
 Ce court essai est l’extrait intégral de la note The road to Hanoi, envoyée par Julian Assange le 4 décembre 2006 dans son blog IQ.org (IQ — Interesting Question) ; à cette adresse URL ouverte en 2000 l’auteur a tenu son journal personnel du 8 juin 2006 au 29 août 2007, alors qu’il vivait et travaillait en Australie. La dernière mise à jour date d’octobre 2007. La route de Hanoï est la première publication d’un triptyque de Julian Assange à paraître dans le cadre du dossier WikiLeaks de La revue des ressources et qui comprend les deux volets de Conspirations. Ces essais les plus cités sur la toile anglophone ne sont pas exclusifs de l’intérêt du blog dans l’ensemble de ses notes concernant la sensibilité de l’auteur, ses idées révolutionnaires informationnelles et non violentes, ses points de vue critiques, et l’engagement de ses projets à la fois collectifs et personnels, comme un destin.

Julian Assange — Interesting Question
Source IQ.org
L’État est une condition, une certaine relation entre des gens,
un mode de comportement ; nous le détruisons en contractant d’autres relations,
en nous comportant différemment l’un vers l’autre... Nous sommes l’État
et nous continuerons à être l’État jusqu’à ce que nous ayons créé les institutions
qui forment une communauté réelle et une société humaine.

Gustav Landauer, Hommes d’État faibles, peuple faible ! juin 1910 [1]

Exergue du blog IQ.org (in web.archive.org)


Lundi 4 déc. 2006 : La route de Hanoï

 À voir ceux que je rencontre qui planifient de suivre la trace du jeune Che Guavara, il semble que la séduction au hasard des pays latinos soit maintenant politiquement sanctifiée, ainsi ils décollent sur leur moto à l’aventure de la pauvreté et des plaisirs du Sud et en Amérique centrale. Et qui peut les blâmer ? Mais il y a d’autres terroirs à explorer.

L’année dernière j’ai roulé avec ma moto de Ho Chi Minh City (Saïgon) à Hanoï, en montant par la route qui borde la mer de Chine méridionale.

Sur la route de Hanoï quelque chose a attiré mon attention, comme celle de chacun en véhicule près de moi. Nous avons du être constamment vigilants et réagir toutes les deux ou trois secondes ou cela nous aurait tués tous.

La route de Hanoi est une artère économique du Vietnam, mais n’en est pas moins dominée par des nids de poule, des milliers, de la taille de cratères de bombes. Il y a des rappels constants de la « guerre américaine » dans tout le Vietnam, et peut-être était-ce l’un d’entre eux, mais d’une façon plutôt indirecte.

Pour un physicien, un nid de poule a une vie intéressante. Il commence par quelques pierres en vrac. Lorsque les roues passent dessus, ces pierres moulinent ensemble et en même temps contre la surface inférieure ; leurs bords sont arrondis et la dépression dans laquelle elles se trouvent devient aussi plus ronde par leur action. Les pierres deviennent des pilons ce qui entraîne le trou. Les plus petites pierres et leurs granulés se déplacent entre les espaces des grosses pierres et ajoutent à l’action du broyage. Le trou s’élargit et s’approfondit. Les petites pierres sont bientôt entièrement usées, mais dans l’opération l’agrandissement du trou libère de plus en plus de grandes pierres sur les bords. L’accroissement de la profondeur et de la surface capte de plus en plus l’énergie du passage des roues. La destruction de la surface de la route s’accélère jusqu’à ce qu’il ne s’agisse plus d’une route ou que les trous soient remplis.

La décrépitude de la route, comme une décrépitude dentaire, est un processus qui démarre en vitesse. L’utilité diminue rapidement et les coûts de la réparation s’accroissent, comme pour les dents, or il est plus efficace de remplir un nid de poule dès qu’on le remarque.

Sauf que cette mesure de l’efficacité n’est pas la métrique de la politique, quand c’est le protocole de retour politique de l’information qui décide en amont du remplissage des nids de poule sur les routes, presque partout sur terre.

Ce protocole est poussé par le comportement d’usagers de la route politiquement influents qui ayant éprouvé des rencontres psychologiquement négatives avec les nids de poule sont motivés eux-mêmes à agir.

Quand les nids de poule sont de petite taille, les pressions politiques résultantes sont insuffisantes pour surmonter les forces d’autres groupes d’intérêts qui rivalisent pour la main-d’œuvre et les ressources. De même pour les gens qui éprouvent d’autres douleurs ou passions dans leur vie, il est difficile de les motiver à aller chez le dentiste s’ils n’ont pas mal aux dents. Les deux sont causés par des limitations de la connaissance au grand dam de la prévoyance.

Pourquoi est-ce surprenant ? C’est surprenant parce que nous sommes habitués à regarder les dépenses publiques à travers le prisme de l’utilité économique ; miroir exprimant le processus politique comme un dérivé. Cette vision fait valoir que les forces politiques en compétition pour l’accès à la trésorerie concourent à leur utilité propre. Par conséquent, le renseignement militaire et la santé publique en concurrence financière avec l’entretien des routes doivent essayer de réduire au minimum la ponction de la trésorerie pour celui-ci. Mais cette ponction serait réduite au minimum en remplissant les nids de poule sans différer !

La prospective exige des informations fiables sur l’état actuel du monde, la capacité cognitive de faire des inférences prédictives, et assez de stabilité économique et politique pour leur donner un foyer significatif. Ce n’est pas seulement au Vietnam, que le secret, la malversation et l’inégalité d’accès ont mangé dans la première exigence de la prévoyance ("la vérité et tout ce qui s’en suit"). [2]

La prévoyance peut produire des résultats qui laissent tous les grands groupes d’intérêt s’en porter mieux. De même l’absence de prospective, comme faire des choses stupides, peut nuire à presque tout le monde.

Les informaticiens ont fait long feu de la super expression pour la dépendance de la prospective avec des informations dignes de confiance ; "donne-lui des déchets, il en sortira des déchets" [3]. En matière d’omission du service de renseignements nous avons "le blues du budget noir", mais l’expression probablement la plus familière des lecteurs américains serait quelque chose tel "l’Effet Fox News".

Julian Assange

Traduction de premier jet, notes et commentaires, Louise Desrenards (janvier 2011)

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NOTES

[1]
- Étrange formulation pour qui revendique l’anarchisme de voir soudain l’État situé comme un corollaire organique de l’organisation humaine, bien qu’il tende à disparaître de façon non violente sous l’évolution réfléchie des pactes sociaux entre les hommes ; c’est une pensée intéressante qu’on retrouve peut-être dans la conception sociologique du miroir présidentiel chez Alain Badiou (De quoi Sarkozy est-il le nom), ce qui n’est pas radicalement inconciliable quoique d’une autre conception de la dialectique que celle des luttes, supposant la violence, avec la conception du dépérissement de l’État sous l’effet des transformations par la lutte des classes chez Marx, relevé par Trotski à propos de l’échéance de la dictature du prolétariat, et encore moins incompatible avec la conception prédictive de Gramsci (absorption de la société politique par la société civile) — le plus proche de nous dans le temps ; en tous cas, Schwache Staatsmänner Schwacheres Volk ! serait le titre d’un article publié en juin 1910 par Gustav Landauer dans Der Sozialist, revue berlinoise de débat politique et littéraire critique (1891-1899) où Landauer écrivait régulièrement. Le contexte de la citation qui donne le titre de l’article :
[...] On peut jeter une chaise et détruire une vitre, mais ce sont vains discoureurs et semeurs idolâtres crédules de mots qui considèrent l’Etat comme une chose tel un fétiche, ou que l’on puisse casser de manière à le détruire. L’État est une condition, une certaine relation entre les êtres humains, un mode de comportement, nous le détruisons en contractant d’autres relations, en se comportant différemment l’un vers l’autre — un jour on se rend compte que le socialisme n’est pas l’invention de quelque chose de nouveau, mais la découverte de quelque chose des hommes réellement présents, de quelque chose qui a grandi ... Nous sommes l’État, et nous continuerons à l’être jusqu’à ce que nous ayons créé des institutions qui forment une véritable communauté et la société humaine. Traduction de la citation contextuelle du titre, extraite de Gustav Landauer –- Quintessentially Anarchist and Preternaturally Prescient dans le blog israélien de Doreen Dotan.
- Gustav Landauer, né le 7 avril 1870 à Karlsruhe et mort le 2 mai 1919, sauvagement assassiné par les corps francs envoyés par les socialistes parlementaires pour réprimer la commune de Munich, est un révolutionnaire anarchiste utopiste allemand qui a pensé la démocratie des conseils ouvriers comme un processus non contraint de démocratie réalisée, face à la dictature du prolétariat, qu’il contesta la qualifiant de « dictature césarienne-prolétarienne » alors que les communistes d’inspiration luxembourgistes étaient partie prenante des conseils, et qui, en outre de son implication historique dans la révolution bavaroise durant laquelle il avança sa théorie, influença les juifs libertaires d’Europe centrale et les premières fondations coloniales collectivistes en Palestine, au début du siècle dernier. Lire son article dédié dans fr.wikipédia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Gustav_Landauer.
- Gustav Landauer, Revolutionist, theorist, editor, martyr, Commissioner of Enlightenment & Education in the short-lived Bavarian Soviet Republic." in The Anarchist Encyclopedia : a gallery of Saints and Sinners..
- Gustav Landauer dans Le drapeau noir, et dans L’éphéméride anarchiste (sur la violence et la non violence révolutionnaires).
Probablement est-ce la connotation avec Gustav Landauer, qui règne en référence des utopistes libertaires en Israël, et sachant d’autre part l’investigation mathématique de Assange (ses dernières études universitaires) que d’aucuns pourraient prêter à un approfondissement du code de la programmation numérique, mais d’autres en regard de la kabbale, et de plus parce que dans son blog il glisse un ou deux clins d’oeil au rabbin, si certains agents de la désinformation du politique relayés par quelques malveillants à l’égard de l’action cadrée par WikiLeaks ont accusé Assange d’être un agent secret d’Israël... Or clairement ses actions se présentent dans une vision et un intérêt collectif au sens large ; on voit mal comment un si grand espion au service d’Israël pourrait être traqué à ce point (non seulement menacé de prison mais encore d’assassinat et assigné à un contrôle de police quotidien) s’il agissait avec le Mossad...
En France la gauche solidaire de la Palestine aurait trouvé étrange qu’il n’y ait pas de transmission de fuites à propos de la politique d’Israël par WikiLeaks : ce serait donc que la Presse ne les ait pas suffisamment exploitées ou trop désinformées en ne faisant ressortir que celles ne perturbant pas les alliances.
Ce n’est pas parce qu’à propos d’Assange on pourrait se poser la question de l’existence d’une diaspora solidaire auto-ralliée sur un fond symbolique libertaire activiste, qu’il faille franchir le pas de la désinformation sur la kabbale, ni passer dans le voisinage du racisme de certains militants laïques qui ont pu montrer à propos des rites musulmans comment ce visage magnanime pouvait soudain partager la scène de la xénophobie et du racisme. Bien au contraire, si l’on reconnaissait un signe de l’intervention de quelque service secret d’État, ce serait donc exactement où les accusations de crime sexuel abusives donnent à reconnaître une pratique du FBI et/ou de la CIA pour compromettre les personnalités visées, comme cela s’était passé pour le président Clinton avec l’affaire Lewinski (considérant justement que Monika Lewinski put être un agent infiltré du Mossad allié à la CIA), ou même, plus loin en arrière dans le temps, concernant le premier maire noir américain à Chicago, ou encore pour Jean Seberg.
La kabbale est également une référence exprimée dans la revue Tiqqun où elle s’accommode dans un remix des samples avec un des derniers aspects de la philosophie de Agamben ; pourtant il n ’y a pas de solidarité apparente pour WikiLeaks par quelque mouvement millénariste révolutionnaire, tel qu’il pourrait ressortir sous un mysticisme de cette cause dans L’insurrection qui vient ; au contraire, dans l’essai WikiLeaks et l’anarchie numérique Patrick Lichty montre en quoi consisterait la différence insurrectionnelle majeure du territoire de prédilection de l’information numérique — délestée du sol, poids du rang des nations — ; et pour peu que l’on considère la commune de Tarnac, par le style de ses communications dans la filiation de L’Insurrection qui vient, et l’affichage d’une sensibilité référant au dernier Debord et à l’Encyclopédie des nuisances (concernant l’activisme rural), il en émanerait une opposition offensive à WikiLeaks (voir le commentaire critique de l’essai WikiLeaks et l’anarchie numérique dans La revue des ressources à la page de l’article).
Ainsi, la référence kabbalistique, le millénarisme prédictif, et le code et leurs référents, sont-ils également divers et partagés dans une stratégie d’oppositions qui ne cautionne en rien l’hypothèse de l’espion sioniste en Assange.

[2]
- "truth and lots of it" entre guillemets dans le texte original — s’agissant d’une expression populaire.

[3]
- à propos de l’ordinateur : "Garbage in, Garbage out" formule sortie des laboratoires d’informatique qui est devenue proverbiale.
http://en.wikipedia.org/wiki/Garbage_In,_Garbage_Out



Liens internes

- [Assange 2/3] Conspirations d’État et terroristes, Conspirations 1.
Julian Assange
- [Assange 3/3] La conspiration comme gouvernance, Conspirations 2.
(en cours de rédaction)
Julian Assange

- [WikiLeaks 1/3] WikiLeaks et l’Anarchie numérique,
Patrick Lichty
- [WikiLeaks 2/3] 12 Thèses sur WikiLeaks
Geert Lovink, Patrice Riemens
- [WikiLeaks 3/3] Anonymous et WikiLeaks
Anonymous, Louise Desrenards.

P.-S.

La route de Ho chi Minh city (Saïgon) à Hanoï
Source : James and the Giant gian Bike Ride

L’index des miroirs de WikiLeaks dans le site hébergé sur le serveur du journal Libération, et le site miroir traduit en français sur le serveur de Reporters sans frontières.

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