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Entretien avec Yan Allegret 

vendredi 16 décembre 2011, par Régis Poulet, Yan Allegret (Date de rédaction antérieure : 19 janvier 2009).

Régis Poulet : Si c’est votre dernière création, Hana no michi dont nous reparlerons, qui a attiré mon attention, vous avez plusieurs cordes à votre arc nonobstant votre jeunesse, ainsi que quelques oeuvres. Pouvez-vous nous présenter rapidement votre parcours et vos activités ?

Yan Allegret : J’ai 35 ans. Je suis écrivain et metteur en scène.

Comment résumer mon parcours ? Peut-être dans le terme de mouvement.

Il n’y a pas de création. Il y a passage. Mais pas création. Par contre, il y a toute sa volonté à utiliser pour aller dans la bonne direction, des choix à faire, des deuils également, pour aller dans la bonne direction.

Revendiquer le statut de créateur, c’est faire une grosse erreur quant à la place de l’ego. Tu laisses la place.

Mon parcours est l’apprentissage, la construction de ma propre voie. On pourrait dire ça comme ça, plutôt qu’égrener des dates, des lieux, des spectacles ou des titres de texte.

Mon parcours est géographique également. Né à Paris, parti dans le Sud très tôt, Montpellier, Marseille, tout le temps de l’enfance, le temps d’aller y découvrir le plateau, une vingtaine d’années environ. Puis retour à Paris. Et de là, tout en poursuivant l’écriture et le théâtre, départs répétés à l’étranger. Taiwan, Etats-Unis, Burkina Faso, Russie, Grèce, Thaïlande, Laos, Turquie... tous ces paysages ont été déterminants pour l’écriture. Cette idée du mouvement. Que la vie se poursuit sous des millions de formes là où on n’est pas. Puis est venu le Japon en 2006. Et là, basculement. Faille. Tremblement de tout. Et écriture de Hana no Michi. Retour en France. Et voilà.

Quatre événements :

— la découverte de l’Aïkido en 94, puis de mon maître d’Aïkido en 2000

— la découverte du plateau en 1992, je veux dire vraiment, comme voie, cette fois sans maître, sans filiation, d’où une solitude importante

— la découverte de l’écriture en 1989

— la naissance de ma fille en 2002.

A partir de là, mes activités découlent. Ce sont les formes de ma voie.
La plénitude
Je suis écrivain, c’est sans doute le lieu le plus intime de mon appartenance.
Acteur à la base, j’en ai conservé un certain rapport terrestre au plateau.
Metteur en scène, c’est venu comme suite logique
Puis photographe,
Performer.
Eclairagiste. Etc.
Pratiquant d’Aïkido, ça compte autant que l’ensemble de mon activité professionnelle.
J’ai été également assistant d’un coach de free-fight, lorsque j’ai accompagné mes amis combattants dans la cage.

Père de famille.
Directeur de compagnie. Oui, ça c’est un problème. Il y a des écueils très dangereux à éviter. L’ego. La monstration automatique de l’ego. Sans pour autant tomber dans un effacement. Pas d’ego mais un être au monde entier.

Lentement, mon travail a questionné les frontières. L’acteur a écrit.

Mes activités. Je me lève à 6 heures, je vais pratiquer au dojo à 6H45, la journée commence ainsi de la bonne manière. Ensuite j’écris, je me déplace avec plus ou moins d’aisance dans la vie sociale, je me confronte à une forme de tension dynamique qui consiste à faire entendre une certaine voix.

La plénitudeQu’est-ce qu’un projet de théâtre, c’est avant tout la rencontre de plusieurs sensibilités. Donc mon travail est avant tout une écoute des sensibilités des autres, et de comment je peux guider, conduire, ces sensibilités vers un espace commun, partageable avec les spectateurs. C’est en même temps un combat réel.

Mais également la lecture, l’éducation de ma fille.
Je vis en partie avec elle. Le rapport à ma fille est devenu dès sa naissance un des centres de ma vie.

Un isolement total.

Il y a une beauté originelle. Elle me rejoint parfois. Je la rejoins.

L’isolement est aussi constitutif de mon trajet. Avec les deux aspects. Profitable et difficile.

Une autre forme de respiration. Ça pourrait se résumer à cela. Mais je l’applique autant dans l’écriture, que dans l’éducation de mon enfant, mon rapport aux autres ou dans la mise en place d’un projet avec d’autres personnes. A chaque fois, c’est la même question. Comment faire circuler, relier, tout en demeurant juste.
J’ai du mal à dire que je fais un métier. Si je dis cela, je parle de l’apparence, de ce qui est écrit sur ma fiche de paie. Mais si l’on veut aller au coeur des choses, il n’y a plus de métier qui tienne.

La voie telle que je l’imagine est de vivre pleinement pour pouvoir mourir apaisé.
Je n’ai cessé de constater que les limites que nous nous fixons, que la société nous fixe, sont illusoires. Alors je vais voir, comme dit Brel. Je me fracasse des fois, mais je vais voir. Par l’acte. C’est bon pour la santé. Ne pas trop parler, ce qui est, à priori à l’opposé de ce que je suis, mais aller voir, faire les choses.
Il y a une grande présence de la mort dans mon travail. D’une confrontation à la mort. Et de lui survivre. C’est un peu comme si d’emblée on allait à la question primale, originelle.

Un total isolement. Et un amour total qui va de pair. Ça peut se passer comme ça. Ça peut donner naissance à l’écriture.

La précarité de la compagnie (&) So Weiter est un paradoxe. A la fois j’en souffre, je me sens isolé et en même temps elle me maintient dans un état d’alerte où je suis obligé de faire les choses par moi-même.

Ce que je garde.

Je suis né en 1973 à Paris.

Mon parcours a été rapidement celui d’un autodidacte, jalonné par quelques rencontres importantes. J’ai commencé par être acteur à Marseille. En 96, j’ai écrit mon premier texte "Que vienne le moment" qui parlait d’une désertion volontaire du monde. Dès le début, mes textes ont été montés, si bien que la dynamique d’écriture a été juxtaposée à une dynamique de plateau.

Il y a deux périodes dans mon écriture. La première était très noire. Je cherchais l’impasse volontairement.

Mon parcours croise depuis pas mal d’années la pratique martiale et la pratique artistique. Mais il ne faut pas entendre dans la pratique martiale quelque chose de rude ou de dur. C’est au contraire un perpétuel mouvement d’ouverture. Un apprentissage de la respiration.

Hana no Michi est peut-être la réconciliation de ces deux mouvements. On en parlera sûrement...

Hana no michi
copyright PHILIPPE CHARDON

Je pratique l’Aïkido depuis 15 ans environ. D’abord de manière irrégulière, eu égard à mon travail, puis régulièrement, depuis 8 ans.

Enfin, j’ai rencontré mon maître en 2000 ou 2001, je ne sais plus, lorsque j’ai découvert mon dojo à Paris. Il a été d’abord mon maître d’Aïkido, puis très rapidement je l’ai considéré comme mon maître.

Depuis Hana no Michi, j’ai l’impression d’être allé au bout d’un mouvement vers l’intérieur. Je souhaite à présent entamer le même mouvement, mais vers l’extérieur.
Ca pourrait se résumer à donner ou entendre la parole des autres. Ce n’est pas simple, je ne suis plus habitué, plus tant que ça, à l’extérieur.

Hana no michi
copyright YAN ALLEGRET

Un de mes prochains textes sera un livre d’entretiens avec mon maître. Donner des paroles à entendre. Tu vois, ça rejoint cette idée de laisser la place, hors de tout déni de soi-même.

RP : En quoi la pratique de l’aïkido et celle d’acteur se rejoignent-elles ? Est-ce la réactivité au positionnement de l’autre ? Est-ce autre chose ?

Yan Allegret : La pratique d’Aïkido et celle de l’acteur se rejoignent dans la construction de la voie. J’ai cherché longtemps une forme d’entièreté, que ce soit dans une discipline ou dans une autre. Mais je ne pouvais me départir d’une sensation d’être, quelque part, étranger. Etranger au théâtre. Etranger à l’écriture. Etranger à l’Aïkido. Comme si mon centre ne se trouvait pas là, mais ailleurs, à un autre endroit qu’il me fallait découvrir. Et puis j’ai compris peu à peu que c’était ma propre voie qui était en train de se forger.
Mon maître me disait qu’il était normal que différentes écoles naissent à partir d’une même pratique martiale. Parce que chaque sensibilité est différente. Et donc, à partir d’un certain moment, on est capable de produire une synthèse de ce qu’on a appris ici et là. Et c’est cela qui constitue la voie. Le chemin est un sentier, il est tortueux, sinueux, accidenté parfois, même si la direction est claire. J’ai eu de la chance, ou bien je l’ai provoquée. Découvrir ces terrains. Et les mêler. Je crois que je suis à un moment de ma vie où la porosité me guide. Pour dire les choses autrement, "tout fut relié", comme c’est dit dans la dernière séquence de Hana no Michi.
Pour revenir à la question, la pratique d’Aïkido m’a emmené sur un terrain du ressenti, d’une forme d’équilibre. Ça redescend de la tête, ça se remet à respirer, quelque chose circule entre l’esprit et la chair, une certaine forme d’adéquation, quelque chose qui est logé et stable à l’intérieur et qui se noue à l’extérieur, à l’autre. Tu es le centre, un centre qui peut entrer en contact avec d’autres centres. C’est difficile à expliquer.
Et bien, la sensation de la justesse de l’acteur, c’est exactement pareil. Lorsque je jouais, j’avais à certains moments cette sensation, très claire, très évidente. C’est là. Souvent cela transitait par la respiration, le souffle est posé mais renferme beaucoup de puissance. A ces moments-là, tu sais que tout ce que tu vas faire sera juste. C’est comme ça. Tu es pour ainsi dire relié à quelque chose de toi-même et de l’extérieur qui fait, là aussi, que tu es en adéquation.
On pourrait appeler ça la grâce. Mais l’expérience de la grâce paraît exceptionnelle, elle consume, brûle pour ainsi dire celui qui la vit. Ici, je ne parle pas de cela. Je parle de tendre vers quelque chose. Je parle d’un travail humble, quotidien, terrestre, ô combien terrestre. Le sacré se trouve là pour moi. Le sens du sacré a été anéanti et on s’est mis à imaginer quelque chose de très mystérieux, très en dehors de nous. Alors que c’est là, c’est tout simple. C’est à portée de main.
Aïkido, c’est une manière de communier. Le théâtre c’est pareil.
Mon maître a traduit Aïkido par le terme "fusion de sensibilité". Je trouve cela très juste. Deux, puis un, puis deux à nouveau. Et c’est bien cela qui nous touche au théâtre lorsque nos frontières sont déplacées, bousculées. Frontières entre intime et public, entre soi et l’autre. Personne ne peut vivre sans que ses frontières soient déplacées.
Alors, je trouve que l’Aïkido ou le plateau, qui ne peuvent se faire qu’à deux, sont comme des sublimations de ce processus de vie.

Hana no michi
Copyright YAN ALLEGRET

D’autres trouveront ces fenêtres dans le jardinage, l’éducation d’un enfant ou la recherche scientifique. Pas une fenêtre qui soit meilleure qu’une autre. Mais par contre, tu peux voir ou sentir assez clairement qui est en mouvement et qui est immobile. Et là, que ce soit dans l’Aïkido ou le théâtre, tu déchantes. C’est important de se prendre ce genre de claque, c’est important de voir plus loin aussi. Quand on montre la lune, l’idiot regarde le doigt. Alors je vais voir.

La base de l’Aïkido comme du théâtre, c’est le lien. Clair et net. Tu peux peindre tout seul, tu peux faire des katas de karaté tout seul. Aïkido, tu ne peux pratiquer véritablement qu’à deux, ou plus. Nécessité vitale de l’autre. Mais pas dépendance. Nécessité. Le théâtre c’est pareil.

La pratique d’acteur rejoint celle du pratiquant d’Aïkido parce qu’elles sont toutes deux terriennes.

L’Aïkido, je l’ai découvert en fait en 94 ou 95 je crois, en même temps que je découvrais réellement le théâtre, lors de mes études universitaires théâtrales.
Je suis tombé sur une phrase du fondateur Morihei Ueshiba disant que l’Aïkido est la manifestation de l’amour. Ça m’a intrigué, intéressé. J’ai commencé à pratiquer avec un maître qui était assez dur, mais très bien centré. C’était un cours ouvert aux étudiants, les trois quarts étaient là par simple curiosité. Les gens ne faisaient pas l’effort d’acheter un kimono, c’était un peu à l’arrache. Mais le maître ne se démontait pas.

L’Aïkido et l’acteur. Il y a d’abord la nudité. J’ai été surpris il y a quelques années lorsque je pratiquais, je me suis aperçu que tout ce que je cachais dans la vie sociale se voyait sur les tatamis.

C’est intéressant cette conception de l’Aïkido parce que si tu te tends, te raidis, tu ne peux trouver l’ouverture. Mais si tu t’abandonnes, effaces ta propre présence face à ton partenaire, tu ne peux y arriver non plus. Il faut alors se tenir dans un espace autre, qui est à la fois présence et absence. Tu vois, le parallèle avec le travail d’acteur est immédiat. Je dirais même avec le travail artistique dans son ensemble.
L’attaque arrive et on la conduit, on ne la refuse pas mais on l’enveloppe, l’englobe en quelque sorte. L’ouverture qui est à chercher est un point de vulnérabilité, d’intimité presque avec l’autre.

La question du centre est également déterminante. On vit dans une société, une civilisation je serais même tenté de dire, qui est fondamentalement cérébrale. L’activité passe dans la tête, beaucoup, et le centre est affaibli. Les épaules sont remontées, raides. Je sais de quoi je parle...
On conceptualise, on structure, mais en même temps, un manque se creuse. Je dis ça de l’Europe, mais au Japon c’est à peu près la même chose, l’occidentalisation a été importée et acceptée, si bien que les Japonais s’imposent par exemple des rythmes de travail qu’on ne pourrait pas tenir ici.

On a perdu quelque chose que l’on possédait pourtant. Le théâtre ou l’Aïkido, c’est un moyen de se remettre en contact avec cette chose qui a été perdue, en dehors des liens sociaux. Tu peux ainsi fusionner avec des inconnus, pour quelques heures ou quelques respirations. Je parle quand ça fonctionne. Dans 90% des cas, au théâtre, de mon point de vue, ça ne fonctionne pas.

La respiration est la clé. La découverte de la respiration. On dit d’un écrivain ou d’un poète qu’il est "inspiré". C’est on ne peut plus clair. Lorsque j’écris, lorsque j’arrive à ouvrir la porte, quelque chose se modifie effectivement dans ma respiration.
La mort, c’est « il a expiré ». Je trouve cette expression magnifique de simplicité, ça démystifie la mort.
Donc, le principe de la respiration, c’est mourir et renaître des millions de fois. Mais c’est un potentiel à réaliser. Après quinze ans de pratique, j’ai toujours l’impression de patauger. Mais j’avance tranquillement dans ma flaque et surtout, cela me passionne.

Tu vois c’est ça. Un espace dans lequel une certaine nudité permet de faire circuler quelque chose qui nous relie à la base même de la vie.
La joie. La tristesse. L’amour. La solitude. Et la respiration.

En y pensant, je me dis aussi que l’Aïkido peut être vu comme une ritualisation du face à face avec la mort ; comment on conduit de la mort vers de la beauté. C’est complexe. On touche là au coeur de quelque chose. En même temps, c’est assez abstrait, peut-être trop.

Le chemin a pris du temps. Il m’a fallu sept ans de pratique avant de trouver mon dojo et mon maître. Ensuite, le travail de la compagnie en France m’a beaucoup pris. La précarité du travail demande une forme d’entièreté dans l’investissement. Et puis la passion du théâtre m’a donné suffisamment de nourriture pendant pas mal d’années. Puis la naissance de ma fille est advenue.

RP : Comment se fait-il que, pratiquant cet art martial depuis 1995, le Japon n’ait été une révélation qu’en 2006 ? Qu’est-ce qui s’est manifesté alors, que la pratique de l’aïkido ne vous avait pas révélé ?

Yan Allegret : Le voyage au Japon, j’y ai pensé à partir de 2003 je dirais. Mais dans un premier temps, c’était trop en rapport avec l’Aïkido. Je voulais suivre les traces de Morihei Ueshiba. Aller dans les lieux où il avait pratiqué, voir le dojo qu’il avait construit de ses mains, isolé de tout, pendant la seconde guerre mondiale. Ça ressemblait beaucoup trop à un pèlerinage. Fort heureusement, ma demande de bourse a été refusée. Alors je me suis posé la question autrement.

Le Japon est arrivé quand j’étais prêt à cela. Cela a été dur en même temps, car je savais que ce voyage allait se passer à un endroit de solitude.

Pourquoi je ne suis pas parti au Japon plus tôt ?
Parce que ma "révélation", je l’ai eue à Paris en découvrant mon dojo et mon maître. Il est probable que si je n’avais pas trouvé mon maître à Paris, dans un dojo qui se trouvait à deux pas de chez moi, je serais parti au Japon plus tôt. Tu vois, mon maître, c’est un Français, quelqu’un que tu ne remarquerais pas dans la rue, mais c’est lui mon maître.
Il m’a apporté beaucoup, en mettant la lumière sur ce que je possédais déjà.
Je n’ai pas eu envie de partir avant d’avoir approfondi quelque chose dans ma pratique.
Après, j’avais aussi beaucoup de travail et beaucoup de créations, bref, le départ me demandait un vide qui ne s’est pas manifesté jusqu’au moment où je l’ai décidé.

Il existe des failles pour chacun d’entre nous, dans lesquelles nous devons tomber à un moment ou à un autre de notre vie. Ces failles sont déterminantes, elles sont des points de jonction, des carrefours. On en vit peut-être deux ou trois dans sa vie. Peut-être plus.
En revenant du Japon, je me suis aperçu que j’étais tombé dans une faille de cet ordre là-bas.

Il y a l’obscurité, la solitude, et le temps passé dans la faille.

Depuis 2004, mon rapport à la culture asiatique commençait à transparaître dans mes spectacles. Ça augmentait. L’attrait pour le vide. L’absence de séparation entre l’esprit et le corps. La question de la voie, du souffle que l’on peut retrouver tout autant dans les arts traditionnels japonais que dans le taoïsme chinois.
Ma connaissance de la culture japonaise s’étoffait.

J’ai estimé à un moment que j’étais en danger, en danger de fantasme par rapport à tout cela. De tomber dans le panneau du paradis perdu.

Il fallait donc que j’aille voir par moi-même. Me faire ma propre idée.
Je peux être dans le doute, très souvent, mais je sais aussi reconnaître, et cela de manière exacte à chaque fois, lorsque quelque chose est juste.
A un moment, j’ai senti que ce départ l’était. Ce n’était pas une fuite, même si j’étais très heureux de quitter certaines choses qui me pesaient, notamment dans le travail. Donc pas une fuite, mais non plus un départ de type amoureux où tu plaques tout sans savoir où tu vas.
J’étais mûr.

Ce que j’ai trouvé au Japon. C’est difficile à dire.
Il y a des moments dans la vie. Tu traverses la grâce. Le premier voyage au Japon, ça été ça.
Pendant un mois, j’ai regardé, écouté, senti, lu beaucoup, marché aussi, avec ma fille et sa mère dans Kyoto. Ensuite je me suis isolé à Nagoya pendant quinze jours pour le tournoi de sumo. Là aussi, c’est une discipline que je connais très bien et que j’aime énormément.

La vie m’a offert ce moment de grâce totale. Une forme de révélation. Je crois que l’on vit la grâce seul, toujours seul.
Ce que j’ai compris de cela, c’est qu’on ne peut pas vivre dans la grâce, on ne peut que la traverser. Vivre dans la grâce ferait de nous des saints ou des fous. Et ça, je ne suis pas fait de cette étoffe-là.
C’est comme l’Aïkido. Lorsque je vois mon maître pratiquer ou que j’imagine Maître Tsuda (maître de mon maître) ou Morihei Ueshiba en train de pratiquer, je ne peux que m’apercevoir que je patauge. Savoir cela comporte des pièges, mais permet d’en éviter d’autres.

Dans le théâtre, je n’ai pas cette sensation. Je n’ai pas vu de spectacle (mis à part peut-être certains de Claude Regy ou de François-Michel Pesenti) où je me suis dit que cet espace était hors d’atteinte pour moi.

Au Japon, j’ai fait mon second tatouage. « Sur la terre, sur le ciel » sur mon épaule droite. Après le prénom de ma fille sur l’épaule gauche.
« Sur la terre sous le ciel », c’est la définition de l’humanité dans le Kojiki, l’équivalent du Mahabharata pour le shinto. Ça dit bien quelque chose de notre condition. Ancré dans la terre et en relation avec le ciel en même temps.

Hana no michi
copyright (&) So Weiter

L’écriture, encore. Jusque sur ma peau. Jusqu’à inscrire l’écriture dans ma chair même. Tout cela a été très clair. Le tatouage a été comme une quintessence de l’écriture.

Je crois que le Japon est un carrefour pour moi, de manière intime. Cela s’est traduit dans l’écriture. Mais je ne vois pas là-bas un paradis perdu.
C’est probablement ce statut d’étranger qui me convient.
Pour résumer la chose, j’ai cette même sensation d’être étranger en France, dans le théâtre, dans la vie sociale en grande partie. Je me sens extérieur à tout cela. En France, cela me fait souffrir car la société attend de moi que je sois intégré. Au Japon, cela ne me fait pas souffrir parce que je marche dans les clous dans mon isolement, mon incompréhension, mon ignorance.
Comme je ne comprends rien à la langue, les publicités me donnent la sensation des sortes de calligraphies sur lesquelles je peux projeter complètement autre chose que la réclame pour une marque de nouilles. Enfin, c’est plein de petits décalages comme ça. Et puis, j’ai toujours été en mouvement. Je pense que ce serait triste de ne plus bouger. Aujourd’hui, j’ai toujours un grand besoin de cela. Mais plus j’avance, plus je concentre mon attention sur ce mouvement, qui vient de l’intérieur, du tréfonds.

RP : Hana no michi, votre dernière pièce jouée à Tokyo et à Paris, est constituée, ainsi que la note liminaire nous le précise, de flux de parole. Or, du point de vue du style, on constate que vous avez privilégié les phrases brèves, simples, d’apparence lapidaire, sous forme de vers ou de versets. Comment conciliez-vous cette recherche de la fluidité et ce flux en apparence discontinu ?

Yan Allegret : J’ai toujours écrit par le moins. Je peux travailler plusieurs jours sur une phrase, une seule. Prendre la parole est un acte fort. Alors j’ai toujours oeuvré à dire le plus avec le moins de mots possible.
Dans la forme romancée, c’est différent. Il n’y a pas cet ailleurs du plateau qui est si lourd de conséquences.
Mais voilà. On est au théâtre. Ce qu’on écrit va être dit par d’autres. Et neuf fois sur dix, ce que j’entends sur scène est de l’ordre du verbiage. La parole existe dans la profusion et, la plupart du temps, cette profusion va de pair avec un affaissement de la parole elle-même. Dire n’est pas intéressant. Faire ressentir à travers les mots, oui.
Parce qu’il y a aussi, derrière tout cela, une inclinaison qui a la dent dure. Je sens très souvent la présence de la volonté de celui qui écrit. Et cela, c’est la monstration de l’ego encore une fois. Et cela ne m’intéresse pas, ne me touche pas. Je sens très souvent que ça veut dire quelque chose. Ça veut dire mais ça ne le dit pas. Parce que ça ne laisse pas la place. Ça explique beaucoup, en fin de compte, en sous-main.
J’accorde une grande valeur au silence. Le silence, c’est de là que tout vient, là où tout retourne. Ça contient les cendres de ce qui a été dit et ce qui est à naître aussi. C’est une forme d’infini en soi. J’ai toujours eu cette sensation. Alors, prendre la parole, faire entendre des mots qui surgissent du silence, il vaut mieux avoir quelque chose à dire, et savoir bien le dire, ou sinon ça n’en vaut pas la peine.
Alors effectivement, à moins d’être capable d’écrire comme Dante, auquel cas je m’incline, comme lorsque j’entends la langue de Guyotat sur une scène, à moins d’être de ce niveau là, il vaut mieux se taire, apprendre du silence, polir la langue, lentement, et tenter de dire en quelques mots ce qu’on pourrait dire en quelques pages.

L’apparence discontinue vient donc d’une pratique relativement épurée de l’écriture. A partir de là, on peut néanmoins sentir des flux différents. L’endroit de la parole n’est pas le même, la langue change.
Comme on change de tonalité avec un même instrument.

La question des flux dans Hana no Michi est importante, particulièrement. Parce que j’ai toujours considéré que l’apanage de l’écrivain dramatique, c’est d’écrire de la parole. Et c’est tout.
Donc, l’écrin autour de cela, la question du personnage, de la didascalie, je m’en suis toujours senti étranger. Je suis intéressé par la parole et la parole seule. Le contexte dans lequel elle est dite, cela n’est pas mon affaire, c’est l’affaire d’un metteur en scène, d’un acteur, d’un lecteur. Il me semble que la parole toute seule, toute nue, conserve une potentialité bien plus importante que lorsqu’elle est cadrée par une structure plus rigide du genre situation fictionnelle, nombre et noms de personnages, etc. A la limite faire une pièce sans parole composée uniquement de didascalies, je peux comprendre, mais sinon, si l’on prend le parti de la parole, en quoi un écrivain a-t-il besoin de dire s’il faut un temps ici ou là, si la parole doit être dite avec telle intonation... Si je me trouvais à écrire de cette manière, j’essaierai d’aller le plus loin possible, comme l’écrivain Laurent Collomb l’a fait, mais il l’a fait pour des questions d’oralité, pas en projetant un fantasme de mise en scène. Et la plupart du temps, c’est comme ça que ça se passe.

Dans Hana no Michi, je n’ai mis aucune indication, rien. Même pas répondu à la question « combien de personnes parlent ? ». Par contre, lors de l’écriture, un certain nombre de points de vue, de couleurs, se sont présentés à moi. Fallait-il les formaliser à travers des personnages ? Dans ce cas-là on perdait la richesse potentielle que tous ces flux n’appartiennent en fait qu’à un seul sujet, comme dans le rêve où toute la multiplicité des voix qu’on entend est issue d’un seul rêveur. Dans un autre sens, si j’avais formalisé la parole en monologue, on aurait perdu la possibilité d’une forme dialogique, d’une multitude. J’ai donc décidé de maintenir tout cela dans un entre deux que je trouve personnellement beaucoup plus excitant et fécond. Donner la parole comme une énigme et rien de plus. Pas tenir la main, laisser la place pour que l’imaginaire d’un autre puisse se saisir du texte.

Il nous reste tellement peu d’espaces ouverts que si en plus, on les comble avec des oeuvres qui nous disent comment les recevoir, on s’en sort plus. J’ai toujours eu tendance à questionner les cadres dans lesquels j’évolue. Sans esprit rebelle. Juste pour voir ce qu’il y a au-delà. Un goût de la vastitude en quelque sorte. Aller voir, toujours aller voir.

RP : J’aimerais revenir, si vous le voulez bien, sur les deux extrémités de l’arc que vous vous employez à être, à savoir le théâtre et l’aïkido. A ma connaissance, cette double approche de l’art martial (puisque avant l’aïkido il y eut la boxe, le free-fight) et de l’écriture est rare en Europe. Certes, on pourrait alléguer les Feuillets d’Hypnos de Char qui naquirent de la réflexion de la poésie dans l’action, mais il s’agit d’autre chose. En fait, votre pratique paraît davantage ancrée dans une tradition japonaise : le bunburyôdô ou voie de la plume et du sabre, qui remonte à un livre, le Hagakure de Jôchô Yamamoto, par l’entremise de son plus célèbre représentant, Mishima Yukio. Je sais que ce livre est votre livre de chevet. De là à dire, comme ce dernier, qu’il fut « la matrice de (votre) oeuvre littéraire » ?

Yan Allegret : Non. Le Hagakure, je l’ai découvert à travers le film « Ghost Dog » de Jarmusch. Le personnage principal, un noir du Bronx, vit selon les préceptes du Hagakure. Appliquer des règles du XVIIème de l’éthique samouraï au cœur du New York du XXIème siècle. C’est un très beau film.
Ensuite j’ai trouvé le livre intégral et là, ça a accéléré des choses.
Mais il convient de faire attention avec ce livre. On associe souvent la condition du samouraï à quelque chose de noble, d’héroïque, de fantasmatique presque.
Il ne faut pas oublier que la condition première du samouraï est la soumission au Daimyo. Au représentant institutionnel de l’autorité. Cette soumission, poussée à l’extrême, peut côtoyer le sublime. Elle se mêle d’une conception de l’amour entre hommes qui va au-delà de l’amour charnel, une forme d’homosexualité ultime dans laquelle la question de la mort est omniprésente.
Ce que je retiens du Hagakure, c’est d’abord l’abandon de l’ego, ensuite l’acceptation de la mort , la destruction méthodique de la peur, oui, ça c’est intéressant. La peur de la mort est tellement présente de nos jours, on cultive la peur.
Il y a de véritables perles dans le Hagakure. La conduite n’est pas tracée d’un seul trait, il y a beaucoup de nuances. Mon premier choc a été sur cette métaphore de l’orage. Que tous courent pour éviter d’être mouillés sans parvenir pour autant à éviter la pluie. Et qu’une attitude mentale appropriée, déjà préparée à l’arrivée de l’orage, permet d’être fort peu contrarié de l’arrivée de la pluie. C’est très parlant pour moi.
Combien de gens je peux voir qui courent pour éviter la pluie. Combien de fois moi-même ai-je couru pour ces mêmes raisons.

Effectivement, les deux extrémités de l’arc. Et l’arc tire des flèches, de temps en temps. Oui, c’est ça. Je crois que cela me suivra jusqu’au bout. Je le souhaite.
« Cela a tiré », comme maître Awa a dit un jour à Eugène Herrigel. Cela a tiré. C’est exactement la même sensation que j’ai de l’écriture. Quelque chose a écrit. Quelque chose de moi, en moi, a écrit. A transité par moi. Si j’essaie d’aller au plus profond de mes sensations, de ma mémoire, je crois que mon endroit d’appartenance au monde le plus fort, c’est cela.
Rester dans cet état serait, de mon point de vue, l’idéal.

RP : Il me semble noter une évolution chez vous entre vos ‘années de free-fight’ et maintenant : passage d’un affrontement direct avec la mort à une tentative de lui octroyer son dû par une voie harmonieuse ?

Yan Allegret : La question de la mort. Oui.
Une personne proche m’a dit que mon travail c’était l’affrontement avec la peur de la mort, et le fait de lui survivre. J’ai trouvé cela très juste. Effectivement, lorsqu’on a survécu à cette peur qui peut prendre une forme quasi animale, quelque chose s’ouvre. Du moins c’est ce que je crois. Je crois aussi que le cheminement prend beaucoup de temps. Je mentirais en disant que je suis apaisé. Je ne le suis pas. Ainsi que le dit le personnage éponyme dans le texte « Rachel », « et pourtant je ne suis pas calme, je ne le suis pas, je ne le serai jamais ».
Mais finalement, à bien y regarder, ne pas être calme, c’est aussi être en vie.
Je vois bien que mon horizon est encore étroit, serré. J’ai beaucoup de chemin à faire encore.
Mais la voie est harmonieuse. Oui, c’est certain. Maintenant, c’est le chemin pour parvenir jusque-là.

La question du chemin, du cheminement amène à un questionnement sur la mort. Il me semble qu’il y a une grande peur en nous, primale, originelle, telle celle des animaux qui sentent d’instinct l’imminence de leur mort.
Mais d’un autre côté, la mort est active, elle est déjà à l’intérieur de nous. D’un point de vue biologique, cellulaire, la mort est à l’œuvre constamment ainsi que le principe de renaissance.
Je pense qu’on s’est monté des histoires incroyablement dures avec la mort, et qu’il est difficile de s’en départir aujourd’hui.
Se dire qu’il n’est pas difficile de mourir lorsque l’on a bien vécu, apparemment, ça tombe sous le sens, mais dans le concret, c’est moins facile.
Un vieil acteur m’a parlé de la mort un jour, me disant qu’il espérait qu’il serait pleinement conscient, pour vivre cela, l’instant de sa mort. J’ai trouvé cela très beau, venant d’un vieillard dont le corps débordait de fragilité.

L’arrivée d’un mouvement apaisé vis-à-vis de la mort. Il est probable que vous voyiez un mouvement dont je ne vois, de ma place, que les soubresauts, les indices.
Ce qui est sûr, c’est que dans Hana no Michi, la mort et la vie se retrouvent et se mêlent, fusionnent.

J’aime toujours les arts de combat. Les affrontements. J’estime que ce sont des espaces dans lesquels on ne peut mentir. Comme le plateau. De plus, ce sont des espaces concrets, empiriques. Pas de conceptualisation, pas de reproductibilité.
L’instant du KO, effectivement, on frôle la mort, on s’en approche. Mais il n’y a pas mort, sauf accident. C’est cette transposition de la mort qui constitue le centre de mon intérêt. La ritualisation de la pulsion de mort. Les bagarres dans la rue, ça ne m’intéresse pas. La mort réelle, comme dans une corrida, à priori ne m’intéresse pas.
Mais il est vrai que ma recherche, celle qui m’emmène le plus profondément, c’est celle de l’Aïkido parce qu’il ne s’agit plus d’un art martial au sens du Bushido. Parce qu’un des moteurs du Bushido est l’espoir ou le désir d’être plus fort que l’autre.
Dans l’Aïkido, il n’y a plus de combat. De ce point de vue, la mort est prise dans un ensemble. La vie d’un individu s’arrête mais le flux de la vie à naître, d’où nous venons et où nous retournons, se poursuit.
Lorsque j’ai pris conscience de cela, quelque chose s’est apaisé en moi, légèrement. Lorsque ma fille est née aussi. J’ai eu une conscience de la mort pour ainsi dire « amoureuse ». L’amour, dans le sens de céder la place à celui ou celle qu’on aime pour qu’il s’accomplisse. La mort vue dans ce sens est juste et neutre. Elle n’est pas sombre.
Les antagonismes disparaissent.
Autour de la mort, j’ai l’impression qu’on fait beaucoup de bruit pour rien. Voilà, on venait de nulle part, on retourne nulle part. Et le flux de la vie à naître se poursuit. Je perçois un certain ordre là-dedans, une certaine cohérence, une certaine beauté aussi. Mais parfois, l’angoisse me prend et le corps animal se débat à nouveau.
Dans Hana no Michi, je crois que le texte conduit vraiment à une voie harmonieuse. Octroyer son dû à la mort. Lui prendre la main et la laisser marcher à nos côtés. Acceptation. Ça doit être le mot qui convient. Ou réunir ces deux antagonismes qui ne demandaient qu’à se réunir pour vous foutre la paix et vous laisser vivre la vie que vous avez à vivre.
Dans la séquence 2.1, l’homme fait face aux portes de la mort une première fois, elles sont fermées. De cette première rencontre, il conserve une blessure. Il creuse la terre pour chercher la réponse, il creuse un cercle de solitude où, peu à peu, il se sépare de tout, éléments, autres formes de vie, autres hommes. La terre enlevée constitue peu à peu une montagne et l’homme arrive au sommet de sa solitude, sa blessure toujours ouverte. Il s’endort, ou entre en contemplation, ou s’abandonne à sa peine, et là, de la blessure émerge quelque chose, comme une sorte de chant qui va le relier à nouveau. Les portes de la mort s’ouvrent, et l’homme debout, soutenu par une multitude de fils qui le relient à tout être et à toute chose, se met à chanter face à elles.
Un homme debout qui chante face aux portes ouvertes de la mort. Oui, le simple fait que cette image puisse avoir été enfantée dans l’écriture montre bien que je suis sur ce chemin-là.
A mon avis c’est le bon.

P.-S.

Entretien réalisé en novembre 2008.

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