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Fenêtres sur le monde (extrait) 

mardi 17 mai 2011, par Raymond Bozier

Fenêtres sur le monde, de Raymond Bozier, est paru chez Fayard en 2004.

Depuis, ce livre est devenu un classique pour les animateurs d’ateliers d’écriture. Sur la démarche de l’auteur et la genèse du livre, voir sur site BNF cette vidéo : Raymond Bozier, Fenêtres sur le monde.

L’immense force de ce livre, c’est son grand écart : d’un côté, après le 11 septembre 2001 et l’attentat du World Trade Center, notre rapport à la ville bascule. C’est la nappe sous-jacente, qui unifie les 37 fenêtres de Bozier. Parce qu’elles sont listées, dans la table des matières qui ouvre le livre. Ce sont celles que nous portons chacun : ce qu’on voit de la cuisine, ce qu’on voit de la salle où on enseigne, ce qu’on voit de cette chambre de hasard, ou de cette salle de réunion au ministère le jour que. Mais le pare-brise de la voiture, sur le trajet du matin, est aussi une fenêtre. Et les photos sur le mur, au-dessus de la table de travail.

Et l’espace urbain, il nous donne quoi à voir : vitrine d’une cafétéria de supermarché, ça ne nous choque pas dans un film, et on ne saurait s’en saisir en littérature ?

A sept ans de la parution initiale, Raymond Bozier complète, augmente, révise. Le texte que nous présentons ici est inédit en partie, édition neuve. Nous mûrissons chacun dans l’intérieur de chantiers qui deviennent des chantiers-vie. Alors la version numérique devient l’expression de ce chantier.

Un livre essentiel pour les chantiers-ville d’aujourd’hui.

François Bon

Les images mortes

« On se couche dans l’herbe et l’on s’écoute vivre,
De l’odeur du foin vert à loisir on s’enivre,
Et sans penser à rien on regarde les cieux… »
Nerval, Odelettes, « Le re
lais »

Aucun message, aucun avertissement, ou signal particulier, ne laissèrent présager l’apparition des images mortes. La vague unique et brève qui bouleversa les programmes, partit du bas de l’écran, monta jusqu’aux limites supérieures du cadre, retomba brutalement, puis reflua vers le néant d’où elle avait surgi. Sa disparition, aussi soudaine que son apparition, suscita chez certains téléspectateurs un mouvement de frayeur, comme s’ils avaient craint d’être arrachés de leur siège et emportés, sans plus jamais pouvoir revenir, dans le gouffre intérieur du téléviseur. Un monde troublé et totalement inattendu venait d’envahir brutalement les consciences et nul n’était en mesure de dire ce qu’il signifiait, sur quoi il déboucherait et combien de temps il durerait.

Cette vague, ou plutôt cette chose – si rapide qu’on ne savait plus trop en vérité de quoi il s’était agi – qui venait de submerger les sons et les images, avait laissé derrière elle un sol jonché d’objets et de corps inanimés. On aurait dit que les images précédemment présentes à l’écran avaient été roulées, brassées dans tous les sens puis abandonnées au hasard. Le désordre qui régnait sur ce qui s’apparentait de prime abord à une place goudronnée, affectait aussi bien les couleurs que les formes. Dans ce décor silencieux et désolé où tout semblait mort, seule l’horloge incrustée au bas des écrans continuait de fonctionner normalement. Plus tard, il s’avéra aussi que le calendrier était régulièrement mis à jour, comme si le temps ne pouvait jamais s’arrêter et devait poursuivre son œuvre inutile. Ces détails ajoutés aux effets du vent, permirent de comprendre que le programme minimal qui s’imposait à tous et sur toutes les chaînes, faisait l’objet d’une diffusion en direct.

À aucun moment il ne fut expliqué aux populations assises devant les téléviseurs pourquoi et dans quel but, on avait décidé en haut lieu – pour le commun, l’idée d’un sabotage était exclue, la responsabilité ne pouvait se situer qu’à l’étage le plus élevé de l’appareil de production – de leur imposer la vision affligeante d’une grande place tourmentée par les vents et couverte d’hommes, de femmes, d’enfants, vautrés sur le goudron parmi un désordre de caisses, de palettes, de produits et d’appareils divers. On aurait dit que les camionneurs présents sur les lieux et figés eux aussi, avaient décidé, là encore pour des raisons qui échappaient à l’entendement, de livrer aux gens présents sur le parking les cargaisons d’habitude destinées aux entrepôts des magasins de ce qu’on supposait être l’avant poste d’une zone commerciale.

Personne parmi les victimes – si toutefois elles méritaient ce titre – ne semblait avoir la force de se remettre debout, ou de manifester la moindre volonté de sortir du champ des caméras. Chacun paraissait fixé au sol, comme un insecte piqué sur une planche. Les prises de vues étaient elles-mêmes strictement cantonnées aux limites intérieures de la place. Toutefois, afin sans doute de varier les angles et de rompre la monotonie du reportage, certaines séquences s’attardaient, de temps en temps, sur le dessin d’une ornière ou d’une touffe d’herbe, les alignements de lampadaires, les garages à chariots, le quadrillage des bandes blanches dessinées sur le goudron et délimitant les espaces réservés aux voitures, les flèches directionnelles et quelques rares panneaux publicitaires marqués par les intempéries. Pour le reste, l’endroit ressemblait au parking d’une quelconque zone commerciale installée aux confins d’une ville semblable à toutes les villes.

Au tout début, les images mortes déplurent au public. En partie parce qu’elles avaient interrompu quantité de jeux de hasard qui présentaient l’avantage d’enrichir ceux qui y participaient – il suffisait parfois d’une simple pression sur un bouton, ou de faire tourner une roue pour devenir millionnaire, quant aux questions posées, elles étaient suffisamment idiotes pour que chacun derrière son écran se sente en capacité d’y répondre et poursuive le rêve, un jour, de figurer au nombre des concurrents.

L’impossibilité d’obtenir la moindre réponse au phénomène qui venait d’avoir lieu ainsi qu’à ses futures conséquences, contribua également à agacer la population. Chacun se demandait pourquoi cette vague, ou chose, avait pu d’un coup effacer tous les programmes, les aspirer dans un gouffre puis imposer des images d’une tristesse infinie et continuelle. Et comment déterminer la nature de ce qui servait désormais de pâture commune aux regards : s’agissait-il d’un nouveau concept d’émission, d’une manœuvre destinée à préparer un coup publicitaire d’envergure, ou d’une machination ayant pour but de saccager les soirées et les jours de ceux qui n’avaient que le seul secours de la télévision pour se divertir et combler les vides de l’existence.

Les téléspectateurs les plus frustres ne perdirent pas de temps en vaines réflexions : ils changèrent immédiatement de canal. Mais les images mortes avaient vraiment contaminé tous les réseaux et ils retombèrent partout sur le même pitoyable spectacle. Il y eut alors des bras au ciel, des jurons accompagnés de pressions nerveuses et compulsives sur les touches des télécommandes, des va-et-vient, des coups de poing sur le dessus des téléviseurs, des saturations de standards téléphoniques…

Le mécontentement fut toutefois de courte durée. Il cessa dès la réapparition des messages publicitaires. Cette diffusion rassura. Elle laissa supposer que le raz de marée n’avait pas tout emporté et qu’il restait encore un espoir de retour à la normale. Chacun revint donc sur son canapé et reprit sa posture habituelle. Il ne fut plus question de continuer à contester, ni de chercher à comprendre, et encore moins de promettre, dès qu’on en aurait le temps, d’aller casser la gueule à l’obscur bureaucrate qu’on venait d’avoir au bout du fil et qui avait prétendu que la chaîne n’était pas responsable, qu’il s’agissait d’un sabotage sans équivalent, l’œuvre sans doute d’illuminés en guerre contre les sociétés de production de la distraction, de la consommation et des loisirs.

Le retour des images mortes, à la fin des publicités, ne provoqua pas de nouvelle colère. La plupart des gens ayant déjà admis qu’il valait mieux se contenter de ce minimum de spectacle plutôt que de ne plus rien avoir à regarder, comme lors d’un précédent incident satellitaire où de la neige s’était mise à voltiger sur les écrans, laissant les spectateurs dans le désarroi. Au bout du compte, on estima que le spectacle en valait bien d’autres. D’aucuns allèrent même jusqu’à trouver quelques qualités à la mise en scène et au manque de jeu des acteurs. D’autres, convaincus qu’ils étaient confrontés à des volontaires engagés dans un concours d’immobilisme, s’impatientèrent de voir lequel se lèverait le premier, et ce qu’il dirait de son expérience et du jeu auquel il venait de participer. Les moins imaginatifs optèrent pour des mannequins, voire des images virtuelles reproduisant à la perfection des postures humaines. Quoi qu’il en soit, l’impassibilité des personnages allongés sur le dos finissait par avoir quelque chose de fascinant, surtout lorsque les caméras montraient les mouches agglutinées sur leurs lèvres et les pourtours de leurs yeux.

Certes, on aurait bien aimé avoir un peu d’enrobage sonore, entendre des voix, une musique, des bruits ; ou bien qu’un fait quelconque se produisît, qu’il y eût en quelque sorte un peu plus d’action – les tourbillons de poussière et les flottements de sacs plastique accrochés aux grillages ne suffisant pas à créer de l’événement – mais la régularité des spots publicitaires et la délivrance savamment orchestrée de détails effaçaient opportunément ces petits griefs.

Bref, à la longue on s’habitua. Car il n’était finalement pas si désagréable que cela de regarder des semblables exposés dans des positions parfois à la limite du grotesque, voire même de l’obscène. À première vue, plusieurs avaient les membres anormalement tordus, comme s’ils avaient été projetés en l’air puis s’étaient écrasés au sol. Il semblait également que des couples avaient eu le temps de se déshabiller et de s’enlacer à même le sol – cette ultime étreinte ne manquait d’ailleurs pas d’interroger.

Quant aux objets, ils brillaient si fortement que, par instants, et aussi bizarre que cela pouvait paraître, les téléspectateurs s’en trouvaient éblouis, forcés de placer la main en visière au-dessus des yeux. Jamais jusqu’alors la télévision n’avait produit un effet aussi aveuglant sur ceux qui la regardaient. Cela finissait par provoquer des démangeaisons sur tout le corps. On se mettait alors à se gratter, à remuer sur son siège, à croiser et décroiser les jambes, à se frotter le visage jusqu’au sang. On mangeait aussi et buvait beaucoup plus d’aliments et de sodas que d’habitude. D’ailleurs, il y avait bien longtemps qu’on n’avait pas autant remué et consommé en regardant la télévision.

Après quelques jours de silence le son revint. Aucune explication ne fut donnée à ce retour qui privilégiait les bruits au détriment des paroles. Ce nouveau fond sonore fut loin de satisfaire. Quel plaisir pouvait-il y avoir, en effet, à entendre des voix numérisées de telle sorte qu’on ne puisse les comprendre, ou des bruits de voitures roulant sur un périphérique qu’on imaginait situé à l’ouest du parking, en contrebas d’un imposant mur de parpaings obstruant l’horizon, ou encore des gazouillis d’oiseaux couplés à des bourdonnements intempestifs d’insectes, sans parler du raffut persistant du vent et de la rumeur journalière d’une foule qui enflait parfois si brutalement qu’elle obligeait à baisser le son.

Un incident technique finit pourtant par perturber la monotonie des diffusions. Le geste malencontreux – ou volontaire ? – d’un caméraman, ou d’un robot – comme pour le reste, on ne pouvait savoir qui s’occupait de la technique –, fit basculer vers le ciel les objectifs jusqu’alors occupés à montrer des brins d’herbe poussant entre les fissures du goudron, ainsi qu’une colonne de fourmis rouges transportant de minuscules choses. Il apparut alors que tout ce qui traînait sur le parking se reflétait dans le ciel, de même que l’intérieur de son propre logement et les gens qui s’y trouvaient. En outre, on avait l’impression de revoir en accéléré tout ce que l’on avait vu et fait durant la journée. Cela donnait un mélange de corps, de boîtes, de voitures, de cartons, de chariots, de meubles, de paysages, de voyages, de lieux de travail, auxquels s’ajoutaient un fatras de reportages sur les animaux, des feuilletons, des actualités télévisées, des films, des chanteurs de variétés, des compétitions sportives, des jeux, beaucoup de jeux… Le parking des images mortes, l’intérieur des appartements, les visages et les corps, valsaient, tourbillonnaient, formaient des nuages que le vent chassait hors du champ des caméras, puis ramenait comme dans un tour de manège. La bousculade des couleurs et des formes, mixée au reflet de sa propre vie, avait quelque chose de vertigineux et de profondément inquiétant. Un grand trouble s’installa dans les esprits. Comment pouvait-on à la fois être spectateur et acteur d’un programme qu’on n’avait ni désiré ni concocté, par quel truchement se voyait-on soi-même ravalé au rang d’une image morte, jusqu’où cette confusion des genres conduirait-elle ? Nul n’en savait rien et ceux qui se précipitèrent vers les fenêtres afin de vérifier si le monde extérieur était bien tel qu’ils l’avaient laissé, n’obtinrent pas plus de réponses. On pouvait tout juste en déduire qu’une force jamais observée jusqu’alors avait désormais le pouvoir d’agglomérer les corps et les images sans qu’on pût s’y opposer.

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